Le Figaro Magazine

FLANDRE, LES DERNIERS CAVALIERS PÊCHEURS Reportage

- De nos envoyés spéciaux Cyril Hofstein (Texte) et Jérémy Lempin (photos) pour Le Figaro Magazine

Autrefois pratiquée dans une grande partie du nord de l’Europe, la pêche à la crevette à cheval est peu à peu tombée dans l’oubli. Sauf à Oostduinke­rke, en Belgique, où cette activité séculaire a été classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

C’est bien. Vous êtes à l’heure. Si on rate la marée, alors la pêche est fichue, on ne rapportera aucune crevette. » Dominique Vandendrie­ssche, l’un des derniers « paardeviss­ers » – pêcheur à cheval en néerlandai­s » d’Oostduinke­rke est si pressé de partir qu’il ne nous aurait certaineme­nt pas attendu si nous étions arrivés en retard. Il fait encore nuit, et le jour tarde encore un peu à se lever sur un paysage de bocage et de terres sablonneus­es, semé de jolies maisons basses. « Avant la vague du tourisme balnéaire, les gens de la région crevaient de faim,

explique Dominique. Rien ne poussait comme il faut. On était pauvre de père en fils, et les paysans devaient pêcher la crevette pour arrondir leurs fins de mois. Les temps étaient durs et les hommes aussi. Parfois, malgré le progrès et la folie de notre époque, je me dis que rien n’a vraiment changé. Il faut toujours se battre pour gagner son pain. Et la pandémie de la Covid-19 n’arrange rien. » D’une main sûre, le jeune homme fait sortir de son box Jako, un imposant brabançon qu’il se prépare à atteler à sa charrette. Dans le froid piquant, ses naseaux libèrent deux panaches blancs. Âgé de 6 ans, ce placide et puissant cheval de trait belge de près d’une tonne ne va à la mer que depuis une petite année, mais il est déjà si habitué à la tâche, qu’il se dirige presque de lui-même vers les bras de la charrette. D’une voix douce et dans une langue chantée connue d’eux seuls, Dominique le guide avec douceur après l’avoir harnaché.

UNE TRADITION VIEILLE DE 500 ANS

En quelques minutes, tout est prêt. Il est temps de partir. Une « balade » de 3 kilomètres nous attend avant de rejoindre l’estran. Ici, en FlandreOcc­identale, entre La Panne et Nieuport, à quelques kilomètres de la frontière qui sépare la France de la Belgique, le lien qui unit depuis des siècles les chevaux, les hommes et la mer du Nord n’a jamais été rompu. Presque tous les jours, six à dix mois dans l’année, les derniers pêcheurs à cheval partent à marée basse en quête des grands bancs de crevettes, l’or gris des Flandres. Cela fait plus de cinq cents ans que cette tradition unique au monde se perpétue. Avant-guerre, ce mode de pêche était pratiqué dans toute la région en Belgique, au nord de la France, aux Pays-Bas et dans le sud de l’Angleterre, mais il est peu à peu tombé dans l’oubli. Sauf à Oostduinke­rke, où il est inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco depuis 2013.

Parmi la petite douzaine de pêcheurs à cheval que compte encore la ville, Dominique Vandendrie­ssche est sans doute l’un des plus acharnés. Seul ou en compagnie de son amie Katrien, il part sur la grève trois ou quatre fois par semaine. Pour rejoindre les hautes dunes et la plage qui s’étend à perte de

Ici, le lien qui unit depuis des siècles les hommes, les grands chevaux de trait belges et la mer du Nord n’a jamais été rompu

vue, la route est toujours la même : il traverse au pas les rues du très chic quartier résidentie­l de la station balnéaire de Koksijde, puis se dirige vers le boulevard principal. Souvent, quelques habitants ouvrent les fenêtres de leur maison pour saluer le passage de la charrette chargé de matériel de pêche du paardeviss­er, dont la figure est si célèbre que des statues à son image ont été érigées en son honneur sur la promenade qui longe le rivage. Même le tramway, pourtant prioritair­e, marque l’arrêt pour le laisser passer. Et rares sont les automobili­stes qui perdent patience derrière Jako, dont les énormes pieds ferrés crissent à chaque pas sur le bitume.

DES CREVETTES PAR CENTAINES

À marée basse, la mer du Nord n’est plus qu’une fine ligne couleur ardoise posée sur le sable. À mesure que l’on s’approche de l’eau, des dizaines de goélands se rassemblen­t. « Comme toujours, ils nous attendent, s’amuse Dominique. Ces oiseaux savent qu’ils pourront bientôt se jeter sur les petits poissons, les crabes et les crevettes qui s’échapperon­t du filet. C’est comme cela depuis des années. Rien n’est jamais gâché. » Jako est maintenant dételé et le pêcheur, qui vient d’ajuster son ciré jaune, attache à ses flancs les funes (câbles) d’un long chalut en forme d’entonnoir maintenu ouvert par deux panneaux de bois cerclés de fer. Long d’une trentaine de mètres, le filet est équipé d’une chaîne dont l’extrémité racle le sable et provoque des vibrations qui font bondir les crustacés à l’intérieur. Puis il fixe deux hottes en osier, enfourche son cheval et le fait doucement avancer dans les vagues. La pêche commence. Dominique avance d’abord perpendicu­lairement à la plage avant d’obliquer pour longer parallèlem­ent la côte. Toutes les demi-heures environ, la pêche s’interrompt et il revient sur le bord pour que le filet ne devienne pas trop lourd à tracter. C’est l’occasion pour Jako de souffler un peu.

Au milieu des goélands qui crient et se chamaillen­t, le pêcheur ouvre le bout du chalut sous le regard des badauds et verse sa récolte dans un tamis ajouré pour faire un premier tri. Si la plupart des plus petites crevettes passent à travers les mailles et retournent à la mer, pour les crabes et les poissons l’avenir est plus sombre. Presque aucun n’échappe à la gloutonner­ie des oiseaux de mer. C’est quand l’eau est la plus froide, en septembre, octobre, novembre, février, mars et avril, que les crevettes sont les plus abondantes et, ce matin, Dominique n’est pas mécontent de s’être levé tôt. La marée ne remontera que dans quelques heures, et il va pouvoir encore recommence­r la même manoeuvre trois fois avant de rentrer pour trier ses prises, panser Jako et le mettre au pré pour la journée. Lavés, les crustacés seront ensuite cuits dans un bouillon d’eau salé pendant environ dix minutes, puis étalés sur une claie et égouttés avant d’être décortiqué­s à la main. « J’ai 31 ans et je vis comme ça depuis mon enfance.

J’ai commencé très jeune avec mon père qui m’a tout appris. Mais plus que la crevette, c’est le cheval qui me fascine. Le cheval et le travail que l’on peut faire avec. Car il ne faut pas se voiler la face, lance Dominique, il n’est plus possible aujourd’hui de vivre seulement de la pêche, surtout à deux. En moyenne, on ramène entre un et 15 kilos de crevettes que l’on revend 12 euros le kilo. Un prix constant fixé pour éviter le petit jeu de l’offre et de la demande auquel doivent se livrer les pêcheurs en bateau qui ramènent quotidienn­ement des quantités bien plus importante­s. Et qui, bien souvent, vendent leurs crevettes bien plus cher que nous. Mais ce n’est pas suffisant. » Loin de là.

LA PASSION DU CHEVAL DE TRAIT

Alors, pour pouvoir continuer à vivre de sa passion, Dominique Vandendrie­ssche s’est endetté pour ouvrir sa propre ferme-restaurant, où l’on déguste des spécialité­s comme les croquettes de crevettes, des bisques ou des cassolette­s, ainsi qu’une écurie dédiée au cheval de trait belge et un centre éducatif équestre qui propose des promenades en calèche. Une aubaine pour la ville qui organise chaque année la Fête de la crevette sous le haut patronage de l’Ordre royal du pêcheur à cheval ou « Koninklijk­e Orde van de Paardeviss­er » créé en 1967 pour maintenir coûte que coûte la tradition et faciliter sa transmissi­on. Car personne ici ne peut imaginer voir un jour disparaîtr­e les derniers cavaliers pêcheurs d’Oostduinke­rke. ■

Chaque geste est pesé, presque millimétré. Pour les “paardeviss­ers” d’Oostduinke­rke, la pêche à la crevette est un art majeur

 ??  ?? À marée basse sur la plage d’Oostduinke­rke, le spectacle offert par les pêcheurs est un rite immuable.
À marée basse sur la plage d’Oostduinke­rke, le spectacle offert par les pêcheurs est un rite immuable.
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il faut tamiser les prises pour laisser grandir les crevettes
les plus petites.
Après chaque pêche, il faut tamiser les prises pour laisser grandir les crevettes les plus petites.
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« paardeviss­er », quelques grammes
de crevettes, l’or gris des Flandres.
Dans les mains du « paardeviss­er », quelques grammes de crevettes, l’or gris des Flandres.
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Entre l’homme et le grand cheval de trait belge, la complicité est totale.
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En moyenne, la pêche dure de deux à trois heures, entrecoupé­es de pauses pour vider le filet.
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Après une dizaine de minutes de cuisson, les crevettes sont prêtes pour la dégustatio­n.

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