EN CINQUANTE ANS, “LIFE” VA POSER LES JALONS DE LA GRANDE PRESSE MAGAZINE ET DONNER À VOIR LE MONDE DANS TOUTE SA SPLENDEUR ET TOUTE SA MISÈRE
LIFE ». Derrière ce simple mot de quatre lettres existait une promesse. La vie. En lettrine blanche sur un fond rouge, le titre du magazine dévoilait tout un monde. Garantissait une ambition. Un souffle. Une audace, aussi. Mais surtout un regard. C’est sans doute tout ça qu’avait en tête Henry Luce, fondateur de Time Magazine, lorsqu’il racheta en octobre 1936 ce journal d’illustration hebdomadaire publié depuis 1883 – une sorte de New Yorker avant l’heure. « LIFE va cesser de fonctionner comme le joyeux critique, le commentateur caustique des ÉtatsUnis et entrera dans le royaume des grandes choses disparues à jamais », pouvait-on lire dans les colonnes de Time Magazine le 19 octobre 1936. « Avec ce rachat, Time ne sauve que ce nom prestigieux (LIFE, NDLR) et l’offre comme cadeau à son nouveau magazine de photos à paraître prochainement. »
Ainsi, le 23 novembre 1936, la première couverture de ce nouveau LIFE paraît. Sur sa une, le magazine américain affiche en pleine page les travaux pharaoniques du barrage de Fort Peck, dans le Montana. Au pied des colonnes de béton, deux silhouettes d’ouvriers donnent l’échelle colossale de l’ouvrage. La photo, moderne et sublime même à l’aune des critères d’aujourd’hui, est signée Margaret Bourke-White, l’une des plus grandes photojournalistes de l’époque qui revient d’un voyage en URSS pour le magazine Fortune. Henry Luce l’a débauchée, et lui confiera moult couvertures de son nouveau magazine. Comme pour le rachat du titre LIFE, Henry Luce avait le nez creux pour dénicher les bons talents. Cette même Margaret Bourke-White lui donnera parmi les plus beaux (et les plus importants) clichés de l’histoire du journal. Les photos de la libération des camps de concentration ? C’est elle – avec sa consoeur Elizabeth « Lee » Miller. La célébrissime image de Gandhi devant le rouet ? Encore elle. La couverture de la guerre de Corée ? Bourke-White au rapport. Le vol d’un DC-4 au-dessus des gratte-ciel de New York City ? La photographe n’avait apparemment pas le vertige.
UNE LECTURE DE LA NATURE HUMAINE
Mais Bourke-White n’était pas seule. À ses côtés, et dans son sillage, d’autres noms : Carl Mydans, Alfred Eisenstaedt, Eugene Smith, Bill Eppridge, Robert Capa – et des Français, aussi, comme Henri CartierBresson ou Henri Huet. Tous ceux qui ont bâti les fondations du photojournalisme sur lesquelles des titres comme Le Figaro Magazine continuent de se tenir. LIFE, c’était l’apparition du photographe comme auteur, comme journaliste à part entière. C’était la
consécration de la grammaire de l’image fixe et de sa conjugaison avec celle des grandes plumes de son époque. LIFE savait qu’une photo, journalistiquement, ne disait jamais tout. Qu’il lui fallait une légende, un contexte, un écrin. Pour exister, pour révéler sa moelle, pour informer. « LIFE fut le pionnier de cette forme de magazine », écrit Philippe Labro dans l’édito de cette vente aux enchères historique. « Sa force, sa puissance de feu ne s’arrêtaient pas aux seuls clichés de ses photographes. C’est ainsi que
Le Vieil Homme et la Mer de Hemingway y fut imprimé avant même qu’il soit publié en livre – ce qui contribua, peut-être, à l’obtention du prix Nobel de littérature.
LIFE était donc un instrument, une machine de pouvoir et d’influence, une lecture de la nature humaine. »
UNE VENTE AUX ENCHÈRES EXCEPTIONNELLE ET HISTORIQUE
LES LETTRES DE NOBLESSE DE LA PHOTOGRAPHIE
La nature humaine dans toute sa beauté, sa bonté mais aussi ses horreurs. Dans la sélection effectuée par Agnès Vergez, ancienne éditrice à l’agence Gamma ensuite passée par Paris Match et à l’origine de cette vente aux enchères, on peut y voir un peu de tout ça. Il y a les jambes galbées de ballerines new-yorkaises devant les vitres de l’école de danse de George Balanchine, par Alfred Eisenstaedt (à qui l’on doit, aussi, l’iconique baiser de Times Square le jour de la reddition du Japon en 1945). Il y a le décollage de la fusée Saturn V lors de la mission Apollo 11 par Ralph Morse. Il y a l’incroyable regard de Caroline Kennedy à son père, le sénateur John F. Kennedy penché sur son berceau, par Ed Clark. Il y a, enfin et surtout, cette image de Larry Burrows au Vietnam. On y voit le soldat Jeremiah Purdie, blessé à la tête, désorienté, titubant et entouré de ses camarades dans l’enfer de boue, de sang et d’acier du Vietnam en 1966. Avec cette image, entre autres clichés exceptionnels, Larry Burrows a donné ses lettres de noblesse à l’exercice complexe de photographier un conflit. À ce que l’on appelle vulgairement aujourd’hui la « photographie de guerre ». Cette proximité avec les soldats, cette liberté d’accès et de déplacement sur la ligne de front, cette écriture esthétisante de la souffrance pour accrocher le lecteur et l’informer de ce qui se passe à l’autre bout du monde ont permis sans aucun doute de sensibiliser une opinion américaine qui précipita la fin d’un conflit dans lequel le pays s’était enlisé – et qui a coûté la vie à trop de fils et de pères, des deux côtés. Cinquante ans plus tard, les photos n’arrêtent plus les guerres. Et les clichés de LIFE de témoigner d’une ère révolue de l’information. « C’est le graal du photojournalisme, assure Agnès Vergez, l’organisatrice de l’événement. En volume comme en qualité, le magazine détient le plus grand fonds de reportages de la planète. » Des fragments d’Histoire. Des fragments de vie, surtout. ■