Le Figaro Magazine

SUR LA ROUTE DU BOURBON

Le Kentucky est devenu une destinatio­n très prisée aux États-Unis. En grande partie grâce au Bourbon Trail, un itinéraire jalonné par les distilleri­es historique­s. Visite guidée.

- Par Margot Guicheteau

Depuis l’autoroute surgissent des gratte-ciel figés dans les années 1980. Le centre Muhammad Ali semble accueillir à bras ouverts les nouveaux arrivants alors que The Slugger factory, l’usine de battes de baseball, et Churchill Downs, l’hippodrome où a lieu le Kentucky Derby, la plus grande course équestre des États-Unis, rappellent un riche passé. Le ton est donné. Voici Louisville, Kentucky. Ces derniers mois, la ville a été projetée sous les feux de la rampe avec le meurtre de Breonna Taylor et vient d’enchaîner cent quarante jours de manifestat­ions et d’émeutes. Mais le calme est revenu et les magasins rouvrent. La ville est belle, chargée d’histoire. Des maisons victorienn­es, des églises gothiques mêlées à d’étonnantes usines en briques rouges et surtout des distilleri­es et des bars à tous les coins de rue. Bienvenue dans la capitale du bourbon.

L’ATOUT DE LA ROCHE CALCAIRE

Au XVIIIe siècle, les colons européens arrivent sur le territoire et décident de ne pas gâcher le surplus de maïs en le transforma­nt en whisky. Les nombreuses voies navigables permettent, quant à elles, de mettre en place des échanges commerciau­x avec les États alentour. Mais si le Kentucky est si propice à la fabricatio­n de ce spiritueux, c’est surtout grâce à la roche calcaire de la région. Sa porosité, son taux d’acidité et sa richesse minérale permettent de filtrer l’eau et de se débarrasse­r du fer, malvenu dans le whisky. Depuis, les distillate­urs n’ont cessé de renforcer cet héritage. Les années 1970 sonnent le glas de l’industrie mais les années 1990 vont la faire renaître. La Kentucky Distillers’ Associatio­n décide de créer le Kentucky Bourbon Trail, un itinéraire du bourbon à l’attention des touristes. L’idée ? Adapter les distilleri­es aux demandes du public et guider les amateurs de whisky sur la bonne route. Le président, Eric Gregory, s’exclame : « On a “bourbonnis­é” la région ! » C’est un réel succès : 2,5 millions de touristes sont venus durant ces cinq dernières années, dépensant chacun entre 400 et 1 200 dollars. La production a augmenté de 360 % depuis le tournant du XXIe siècle. L’industrie de la gnôle a généré 8,6 milliards de dollars en 2019. Le président renchérit et explique les grandes raisons de cette expansion : « Les distillate­urs se sont lancés dans les single barrels et small batchs (des production­s limitées, NDLR), nous avons donc commencé à avoir les whiskys les plus raffinés des États-Unis. D’un autre côté, les barmen se sont rendu compte que le bourbon était parfait pour les cocktails, surtout les grands classiques comme le old fashioned, le manhattan, le sidecar. La mixologie est devenue un vrai show pour le consommate­ur qui, inspiré, tente de refaire les cocktails chez lui. La jeune génération est, quant à elle, très intéressée par l’artisanat. Elle cherche l’authentici­té et veut comprendre la science qu’il y a derrière ce qu’elle achète. » Il suffit d’observer le nombre de milléniaux qui se renseignen­t au Musée Frazier, également centre d’accueil, pour se rendre compte de l’attraction. Là-bas, l’équipe vous aide à imaginer le programme de vos envies. Entre les 37 distilleri­es,

le choix est large. Il y a les « big boys » comme Maker’s Mark, Four Roses ou Jim Bean, les craft distilleri­es comme MB Roland et les intermédia­ires. Comptez entre 3 et 7 jours pour profiter au mieux. « Nous mettons à dispositio­n des chauffeurs privés avec les entreprise­s Pegasus ou Mint Julep Experience­s pour faciliter le séjour. Ils connaissen­t sur le bout des doigts l’histoire des distilleri­es », ajoute Adam Johnson, directeur du Kentucky Bourbon Trail. Si certaines sont encore fermées en raison de la crise sanitaire, les touristes sont au rendez-vous et profitent de celles qui demeurent ouvertes.

Au mois d’octobre, l’ambiance est spéciale sur les routes du Kentucky. Il plane comme un air d’Angleterre. Les feuilles des arbres montrent leurs couleurs automnales, les effluves de bourbon voyagent d’une distilleri­e à l’autre, les grandes cheminées en briques rouges s’imposent et surtout les rickhouses, ces gigantesqu­es maisons où sont entreposés les fûts de chêne, donnent le ton. Les premières que la plaine laisse apparaître sont celles de Heaven Hill. Des taches noires intrigante­s contrasten­t avec la blancheur des murs. Ce n’est pas le bois qui vieillit ni la moisissure de l’extérieur, mais la part des anges, l’alcool qui s’évapore des fûts et vient se déposer sur les parois de la bâtisse. Chez Heaven Hill, malheureus­ement, seule la boutique et la salle de dégustatio­n sont ouvertes au public. L’entreprise est en chantier jusqu’en avril 2021, elle vient d’investir 18 millions de dollars pour rendre son expérience encore plus immersive avec un restaurant, un bar, un film, des leçons de mixologie. « Nous voulons que nos visiteurs puissent déambuler d’une activité à une autre sans se sentir stressés par les horaires des visites guidées. »

DANS UNE BULLE ROMANESQUE

En attendant, il s’agit de plonger dans le monde de Maker’s Mark, situé un peu plus loin sur la route. De grandes structures noires aux volets rouges, datant du XIXe siècle, dans leur jus mais totalement rénovées, amènent le visiteur dans une bulle romanesque. De petits ruisseaux coulent entre les maisons, des collines dessinent le paysage, l’herbe est parfaiteme­nt verte et les allées sont bordées de grands chênes. S’il n’est pas recommandé de faire toutes les visites guidées des distilleri­es – puisque le processus de fabricatio­n est le même pour tout le monde – celle de Maker’s Mark reste une jolie promenade pour commencer à comprendre les bases du précieux nectar. « Tous les bourbons sont des whiskys mais tous les whiskeys ne sont pas des bourbons ! », s’exclame le guide. Et pour cause, il répond à certaines caractéris­tiques très précises : il doit être fait aux ÉtatsUnis, vieillir dans un fût neuf fait en chêne blanc brûlé qui apporte des notes de caramel, de vanille et d’épices. Il doit être composé d’au moins 51 % de maïs, distillé à moins de 80 % d’alcool et doit vieillir à moins de 62,5 % d’alcool. À la fin, ni colorant ni saveur ne peuvent être ajoutés. Au maïs s’ajoutent plusieurs types de graines : le seigle, qui apporte les notes d’épices, l’orge malté, qui aide à la fermentati­on et amène des notes chocolatée­s, le blé, qui donne des arômes de caramel.

Maker’s Mark est l’histoire d’un couple, Bill et Margie Samuels, et d’un marketing bien pensé. Dans les années 1950, le bourbon est souvent amer, et Bill n’en aime pas le goût. Sa famille de distillate­urs détient, depuis cent soixantedi­x ans, une recette qui ne lui plaît pas non plus. « Donnezmoi un bourbon qui ne fera pas siffler mes oreilles », répète-t-il constammen­t. Il faudra attendre que la recette familiale soit finalement vendue à Heaven Hill, en 1953, pour qu’il ait la liberté de créer un alcool plus élégant.

PLUS COMPLEXE QU’UN MISSILE POLARIS

Son idée ? Développer les saveurs à l’avant du palais et non à l’arrière. Avec sa femme Margie, ils commencent à expériment­er. L’histoire raconte que Mme Samuels cuisine différente­s miches de pain que Bill teste les yeux fermés pour imaginer la meilleure recette de bourbon et éviter d’attendre cinq années de maturation. Résultat, ce sera le seigle d’hiver à la couleur rouge qui apportera à Maker’s ses notes douces et sucrées. Margie se lance, quant à elle, dans le marketing et crée l’iconique bouteille dont le goulot est trempé dans la cire rouge. Les équipes le disent : « Elle est la raison pour laquelle vous achetez votre première bouteille, et Bill, la raison pour laquelle vous achetez la seconde. » À chaque dollar que Bill dépense pour créer la distilleri­e, Margie le convainc de lui donner un dollar pour l’image de la marque. Plus tard, c’est Bill Jr. qui devient un élément clé dans le succès de la maison. Après avoir travaillé pour la Nasa, il décide de rejoindre l’entreprise familiale. En 2010, avant de partir à la retraite, l’homme décide de créer un produit unique pour la maison : Maker’s Mark 46. Il s’exclame : « Confection­ner ce bourbon était plus complexe que de travailler sur ce fichu missile Polaris. » La grande différence ? La fabricatio­n des tonneaux. « L’équipe débute avec un nectar déjà porté à maturité puis le place dans un fût où sont ajoutées 10 nouvelles lamelles de chêne brûlées au rayon laser. L’alcool macère dedans pendant neuf semaines supplément­aires dans un entrepôt à 10 °C. » Le résultat est fruité, presque comparable à un cognac avec des notes de chocolat. Vous aurez l’occasion de le goûter lors de la dégustatio­n sur place, là où on vous initiera à la façon de boire du bourbon. « Ouvrez la bouche en

IL PLANE COMME UN AIR D’ANGLETERRE SUR LES ROUTES DU KENTUCKY

même temps que vous sentez les arômes. Prenez ensuite une petite gorgée et mâchez-le. C’est ce qu’on appelle le Kentucky Chew. Sentez cette chaleur qui passe dans votre gorge c’est le Kentucky Hug. »

Une fois bien réchauffé, il est temps de quitter ce lieu pour profiter d’une petite pause sur la terrasse de chez Willett, beaucoup plus intimiste mais toujours chic. On y admire la vallée tout en dégustant des petites assiettes presque gastronomi­ques. Ne passez pas à côté de leur iconique egg sandwich dont tout le monde raffole. Le sandwich est addictif tant il est bien équilibré. Pour l’accompagne­r, dégustez leur entrée de gamme Old Bardstown, seulement disponible dans le Kentucky. Vous ne serez pas déçu. Pour ceux qui préfèrent aller profiter de Bardstown, ce petit village mitoyen qui a survécu grâce à l’économie du bourbon, vous aurez le choix entre l’Old Talbott Tavern, The Rickhouse Restaurant & Lounge, Bottle and Bond Kitchen and Bar. Si les deux derniers sont plus modernes, ils offrent tous des plats au bourbon, que ce soit les travers de porc, le poulet aux noix, le jambon de pays ou le saumon accompagné de sa sauce aux myrtilles.

DANS LA CATHÉDRALE DU BOURBON

De retour à Louisville, ne manquez pas une petite visite chez Michter’s, sur Main Street, au coeur de l’ancien fort Nelson rénové pendant huit ans. Andrea Wilson, la viceprésid­ente, explique : « Notre distilleri­e originaire de

Pennsylvan­ie ferma ses portes en 1989, mais Joseph J. Magliocco décida de continuer son histoire dans le Kentucky. Il nous a fallu plusieurs années avant de pouvoir avoir notre propre distilleri­e, notre ferme et surtout ce bar à cocktails. » Aujourd’hui, Michter’s a décidé de faire seulement des single barrels ou small batchs tout en suivant une recette très précise donnant à chaque bouteille son authentici­té : « Nous versons notre whiskey dans les fûts chauffés à 40 °C, ce qui est très peu et demande beaucoup plus d’efforts. Les lamelles de chêne utilisées pour nos tonneaux sont séchées pendant dix-huit mois à l’air libre afin de se débarrasse­r de l’amertume du bois. Nous grillons notre bois avant de le brûler, ce qui apporte aussi des notes plus rondes », complète Dan McKee, maître distillate­ur. Deuxième journée. Passage obligé par Stitzel-Weller Distillery, renommée « la cathédrale du bourbon ». Dans la banlieue de Louisville siègent les vestiges de la plus réputée des distilleri­es. Si l’intérieur du premier bâtiment où se trouve la boutique est élégant avec un certain charme à l’anglaise, le reste se veut très industriel. Là, une grande cheminée rappelle le passé glorieux du lieu et surtout une étrange légende : John E. Fitzgerald, agent de la trésorerie qui détenait les clés de toutes les rickhouses, aimait s’y immiscer pour trouver le meilleur nectar en pleine maturation. Lorsque les employés trouvaient des fûts à moitié vides de leur substance, ils savaient que le profession­nel était passé par là et l’avait particuliè­rement apprécié. Depuis, les connaisseu­rs s’exclament : « C’est un Fitzgerald ! » en parlant d’une bonne bouteille. Aujourd’hui, c’est la maison en vogue Bulleit, et son Blade and Bow, sous la tutelle de Diageo, qui utilise la distilleri­e. Tous les matins, une bouteille de Blade and Bow, 22 ans de maturité, est mise à la vente pour 800 dollars à la boutique pour être tout de suite vendue. Sa particular­ité ? Son nectar est le fruit d’un mélange des derniers fûts de Stitzel-Weller. Quant à Bulleit, si les équipes se servent de la distilleri­e surtout comme d’un lieu d’expériment­ation, c’est parce qu’ils ont mis toute leur énergie à construire une nouvelle distilleri­e 2.0 à Shelbyvill­e en

UN COMPLEXE INDUSTRIEL ABANDONNÉ, DIGNE D’UN ROMAN D’ARTHUR CONAN DOYLE

misant sur la durabilité. À ce jour, l’entreprise s’est donné plusieurs challenges : travailler avec les fermes alentour pour sélectionn­er les meilleures graines biologique­s, faire pousser un million de chênes et réduire son empreinte carbone. Mais ce qu’elle a réussi de mieux, c’est parler à la jeune génération qui raffole de son iconique bouteille à l’étiquette orange. Les raisons majeures ? Elle a su se faire aimer des jeunes barmen de renom.

Ici, la campagne est différente. Woodford Reserve et Wild Turkey sont encerclées par de grandes prairies et des écuries. Ce n’est plus le bois qui donne le ton mais la pierre. Preuve à l’appui, un étonnant château entouré d’un réservoir d’eau rouillé par le temps et de bâtisses en brique. Une pancarte indique en italique et lettres gothiques « The Old Taylor Distillery Company ». À l’intérieur, un jardin à l’anglaise où des visiteurs sirotent un cocktail devant un joli torrent. Le lieu est presque irréel, surtout pour les États-Unis. Racheté en 2012, cette bâtisse devenue

Castle & Key n’offrira du bourbon qu’en avril 2021. Encore un peu de patience. En attendant, le clou du spectacle attend le visiteur quelques kilomètres plus loin. De magnifique­s ruines se succèdent avant d’ouvrir sur Glenns Creek Distilling. Ce complexe industriel, à moitié abandonné, où la nature a pris le dessus est digne d’un roman d’Arthur Conan Doyle. Toujours en activité, la distilleri­e a décidé de rester indépendan­te et joue là-dessus pour se démarquer. Pour terminer le voyage, il est agréable de passer la soirée à Lexington, découvrir les bourbons de James E. Pepper et dîner chez Middle Fork Kitchen Bar. Choisissez le menu dégustatio­n avec, au choix, cinq plats différents de taille moyenne. Le menu change toutes les semaines et propose toujours des produits de saison. L’heure est venue de siroter un énième cocktail. ■

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Les équipes de Bulleit utilisent la distilleri­e historique de Stilzel-Weller pour réaliser leurs expériment­ations.
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Salle du restaurant Tasting Room de la distilleri­e Michter’s.
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La distilleri­e Maker’s Mark a été créée au XIXe siècle, et a été complèteme­nt restaurée il y a quelques années.

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