PENSER LA POLITIQUE
Ouvrage collectif dirigé par Vincent Trémolet de Villers, « Éloge de la politique » (Tallandier) réunit une pléiade d’essayistes, de journalistes et de penseurs contemporains
pour présenter leur vision des oeuvres majeures de la philosophie politique : de « La République » de Platon au « Déclin du courage » de Soljenitsyne. Un ouvrage lu pour « Le Figaro Magazine » par le politologue Jérôme Saint-Marie qui y voit à la fois un objet passionnant et un outil précieux de compréhension du paysage politique actuel.
Tragique parfois, déconcertante souvent, l’actualité politique française est depuis quelques années d’un inhabituel intérêt. Chacun perçoit que nous avons quitté les eaux somme toute apaisées où se jouait l’affrontement entre la gauche et la droite, pour un grand large idéologique traversé de lames de fond déconcertantes. La discussion n’est pas close de savoir si les nouveaux clivages se sont réellement affranchis de l’ancienne summa divisio de la vie politique, et surtout quelle serait la combinaison idéale entre l’héritage des anciens débats et l’apport des discours contemporains. Il est à l’inverse avéré que l’instabilité du supposé « nouveau monde » comme la fragilisation des structures partisanes de « l’ancien monde » ont ouvert une large brèche dans le cadre mental qui enserrait jusqu’alors le débat public. Derrière la nuée des polémiques, la pensée s’est libérée, et l’on s’autorise plus souvent « Éloge de la politique.
Les grandes oeuvres, de Platon à Soljenitsyne », Tallandier, 318 p., 20,90 €. qu’autrefois à puiser dans l’immense patrimoine de la pensée politique occidentale les outils conceptuels nécessaires à la compréhension et, surtout, à l’action. Dans ce contexte propice, Éloge de la politique, ouvrage collectif dirigé par Vincent Trémolet de Villers, apporte un renfort inespéré au réarmement idéologique en cours.
UNE VINGTAINE D’AUTEURS
FONDAMENTAUX
Un bel objet, tel est ce livre. Une vingtaine d’auteurs fondamentaux, certains dont l’ampleur même de la renommée intimide, d’autres souvent cités mais peu connus, et, pour quelques-uns, largement méconnus. Oserais-je ainsi avouer que jusqu’à la lecture de l’attachant portrait qu’en fait Michel De Jaeghere, j’ignorais jusqu’à l’existence du professeur américain Allan Bloom ? De la même manière, si j’avais en mémoire le triptyque des vertus associées aux trois formes de gouvernement par Montesquieu – la vertu, l’honneur, la crainte, pour respectivement le gouvernement républi
cain, monarchique ou despotique –, l’analyse faite par Philippe Raynaud en renouvelle la compréhension et inspire de fructueuses comparaisons. Il y a enfin ces monuments perdus dans la brume des souvenirs scolaires, parfois à peine entrevus au fil d’une bibliographie ou d’une note de bas de page, et dont on s’est tenu à une distance respectueuse avant de s’en éloigner définitivement. Ainsi d’Aristote, dont Paul-François Schira révèle de manière limpide l’ampleur d’une pensée souvent réduite à une référence purement nominative. Les figures que l’on rencontre au fil des chapitres sont des plus diverses. Certaines nous sont proches, comme le passeur d’exception que fut Raymond Aron, « spectateur engagé » de la vie politique du XXe siècle, défenseur inlassable de la liberté de pensée comme de l’intégrité intellectuelle de l’universitaire, et qui déploya son intelligence dans la présentation de l’oeuvre de Clausewitz, de Marx et de Tocqueville. Si toute l’actualité de son Essai sur les libertés est ici démontrée par Nicolas Baverez, Raymond Aron occupe une place à part dans l’ouvrage. D’une certaine manière, il figure le peintre représenté parmi les personnages du tableau, en ceci que l’exercice auquel il s’est livré sa vie durant – révéler l’intérêt présent des penseurs essentiels du passé – est celui auquel se sont pliés les contributeurs de cet
Éloge de la politique.
Un second niveau de lecture nous est en effet proposé. Chapitre après chapitre, oeuvre après oeuvre, nous cheminons sur les épaules de professeurs, de journalistes, d’essayistes contemporains, qui nous désignent les points remarquables du paysage aperçu, constitué par une pensée dont ils nous révèlent les arcanes dans une langue claire et souvent brillante. Il y a des découvertes, nombreuses, mais aussi des surprises : ainsi François Sureau, cédant à sa pente anticonformiste, relativise sur plusieurs points la lucidité supérieure prêtée à Alexis de Tocqueville. La liberté règne dans les pages de ce livre. Mais aussi, à l’instigation des « grands lecteurs » des oeuvres classiques, l’actualité de chacune d’entre elles apparaît, accomplissant la visée pratique de toute théorie politique. Ainsi, lorsque Mathieu Bock-Côté parle de Rousseau, il en vient vite à un aspect de son oeuvre qui résonne fortement avec le grand vertige existentiel qui saisit aujourd’hui la France : quel est le caractère substantiel du lien politique ou, pour le dire autrement sur quelle idée du peuple repose la théorie du contrat social ? Je ne résiste pas ici à le citer. Après avoir indiqué que « Rousseau, chez les modernes, est probablement celui qui a pris le plus au sérieux la question du caractère substantiel du peuple », Mathieu Bock-Côté développe :
« Les valeurs de la République ne sauraient non plus se substituer ou servir à oblitérer le peuple historique particulier, qui se constitue en république. »
UN IMMENSE EFFORT DE SIMPLICITÉ
Sans cesse, tout au long de l’ouvrage, chaque contributeur montre que les grandes questions qui nous agitent trouvent une résonance dans la pensée politique occidentale, et qu’il vaut la peine de se laisser guider à travers celle-ci pour étayer solidement nos modestes réflexions et échapper aux passions stériles partout suscitées. Il est en effet un fil rouge qui relie l’ensemble des oeuvres exposées, malgré la diversité de leur position dans le temps et de la sensibilité de leur auteur. Les chapitres passant, un premier terme s’impose, celui de la raison. Le sens de tout travail théorique se révèle dans sa simplicité : de l’évidente complexité du monde, de la nuée des interprétations et du fourmillement des opinions, il importe d’extraire un savoir clair.
Les chefs-d’oeuvre de la pensée politique procèdent d’un immense effort de simplicité. Il s’agit chaque fois, sur des
Sans cesse, tout au long de l’ouvrage, chaque contributeur
montre que les grandes questions qui nous agitent trouve une résonance dans la pensée
politique occidentale…
bases évidemment bien différentes pour La Cité de Dieu de saint Augustin ou le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx, de proposer un ordonnancement du réel. Cette démarche a des liens évidents avec le raisonnement juridique et c’est pour cela que les ouvrages présentant l’évolution de la pensée politique se trouvent plus souvent sur les rayons de l’histoire du droit que sur ceux de la philosophie. Même lorsqu’un penseur de la politique récuse la rationalité moderne pour justifier l’ordre social, comme le fait Joseph de Maistre, François Huguenin nous montre ici qu’il est contraint à poser rationnellement cette position idéologique. Dès l’abord, lorsque François-Xavier Bellamy nous livre avec clarté et élégance les grandes leçons de La République de Platon, nous comprenons que pour les grands penseurs de la politique il s’agit de montrer ce que serait une société juste.
L’ÉDIFICATION OU LA PRÉSERVATION
D’UNE SOCIÉTÉ JUSTE
Le lecteur s’imprègne au fil des oeuvres abordées du sens de cet adjectif. Il ne désigne pas la justice, au sens par exemple d’une justice sociale désormais synonyme d’égalisation des conditions, mais, selon mon interprétation, la justesse, c’est-à-dire l’adéquation des institutions politiques avec la société qu’elles encadrent. Certains auteurs imaginent un modèle universel et intemporel, d’autres considèrent que cet idéal de société juste correspond à des formes très différentes selon les cultures ou les périodes, voire les modes de production, mais tous, à travers les siècles, convergent vers ce but. Pour que l’homme atteigne l’idéal philosophique qu’est la vie bonne, la pensée politique doit permettre l’édification ou simplement la préservation d’une société juste.
UN LIVRE UTILE FACE AUX TUMULTES
DU MONDE CONTEMPORAIN
Les auteurs qui portent le regard de la raison sur la politique posent ainsi la politique comme la raison ultime de la vie humaine. Certes, plusieurs, tels John Locke ou bien Hannah Arendt, considèrent que leur proposition théorique vise précisément à mettre la vie de l’individu à l’abri de l’État, du moins dans ses potentialités totalitaires, et semblent ainsi approuver la qualification que donnait Simon Leys de la pensée de George Orwell : « l’horreur de la politique ». Comme ce dernier, cependant, ils sont bien obligés de faire le détour par l’oeuvre politique pour contenir les dégâts de la politique sur l’existence humaine. De leur côté, les 20 personnalités intellectuelles qui se sont mises au service de la transmission de ce savoir théorique développent leur propre message, tempérant pour la plupart la rationalité du penseur présenté par l’exigence de liberté de la pensée, d’enracinement de l’édifice politique et d’autolimitation de la volonté humaine.
Pour cela aussi, ce livre est utile, en plus d’être passionnant et d’une écriture plaisante. Il donne envie de lire davantage, d’aller arpenter seul les versants de la théorie politique occidentale. Face aux tumultes du monde contemporain, ces lumières sont précieuses.
Les auteurs qui portent le regard
de la raison sur la politique posent ainsi la politique comme la raison ultime de la vie humaine