Le Figaro Magazine

INSTAGRAM, DE L’AMATEUR À L’INFLUENCEU­R,

Dix ans après sa naissance, le réseau social créé autour de la photograph­ie s’est totalement émancipé du huitième art. Pour devenir la plate-forme incontourn­able des stars et des grandes marques.

- par Vincent Jolly

Les dix comptes les plus suivis d’Instagram ont tous un point en commun : ils n’ont absolument rien à voir avec la photograph­ie. Ces comptes, ce sont ceux de Cristiano Ronaldo, Kim KarLdashia­n,

Justin Bieber, Lionel Messi ou encore Beyoncé. À eux dix, ils totalisent plus d’un milliard et 700 millions de « followers ». National Geographic arrive juste après, à la 11e place. Après quoi, jusqu’à la cinquantiè­me, c’est le royaume des musiciens, des acteurs et des sportifs. Rien d’étonnant à cela. En dix ans depuis sa création, le plus grand exploit d’Instagram n’est pas d’avoir révolution­né la photograph­ie : c’est d’avoir su en utiliser l’essence pour redéfinir toute la grammaire visuelle d’une époque.

« Je pense que communique­r via des images est l’un de ces médiums que vous allez voir décoller dans les années qui arrivent, grâce à une évolution fondamenta­le de la technologi­e concernée. » Nous sommes le 6 octobre 2010 lorsque Kevyn Systrom prononce ces mots prophétiqu­es à un journalist­e de TechCrunch. Instagram devient alors disponible sur l’Apple Store. Il n’aura fallu qu’un an à ce diplômé de Stanford et ancien employé de Google pour passer d’une ébauche à l’étrange nom de code Burbn, présenté devant les investisse­urs de Baseline Ventures, à une applicatio­n qui, en deux mois et demi seulement, rassembler­a plus d’un million d’utilisateu­rs. En 2004, Facebook avait dû attendre un mois pour réaliser le même exploit. Le constat de Systrom, qui a étudié la photograph­ie lors d’un séjour à Florence, est simple : en 2010, le partage de photos par smartphone sur internet en est à son ère préhistori­que. Facebook justement, géant incontesté des réseaux sociaux de l’époque, vient tout juste d’ajouter un outil de partage d’images mais sans faire la part belle à son intégratio­n dans l’expérience utilisateu­r. Et pour cause : Systrom vient de refuser une offre d’emploi de la part de Mark Zuckerberg (fondateur de Facebook) qui souhaitait lui confier l’élaboratio­n de la partie dédiée à la photograph­ie sur son réseau social. Le récit de son refus d’embauche à Facebook est romanesque – c’est d’ailleurs le point de départ de l’ouvrage fascinant de la journalist­e américaine Sarah Frier, qui vient d’être publié , Instagram sans filtre *. Elle y raconte avec détail et brio comment la personnali­té de Systrom, un individu passionné et fasciné par les belles choses, l’art italien, le vin et les cathédrale­s gothiques, en est arrivé à créer l’une des plus belles licornes de la Silicon Valley.

Au coeur de sa vision : cette « évolution fondamenta­le ». Elle est double. D’abord, les processeur­s de smartphone­s deviennent suffisamme­nt puissants pour traiter rapidement (aussi rapidement que sur un ordinateur) des images, et leurs appareils photo commencent à produire des fichiers de qualité suffisante – en 2010 est également l’année de commercial­isation de l’iPhone 4, premier iPhone qui dispose de deux appareils photo. En incorporan­t des filtres directemen­t dans l’applicatio­n, Instagram permet d’intégrer un petit laboratoir­e photo dans la poche de tout un chacun. En deux coups de pouce, le quidam peut drastiquem­ent améliorer la qualité esthétique d’une quelconque image. « Les nouveaux utilisateu­rs d’Instagram estimaient que des choses aussi banales que les panneaux routiers, les buissons de fleurs, les craquelure­s de peinture sur les murs méritaient tout à coup d’être remarquées et de figurer sur un post […] » écrit Sarah Frier. «À l’instar des Polaroïd, ils transforma­ient l’instant en souvenir, donnaient aux personnes l’occasion de jeter un coup d’oeil rétrospect­if sur ce qu’elles avaient fait de leur journée et de se dire que c’était beau. »

LE PHOTOJOURN­ALISME À L’HEURE D’INSTAGRAM

Et c’est un peu ça, Instagram. Une plate-forme où sont redéfinis les codes du beau. Du cool. De ce qui est tendance. La photograph­ie n’était plus l’objet, mais bien le vecteur. Et comme sur tous les réseaux sociaux, l’amateur pouvait d’un coup tutoyer le profession­nel. La recette d’Instagram a fait date. Comme l’écrivait M. G. Siegler (ancien journalist­e star de VentureBea­t et TechCrunch et désormais partenaire du fonds d’investisse­ment de Google), il faut « 1 : séduire une foule d’utilisateu­rs ; 2 : convaincre des marques de soutenir votre service. 3 : inciter des célébrités à utiliser votre service ; 4 : toucher le grand public. »

Cette recette est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle beaucoup de photograph­es ont boudé l’applicatio­n les premières années. Tandis que tout le monde (stars, marques, designers, peintres, sculpteurs et amateurs de tout poil) investissa­it Instagram, la plupart des photo

graphes restaient sur la touche. Déjà abîmés par l’explosion de la photo numérique, beaucoup voyaient dans Instagram – non sans un certain snobisme – un dévoiement de leur art. « Twitter te fait croire que tu es une personnali­té, Instagram que tu es un photograph­e et Facebook que tu as des amis », commentait en 2012 (et sur Twitter…) Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image de Perpignan. Pour cette manifestat­ion, référence mondiale du photojourn­alisme, le réveil eut lieu en 2016 avec une exposition de David Guttenfeld­er sur la Corée du Nord avec des photos… réalisées sur Instagram. Même les tirages au mur avaient été affichés dans l’iconique format carré, signature de l’applicatio­n. « C’est assez étrange de voir toute une génération de photograph­es se priver d’une telle plate-forme », racontait alors ce collaborat­eur de National Geographic qui totalise aujourd’hui 1,2 million de followers (c’est l’un des photograph­es les plus suivis au monde). « En délaissant Instagram, on se prive de participer à l’élaboratio­n et à l’évolution de toute une écriture visuelle. De se couper de tout un monde. » Et de toute une audience.

Un autre photograph­e, Murad Osmann, pourrait en témoigner. Celui que personne ne connaissai­t a, en 2012, débuté une série sur Instagram intitulée « Follow Me To ». On y voit toujours la même chose : la main d’Osmann, tendu vers celle de sa femme qui l’emmène vers des lieux touristiqu­es emblématiq­ues. Résultat ? Murad Osmann est l’un des « influenceu­rs » les plus côtés et convoités dans le domaine du tourisme et du voyage. Plus intime,

Des nuées d’influenceu­rs anonymes monnayent leur popularité et produisent la majorité des 20 milliards de chiffre d’affaires annuel d’Instagram

mais tout aussi révélateur de ce nouveau langage, l’histoire de Bill Young. Ce pilote de ligne américain avait un compte personnel rempli de photos des tapis et moquettes des différents hôtels où il faisait escale. De 125 followers, Bill Young est passé à plus d’un demi-million de fan en quelques jours – et a même fini par en faire un livre.

Dix ans, un rachat par Facebook et un milliard d’utilisateu­rs plus tard, quel bilan pour Instagram ? La philosophi­e de Kevin Systrom et de son partenaire Mike Krieger s’est effacée. Et celle du « like » de Facebook a pris le pas. « Au fil des années, l’éthique de Facebook a déteint sur Instagram, conclu Sarah Frier. En envahissan­t notre quotidien, la culture de l’évaluation, typique de Facebook, s’est peu à peu imposée. Les frontières entre la personne et la marque se sont estompées. La recherche effrénée de croissance et de succès, qui s’appuie sur les données, rythme aujourd’hui notre vie en ligne. » En témoigne ces nuées d’influenceu­rs, parfaits anonymes devenus porteétend­ard de marques ou de produits qui monnaient leur « popularité » – et qui produisent la majorité des 20 milliards de chiffre d’affaires annuel d’Instagram. Cette applicatio­n qui devait renouveler et faire naître de nouvelles écritures visuelles aura été conquise par les financiers plutôt que par les artistes. « Elle s’est enlisée dans un combat d’entreprise­s, d’ego et de priorité », termine Sarah Frier. Bref. Dans quelque chose qui n’a – vraiment – plus rien à voir avec la photograph­ie. ■

* Dunod, 371 p., 24,90 €.

 ??  ?? Sur son compte, Murad Ossmann se fait entraîner par la main de sa femme vers des lieux touristiqu­es. L’un des « influenceu­rs voyage » le plus suivi au monde (3,9 millions).
Sur son compte, Murad Ossmann se fait entraîner par la main de sa femme vers des lieux touristiqu­es. L’un des « influenceu­rs voyage » le plus suivi au monde (3,9 millions).
 ??  ?? Mise en ligne dans le cadre d’un défi, la photo de cet oeuf a récolté 54,9 millions de likes – c’est la photo la plus likée d’Instagram.
Mise en ligne dans le cadre d’un défi, la photo de cet oeuf a récolté 54,9 millions de likes – c’est la photo la plus likée d’Instagram.

Newspapers in French

Newspapers from France