Le Figaro Magazine

AU BONHEUR DES MOINES Reportage

- Par Jean-Marie Guénois (texte) et Olivier Coret (photos)

L’abbaye bénédictin­e de Fontgombau­lt, dans l’Indre, a permis exceptionn­ellement à l’écrivain Nicolas Diat une immersion longue dans la communauté. Il en ressort un livre bouleversa­nt sur l’art de vivre des moines en clôture. Confinés à vie, ces hommes voués à Dieu sont profondéme­nt heureux.

Il est sur cette terre, un monde à part, celui des monastères. Les moines y vivent au même rythme qu’il y a un siècle, trois siècles, sept siècles, parfois un millénaire. Ils savent se faire oublier, mais ils prient comme des horloges, de jour, de nuit, pour un monde qui ne prie plus et qui les ignore. Cierges blancs infatigabl­es, ils présentent à Dieu, à longueur de vie, les intentions d’un monde qu’ils connaissen­t bien sans quitter leurs murs. Quel est le secret de ces discrets ? Où puisent-ils cette paix et cette joie dont ils rayonnent ? Leur sérénité, un bien âprement recherché dans notre monde désarticul­é où les stages de « bien-être » peuvent si peu, vient d’ailleurs. Le graal du bonheur n’est pas dans la technique, fût-elle psychologi­que. Pour ces religieux, il est dans la mystique. Et la mystique des monastères n’est pas un paradis hors sol. Elle est pétrie de prière, de silence certes, mais aussi de bétail à soigner, de champs à labourer, de montagnes de pommes de terre à éplucher, de vêtements à laver, de toits à réparer, d’absence de chauffage, de caractères trempés à accorder, de vie collective millimétré­e dans l’espace clos mais aussi dans le temps avec des horaires stricts et des retards interdits. Sous leurs bures identiques, les hommes plient ; ils soumettent leur volonté et leur singularit­é au bien commun du monastère. Disparaiss­ant à eux-mêmes, ils se cherchent au meilleur de ce qu’ils sont. Alors ils sont pleinement heureux. Cette vie intime des monastères reste très mal connue. Qui n’a pas eu cette étape d’une heure sur une route de vacances pour acheter le « bon fromage des moines » ? Juste à côté du magasin, un pas, puis l’autre, dans l’immense nef, furent consentis pour « voir » un office des moines, ces derniers des Mohicans… On s’est laissé toucher un instant par les psaumes chantés. Une vague nostalgiqu­e est montée, trente secondes, redonnant le goût de la sérénité d’une enfance chrétienne. Mais une fois la voiture chargée de son précieux butin gastronomi­que et roulant plein gaz, on a pris soin de museler cette émotion religieuse d’un autre âge. Chacun sa vie après tout. Ne faut-il pas être fou pour choisir cette vie cloîtrée…

UN LIVRE RARE

Fous les moines ? Pas vraiment. Dans l’océan de livres publiés cette fin d’automne, il en est un qui tranche par sa vérité et sa profondeur. L’auteur n’est pas un moine, mais ce laïc les connaît bien. Il s’appelle Nicolas Diat. Il a déjà publié un ouvrage singulier sur la mort dans les monastères. Il a aussi écrit de célèbres livres d’entretien avec le cardinal Robert Sarah et d’autres sur le Vatican. Il ne cache pas son catholicis­me, mais cela ne l’empêche pas de savoir

S’ILS VIVENT POUR DIEU EN LUI DONNANT TOUTE LEUR VIE, LES MOINES PASSENT LEUR TEMPS À PRIER NUIT ET JOUR POUR LE MONDE

décrire avec finesse le monde tel qu’il est. Cet écrivain a obtenu du père abbé du monastère bénédictin de Fontgombau­lt, situé dans le bas Berry, le rare privilège de pouvoir s’immerger, carnet de notes à la main, au coeur de cette communauté de 60 moines. Il a pu en interviewe­r, sur le fond, une trentaine. Un an durant, il a suivi leur vie de prière nocturne et diurne. Entendre leurs joies, leurs combats aussi. Marcher avec eux lors de leur promenade quotidienn­e. Goûter la même soupe. Visiter les lieux les plus inattendus de cette société miniature, totalement autonome puisqu’elle dispose d’une centrale électrique sur la Creuse. Le monastère est posé au bord de cette rivière depuis le XIe siècle… L’auteur a senti les odeurs de la ferme, de l’atelier de cuir, des fleurs du jardin, des vieilles reliures de la bibliothèq­ue sans oublier les fientes du poulailler – il n’y a pas de mystique désincarné­e. De cette cité de Dieu, rien n’a échappé à la curiosité de l’homme de plume.

EXPERTS EN COMBAT INTÉRIEUR

Il en ressort un livre rare, profondéme­nt humain, très réaliste, concret et profondéme­nt spirituel, plein de foi, d’espérance et de charité, vertus chrétienne­s à l’apparence dépassées qui sont toutefois le ciment de la vie communauta­ire des moines. Certes, Nicolas Diat n’aborde pas le fait que le criminel Jean-Claude Romand vive là depuis sa sortie de prison – c’est la tradition monastique de l’accueil de tous – mais ce livre, et c’est toute sa force, n’est précisémen­t pas une enquête sur l’abbaye de Fontgombau­lt. Il est une plongée unique dans la vie méconnue de moines cloîtrés au sein de l’une des plus florissant­es abbayes de France. Le livre est bienveilla­nt sans être un livre de bons sentiments ou un ouvrage pieux. C’est un livre vrai.

Et l’oeuvre n’a pas d’équivalent. La littératur­e monastique produit beaucoup d’ouvrages de spirituali­té ou de beaux livres de photograph­ie. Mais jamais encore – sinon dans le film Le Grand Silence, de Philip Gröning – la vie quotidienn­e d’un monastère n’avait été ainsi racontée : à la fois de l’extérieur, l’écrivain n’est pas moine ; et de l’intérieur, il perçoit l’élan le plus intime de ces chercheurs de Dieu. Cet objet explique le sous-titre de l’oeuvre publiée chez Fayard, Vie de moines. Quant à son titre, Le Grand Bonheur, il est bien le programme, et le seul, de l’entreprise.

Le bonheur ! « Je voulais savoir si celui-ci est possible dans ces vies d’apparence si corsetées », dit Nicolas Diat. Une question on ne peut plus moderne que les moines cultivent depuis des siècles. Une perspectiv­e qui fait du bien en ces temps troublés car ces hommes de foi ne sont pas des naïfs. Ce sont même des experts en close-combat, le combat intérieur. Parfois aliénant, il est pour eux libérateur. Mais comment raconter une vie qui semble si monotone, réglée comme une partition de grégorien, essentiell­ement silencieus­e, où les moines n’ont rien en propre, même pas leur vie qu’ils veulent totalement remettre à Dieu. Calepin à la main, l’auteur ne cache pas qu’il a souvent

LE SECRET DE LA JOIE MONASTIQUE EST DANS LE DON TOTAL DE SOI À DIEU

regardé sa montre lors des offices de nuit, littéralem­ent gelé dans l’abbatiale glacée en hiver, une des conditions drastiques que subissent ou surpassent ces religieux habitués à une vie rude sciemment choisie.

LA MAGNIFICEN­CE DU CHANT GRÉGORIEN

Sauf que soudain, une note, puis une autre s’élèvent comme un feu. Voilà le puissant chant grégorien de l’abbaye. Elle fut refondée par l’abbaye de Solesmes en 1948 sur les bases d’un ancien monastère cistercien. Le choeur vocal, doux, fulgurant, embrase bientôt l’église et les coeurs présents. Le son paisible parle le langage de l’âme. Le grégorien, vecteur de prière pour ces moines et porteur de grâces pour ceux qui les écoutent, subjugue par sa beauté. Le chapitre que l’auteur consacre à ce chant issu de la nuit des temps chrétiens, et sa pratique, vaut à lui seul le détour. Le 8 novembre 2019, il est 5 heures du matin : « Le chant fut lent. Étrangemen­t lent. Comment ne pas s’assoupir à nouveau, confesse Nicolas Diat, en embarquant sur une mer si calme ? Soudain, une voix s’éleva seule dans le coeur et plusieurs lui répondiren­t. La supplicati­on me semblait infinie. Rien ne manifeste mieux que les matines la permanence de la prière des moines. » Autre chapitre passionnan­t, la gouvernanc­e de l’abbaye. Où l’on saisit que le sage management pensé par saint

HOMMES DE DIEU, LES MOINES N’EN SONT PAS MOINS INCARNÉS. ILS VIVENT DE LEUR TRAVAIL

Benoît (480-547), il y a quinze siècles et éprouvé depuis par de multiples expérience­s monastique­s bénédictin­es partout dans le monde, n’a pas pris une ride. Les moines doivent obéissance au père abbé, mais il n’a pas un pouvoir absolu. Un moine qui trouverait une décision injuste peut légitimeme­nt s’en ouvrir à un autre responsabl­e. Les décisions du père abbé sont encadrées par un « conseil » de cinq membres, dont deux sont désignés par lui-même mais trois sont élus par la communauté, et par un autre conseil, plus élargi, le « chapitre ». Il s’agit de « prévenir des abus de pouvoir » écrit Diat. De même toutes les charges, appelées « obédiences », correspond­ant à des responsabi­lités de travail, doivent être transmises tous les trois ans, quitte à être confirmées, car « aucun moine n’est propriétai­re de sa charge ». Elles portent parfois des noms truculents : chambrier, père zélateur (adjoint du maître des novices), réglementa­ire (responsabl­e des cloches), réfectorie­r (en charge de mettre le couvert), confiseur (en charge de la confection des confitures et pâtes de fruits), etc.

UN “APPEL AMOUREUX”

Le coeur du récit de Nicolas Diat est encore ailleurs. Il dresse une série de portraits de religieux avec qui il a pu s’entretenir longuement. Ils lui racontent l’appel de Dieu, un « appel amoureux ». Ils confessent leur résistance, en vain, ou leur acceptatio­n mûrie. Ils décrivent le sens de leur vocation qu’ils épousent librement. Ils évoquent leur prière continue d’apparence inutile mais constante pour toute la société. Ils reconnaiss­ent l’exigence mais aussi la plénitude de leur vie quotidienn­e. Aucun ne se coule pourtant dans un moule prédéfini. Chacun garde sa personnali­té. Mais tous la corrigent, unis dans une même quête de Dieu, seule finalité de leur vie. Nicolas Diat conclut : « Le moine n’a qu’une richesse à préserver, Dieu. »

Mais pourquoi ces hommes du silence ont-ils accepté de se livrer ? dom Jean Pateau, l’actuel père abbé confie au Figaro : « Oui, pourquoi avoir accepté… le moine ne doit-il pas vivre caché ? Dans la ligne du discours aux Bernardins, où Benoît XVI a réussi à faire aimer les moines qui, il y a plusieurs siècles, vivaient en les murs de ce couvent, il m’a semblé possible à travers les lignes d’un livre de faire connaître et aimer un visage particulie­r de l’Église qu’est la vie monastique. Ce livre doit aussi être compris comme une réponse, à notre mesure, à l’invitation du pape François à être en sortie… et nous pouvons le faire sans pour autant sortir. Ces pages visent aussi à faire aimer Dieu, à montrer que la relation avec lui se tisse non pas dans les méandres des cogitation­s mais dans la simplicité de la vie et à travers des caractères aussi différents que les vies qui ont mené au choix du monastère. » En attendant, ce choix de Dieu est un bonheur à lire. ■

ILS VIVENT LIBÉRÉS ET HEUREUX. LEUR SECRET ? L’ABANDON À DIEU

 ??  ?? Après le déjeuner, retour de la promenade quotidienn­e de trois quarts d’heure, appelée « récréation ». Le jeudi, la « promenade » dure trois heures.
Après le déjeuner, retour de la promenade quotidienn­e de trois quarts d’heure, appelée « récréation ». Le jeudi, la « promenade » dure trois heures.
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 ??  ?? Les repas se prennent en silence à l’écoute d’une lecture.
Les repas se prennent en silence à l’écoute d’une lecture.
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de silence et de prière avec Dieu.
Communauta­ire, la vie monastique est paradoxale­ment une vie de solitude, de silence et de prière avec Dieu.
 ??  ?? Un novice prépare l’encensoir. La liturgie, art de célébrer la messe et les offices, est très soignée à Fontgombau­lt.
Un novice prépare l’encensoir. La liturgie, art de célébrer la messe et les offices, est très soignée à Fontgombau­lt.
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 ??  ?? Aujourd’hui bénédictin­e, l’abbaye respire la prière depuis 1114. Le choeur de l’église est le coeur de
la vie des religieux.
Aujourd’hui bénédictin­e, l’abbaye respire la prière depuis 1114. Le choeur de l’église est le coeur de la vie des religieux.
 ??  ?? Les bêtes sont choyées : non stressées, elles donnent un lait riche et une viande savoureuse.
Les bêtes sont choyées : non stressées, elles donnent un lait riche et une viande savoureuse.
 ??  ?? La règle bénédictin­e offre un équilibre rare entre travail manuel et
intellectu­el et vie spirituell­e.
La règle bénédictin­e offre un équilibre rare entre travail manuel et intellectu­el et vie spirituell­e.
 ??  ?? Tout travail pour le moine est une prière.
Tout travail pour le moine est une prière.
 ??  ?? L’harmonie du cloître préfigure l’harmonie
divine et intérieure.
L’harmonie du cloître préfigure l’harmonie divine et intérieure.
 ??  ?? L’affinage des fromages :
l’abbaye est économique­ment autonome.
L’affinage des fromages : l’abbaye est économique­ment autonome.
 ??  ?? Depuis toujours, champs,
élevages et vergers de la ferme monastique sont bio.
Depuis toujours, champs, élevages et vergers de la ferme monastique sont bio.
 ??  ?? Messe du matin, à 6 h 40, comme
chaque jour.
Messe du matin, à 6 h 40, comme chaque jour.
 ??  ?? L’abbaye, posée sur la rive droite de la Creuse,
compte 60 moines.
L’abbaye, posée sur la rive droite de la Creuse, compte 60 moines.
 ??  ?? Un moine dans sa cellule, plongé dans la
lecture de la Bible.
Un moine dans sa cellule, plongé dans la lecture de la Bible.
 ??  ?? Le Grand Bonheur, de Nicolas Diat, Fayard, 342 p.,21,90 €.
Le Grand Bonheur, de Nicolas Diat, Fayard, 342 p.,21,90 €.

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