LA PHOTOGRAPHIE DU MOI,
Auteur d’un roman sur Lee Miller, qui fut une photographe réputée et l’égérie de Man Ray, Marc Lambron est fasciné depuis toujours par l’art de manier l’objectif. Il nous explique pourquoi il s’est mis, lui aussi, à photographier le monde de façon compulsive.
C’est l’une des circonstances où chacun peut agir à l’égal des rois, des illustres, des puissants : la photographie intime, le tableau en pixels d’un cercle de famille, l’instantané d’une idylle, un spectaculaire selfie sur fond de tour Eiffel ou de Grand Canyon. L’inclusion de logiciels photographiques de plus en plus raffinés sur les téléphones portables, la diffusion sur Instagram de millions de clichés compose une toile de récits en images, une légende tentaculaire qui offre à chacun son quart d’heure de célébrité warholienne. Au cours d’une évolution qui couvre trois siècles, des années 1850 à aujourd’hui, c’est un roman de l’ego, une épopée du regard, un mémorial des passages qui aura façonné une autre façon de se considérer, soi-même et son époque. L’impression d’une forme sur une plaque sensible ensuite développée dans un bain chimique, cette technique que l’on nomma photographie aura suivi une sorte d’évolution darwinienne encore en cours. Dès l’origine, elle emprunte un double sentier testimonial et mémoriel. Pour témoigner d’une présence, d’un visage, d’une identité, les clichés des émules de Nadar, puis les daguerréotypes requièrent des heures de pose, à la façon d’un portrait de cour, qui nous permettent de connaître en noir et blanc les faciès de Baudelaire ou de Sitting Bull. La mémoire peut aussi être celle des lieux : des photographes pionniers, tels Marville ou Atget, s’attachent à un repérage des rues de Paris, constituant une précieuse cartographie imagée de la ville vers la fin du XIXe siècle.
LA POÉTIQUE DU GESTE SURPRIS
Les conséquences en sont visibles. Art de la mimesis, la photographie fait concurrence à la représentation picturale, poussant les peintres vers des formes moins figuratives, de l’impressionnisme au cubisme. Les écrivains ne sont pas les derniers à cannibaliser ce nouveau médium. Les autoportraits travestis de Pierre Loti, les troublantes photos érotiques de Pierre Louÿs, trouvent un répondant chez Proust, voyant dans les snapshots une métaphore de la mémoire décalée : « Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est condamnée tant qu’on voit du monde. » Il est vrai que le XXe siècle sera celui de l’em
preinte, des rayons X, de l’endoscopie, des scanners, de la trace argentique ou phonique, qui nous valent ces rouleaux où l’on entend les voix de Tolstoï ou Apollinaire, ces films fragiles où le jeune Sacha Guitry capte l’image animée d’Anatole France, Claude Monet ou Sarah Bernhardt.
La miniaturisation, la démocratisation du matériel photographique par de grandes firmes vont ouvrir le chemin au cliché rapide, à une poétique du geste surpris, au tableau de la vie intime autant qu’au rapt d’images. C’est l’âge Kodak. On peut poser calmement chez les photographes de mariage, certes, mais aussi attacher du prix au moment volé, à la comédie derrière le rideau. À cet égard, Erich Salomon mériterait un hommage particulier. Né en 1886, ce patricien berlinois, titulaire d’un diplôme d’ingénieur, ayant fait ses premières armes dans une agence publicitaire, va exploiter les ressources de l’Ermanox ou du Leica pour s’introduire dans les grandes cérémonies de la vie politique ou mondaine, où il pratique l’instantané surprise tel un pirate des apparences. Loin des portraits posés, « le roi des indiscrets » s’immisce en smoking dans les salons où confèrent Herriot, Briand ou Mussolini, prend au débotté un cliché qui les capte dans leur mouvement, selon une cinétique du naturel qui annonce avec plus de style les futurs harcèlements des paparazzis. Pénétrant ainsi le sanctuaire interdit d’images qu’était la Cour suprême des États-Unis, Erich Salomon loge dans un faux plâtre un appareil miniature et réalise une sorte d’attentat scopique qui est aussi une prouesse démocratique, portant à la connaissance des foules les rites de ces sachems de la loi. Il en tirera un album précurseur, Contemporains célèbres dans un moment d’inattention. Le paradoxe tragique de cette vie dédiée à la révélation du caché étant qu’elle s’achèvera dans le lieu même de l’irreprésentable, le camp d’Auschwitz où Salomon meurt en 1944.
LA LEÇON PRESTIGIEUSE DE LEE MILLER
Il m’a été suggéré, puisque je pratique à ma modeste mesure la photographie avec un Sony de poche, de me prendre ici comme cobaye, tel un sujet témoin des variantes qu’autorise l’imaginaire des focales. Allons-y. En 1993, j’ai publié un roman du réel inspiré par la mannequin et photographe Lee Miller, connue notamment pour avoir été la muse de Man Ray vers 1930, puis l’une des premières femmes photographes de guerre en 1944. C’était probablement un exemple presque unique d’autobiographie photographique totale au XXe siècle. Née en 1907, l’Américaine Lee Miller avait posé dès l’enfance pour son père, un ingénieur pionnier de la photographie d’amateur. Mannequin pour Vogue vers 1928, elle avait stimulé le talent de grands photographes pictorialistes, le baron de Meyer ou Edward Steichen. Égérie de Man Ray à Paris, elle lui inspira nombre de ses plus beaux clichés. Devenue elle-même photographe, elle chronique en première personne les épisodes d’une vie polymorphe, épouse d’un magnat cairote, membre du premier cercle de Picasso, reporter sur le front
européen en 1944, puis témoin des amis qu’elle partageait avec son époux Roland Penrose, lesquels se nommaient Miró, Magritte, Max Ernst ou Paul Éluard.
La leçon prestigieuse de Lee Miller rejoint celle des plus humbles photographes du dimanche, adonnés au tourniquet des anciennes diapositives : il est désormais possible, au fil d’une vie, de constituer une sorte d’archive de soi-même, un long récit fixant le précaire et préservant la mémoire des disparus : un album. Si la photographie a longtemps été tenue pour un art secondaire, de beaux esprits, de Walter Benjamin à Roland Barthes et de Michel Tournier à Régis Debray, en ont tout de même perçu et commenté la force iconologique. J’ai toujours aimé la compagnie des photographes. Je me souviens du vieux Cartier-Bresson lâchant à une dame qui lui affirmait que Gabrielle Chanel n’aimait guère la série de portraits réalisée par lui en 1964 : « Je ne fais jamais de retouches. » Ce qui, s’agissant de photographie, de haute couture et de cosmétique du visage, piquait trois fois. J’ai plusieurs fois fait équipe avec Jean-Marie Périer, devenu avec le temps un mémorialiste des décennies pop et glamour. En 2012,
Lucien Clergue me proposa d’écrire le texte d’accompagnement d’un album où il appliquait la poétique proustienne du temps décalé : des nus réalisés dans un palais vénitien au cours des années 1970 voyaient le jour presque quarante ans plus tard. Je ne me parfume pas avec ces proximités, mais j’ai à chaque fois plaisir à déclarer mon admiration.
FIXER LE PRÉSENT, ANTICIPER LE RÉVOLU
Il en résulte cette silhouette un peu maboule, la mienne, celle d’un type qui se promène toujours avec un mini-appareil dans la poche et le dégaine presque chaque jour de sa vie. Pourquoi ? Si l’on pratique la photographie, surtout avec les souplesses et les remords qu’autorise le numérique, on devient un petit diariste du quotidien, alors même qu’il n’est pas interdit de redoubler ces images par un Journal écrit. C’est une façon duelle de fixer le présent, c’est-à-dire d’anticiper le révolu. Il y a des visages qui font époque. Dans mon archive de témoin, je retrouve des clichés d’Alain Robbe-Grillet, Charles Aznavour, Jean-Claude Brialy, Richard Avedon, François Nourissier, Claude Chabrol, Anna Karina, Jean d’Ormesson, Claude Lanzmann, Karl Lagerfeld, Michel Butor, Christophe, Jean-Loup Dabadie. Le point commun, hélas, est qu’ils ne sont plus là. Ces icônes n’ont pas manqué d’être photographiées par d’illustres professionnels, mais je conserve mes instantanés de petit artisan comme une appropriation mémorielle, le souvenir parfois déchirant de leur présence évanouie.
Et puis l’on peut, si j’ose dire, se faire son cinéma. Dans mon archive de poche, il m’est loisible d’appuyer sur la case politique : Sarkozy, Hollande, Royal, Macron, Juppé, Fillon, Mélenchon, Villepin, captés presque à bout touchant. Le voulez-vous rock ? Clapton, Iggy Pop, Neil Young, Bono, Patti Smith, Bob Dylan. Actrices ? Deneuve, Adjani, Huppert, Birkin. Des cinéastes italo-américains ? Scorsese, Coppola, Cimino, Tarantino. On pourra froncer les sourcils devant ce name-dropping, mais c’est aussi pour moi une façon d’interroger avec maladresse l’énigme des visages sur lesquels une époque fixe sa faveur et cultive ses fascinations. Généralement, je sollicite l’assentiment du sujet, mais il m’est arrivé de dégainer sans préalable en sentant que le personnage était accessible, ce qui déclenche généralement un sourire surpris et amusé. Je sais gré à David Hockney de sa bonne grâce, mais me demande pourquoi Vincent Lindon, naguère aimable, m’a récemment refusé une captation d’image. Évidemment, pas d’Instagram, pas de publication, tout cela entre en stock dans une archive privée dont je ne sais ce qu’elle pourra devenir. L’expérience est en cours, l’heure du Temps perdu n’a pas encore sonné. ■
Si l’on pratique la photographie, surtout avec les souplesses et les remords qu’autorise le numérique,
on devient un petit diariste du quotidien