AU BONHEUR DES MOINES Reportage
L’abbaye bénédictine de Fontgombault, dans l’Indre, a permis exceptionnellement à l’écrivain Nicolas Diat une immersion longue dans la communauté. Il en ressort un livre bouleversant sur l’art de vivre des moines en clôture. Confinés à vie, ces hommes voués à Dieu sont profondément heureux.
Il est sur cette terre, un monde à part, celui des monastères. Les moines y vivent au même rythme qu’il y a un siècle, trois siècles, sept siècles, parfois un millénaire. Ils savent se faire oublier, mais ils prient comme des horloges, de jour, de nuit, pour un monde qui ne prie plus et qui les ignore. Cierges blancs infatigables, ils présentent à Dieu, à longueur de vie, les intentions d’un monde qu’ils connaissent bien sans quitter leurs murs. Quel est le secret de ces discrets ? Où puisent-ils cette paix et cette joie dont ils rayonnent ? Leur sérénité, un bien âprement recherché dans notre monde désarticulé où les stages de « bien-être » peuvent si peu, vient d’ailleurs. Le graal du bonheur n’est pas dans la technique, fût-elle psychologique. Pour ces religieux, il est dans la mystique. Et la mystique des monastères n’est pas un paradis hors sol. Elle est pétrie de prière, de silence certes, mais aussi de bétail à soigner, de champs à labourer, de montagnes de pommes de terre à éplucher, de vêtements à laver, de toits à réparer, d’absence de chauffage, de caractères trempés à accorder, de vie collective millimétrée dans l’espace clos mais aussi dans le temps avec des horaires stricts et des retards interdits. Sous leurs bures identiques, les hommes plient ; ils soumettent leur volonté et leur singularité au bien commun du monastère. Disparaissant à eux-mêmes, ils se cherchent au meilleur de ce qu’ils sont. Alors ils sont pleinement heureux. Cette vie intime des monastères reste très mal connue. Qui n’a pas eu cette étape d’une heure sur une route de vacances pour acheter le « bon fromage des moines » ? Juste à côté du magasin, un pas, puis l’autre, dans l’immense nef, furent consentis pour « voir » un office des moines, ces derniers des Mohicans… On s’est laissé toucher un instant par les psaumes chantés. Une vague nostalgique est montée, trente secondes, redonnant le goût de la sérénité d’une enfance chrétienne. Mais une fois la voiture chargée de son précieux butin gastronomique et roulant plein gaz, on a pris soin de museler cette émotion religieuse d’un autre âge. Chacun sa vie après tout. Ne faut-il pas être fou pour choisir cette vie cloîtrée…
UN LIVRE RARE
Fous les moines ? Pas vraiment. Dans l’océan de livres publiés cette fin d’automne, il en est un qui tranche par sa vérité et sa profondeur. L’auteur n’est pas un moine, mais ce laïc les connaît bien. Il s’appelle Nicolas Diat. Il a déjà publié un ouvrage singulier sur la mort dans les monastères. Il a aussi écrit de célèbres livres d’entretien avec le cardinal Robert Sarah et d’autres sur le Vatican. Il ne cache pas son catholicisme, mais cela ne l’empêche pas de savoir
S’ILS VIVENT POUR DIEU EN LUI DONNANT TOUTE LEUR VIE, LES MOINES PASSENT LEUR TEMPS À PRIER NUIT ET JOUR POUR LE MONDE
décrire avec finesse le monde tel qu’il est. Cet écrivain a obtenu du père abbé du monastère bénédictin de Fontgombault, situé dans le bas Berry, le rare privilège de pouvoir s’immerger, carnet de notes à la main, au coeur de cette communauté de 60 moines. Il a pu en interviewer, sur le fond, une trentaine. Un an durant, il a suivi leur vie de prière nocturne et diurne. Entendre leurs joies, leurs combats aussi. Marcher avec eux lors de leur promenade quotidienne. Goûter la même soupe. Visiter les lieux les plus inattendus de cette société miniature, totalement autonome puisqu’elle dispose d’une centrale électrique sur la Creuse. Le monastère est posé au bord de cette rivière depuis le XIe siècle… L’auteur a senti les odeurs de la ferme, de l’atelier de cuir, des fleurs du jardin, des vieilles reliures de la bibliothèque sans oublier les fientes du poulailler – il n’y a pas de mystique désincarnée. De cette cité de Dieu, rien n’a échappé à la curiosité de l’homme de plume.
EXPERTS EN COMBAT INTÉRIEUR
Il en ressort un livre rare, profondément humain, très réaliste, concret et profondément spirituel, plein de foi, d’espérance et de charité, vertus chrétiennes à l’apparence dépassées qui sont toutefois le ciment de la vie communautaire des moines. Certes, Nicolas Diat n’aborde pas le fait que le criminel Jean-Claude Romand vive là depuis sa sortie de prison – c’est la tradition monastique de l’accueil de tous – mais ce livre, et c’est toute sa force, n’est précisément pas une enquête sur l’abbaye de Fontgombault. Il est une plongée unique dans la vie méconnue de moines cloîtrés au sein de l’une des plus florissantes abbayes de France. Le livre est bienveillant sans être un livre de bons sentiments ou un ouvrage pieux. C’est un livre vrai.
Et l’oeuvre n’a pas d’équivalent. La littérature monastique produit beaucoup d’ouvrages de spiritualité ou de beaux livres de photographie. Mais jamais encore – sinon dans le film Le Grand Silence, de Philip Gröning – la vie quotidienne d’un monastère n’avait été ainsi racontée : à la fois de l’extérieur, l’écrivain n’est pas moine ; et de l’intérieur, il perçoit l’élan le plus intime de ces chercheurs de Dieu. Cet objet explique le sous-titre de l’oeuvre publiée chez Fayard, Vie de moines. Quant à son titre, Le Grand Bonheur, il est bien le programme, et le seul, de l’entreprise.
Le bonheur ! « Je voulais savoir si celui-ci est possible dans ces vies d’apparence si corsetées », dit Nicolas Diat. Une question on ne peut plus moderne que les moines cultivent depuis des siècles. Une perspective qui fait du bien en ces temps troublés car ces hommes de foi ne sont pas des naïfs. Ce sont même des experts en close-combat, le combat intérieur. Parfois aliénant, il est pour eux libérateur. Mais comment raconter une vie qui semble si monotone, réglée comme une partition de grégorien, essentiellement silencieuse, où les moines n’ont rien en propre, même pas leur vie qu’ils veulent totalement remettre à Dieu. Calepin à la main, l’auteur ne cache pas qu’il a souvent
LE SECRET DE LA JOIE MONASTIQUE EST DANS LE DON TOTAL DE SOI À DIEU
regardé sa montre lors des offices de nuit, littéralement gelé dans l’abbatiale glacée en hiver, une des conditions drastiques que subissent ou surpassent ces religieux habitués à une vie rude sciemment choisie.
LA MAGNIFICENCE DU CHANT GRÉGORIEN
Sauf que soudain, une note, puis une autre s’élèvent comme un feu. Voilà le puissant chant grégorien de l’abbaye. Elle fut refondée par l’abbaye de Solesmes en 1948 sur les bases d’un ancien monastère cistercien. Le choeur vocal, doux, fulgurant, embrase bientôt l’église et les coeurs présents. Le son paisible parle le langage de l’âme. Le grégorien, vecteur de prière pour ces moines et porteur de grâces pour ceux qui les écoutent, subjugue par sa beauté. Le chapitre que l’auteur consacre à ce chant issu de la nuit des temps chrétiens, et sa pratique, vaut à lui seul le détour. Le 8 novembre 2019, il est 5 heures du matin : « Le chant fut lent. Étrangement lent. Comment ne pas s’assoupir à nouveau, confesse Nicolas Diat, en embarquant sur une mer si calme ? Soudain, une voix s’éleva seule dans le coeur et plusieurs lui répondirent. La supplication me semblait infinie. Rien ne manifeste mieux que les matines la permanence de la prière des moines. » Autre chapitre passionnant, la gouvernance de l’abbaye. Où l’on saisit que le sage management pensé par saint
HOMMES DE DIEU, LES MOINES N’EN SONT PAS MOINS INCARNÉS. ILS VIVENT DE LEUR TRAVAIL
Benoît (480-547), il y a quinze siècles et éprouvé depuis par de multiples expériences monastiques bénédictines partout dans le monde, n’a pas pris une ride. Les moines doivent obéissance au père abbé, mais il n’a pas un pouvoir absolu. Un moine qui trouverait une décision injuste peut légitimement s’en ouvrir à un autre responsable. Les décisions du père abbé sont encadrées par un « conseil » de cinq membres, dont deux sont désignés par lui-même mais trois sont élus par la communauté, et par un autre conseil, plus élargi, le « chapitre ». Il s’agit de « prévenir des abus de pouvoir » écrit Diat. De même toutes les charges, appelées « obédiences », correspondant à des responsabilités de travail, doivent être transmises tous les trois ans, quitte à être confirmées, car « aucun moine n’est propriétaire de sa charge ». Elles portent parfois des noms truculents : chambrier, père zélateur (adjoint du maître des novices), réglementaire (responsable des cloches), réfectorier (en charge de mettre le couvert), confiseur (en charge de la confection des confitures et pâtes de fruits), etc.
UN “APPEL AMOUREUX”
Le coeur du récit de Nicolas Diat est encore ailleurs. Il dresse une série de portraits de religieux avec qui il a pu s’entretenir longuement. Ils lui racontent l’appel de Dieu, un « appel amoureux ». Ils confessent leur résistance, en vain, ou leur acceptation mûrie. Ils décrivent le sens de leur vocation qu’ils épousent librement. Ils évoquent leur prière continue d’apparence inutile mais constante pour toute la société. Ils reconnaissent l’exigence mais aussi la plénitude de leur vie quotidienne. Aucun ne se coule pourtant dans un moule prédéfini. Chacun garde sa personnalité. Mais tous la corrigent, unis dans une même quête de Dieu, seule finalité de leur vie. Nicolas Diat conclut : « Le moine n’a qu’une richesse à préserver, Dieu. »
Mais pourquoi ces hommes du silence ont-ils accepté de se livrer ? dom Jean Pateau, l’actuel père abbé confie au Figaro : « Oui, pourquoi avoir accepté… le moine ne doit-il pas vivre caché ? Dans la ligne du discours aux Bernardins, où Benoît XVI a réussi à faire aimer les moines qui, il y a plusieurs siècles, vivaient en les murs de ce couvent, il m’a semblé possible à travers les lignes d’un livre de faire connaître et aimer un visage particulier de l’Église qu’est la vie monastique. Ce livre doit aussi être compris comme une réponse, à notre mesure, à l’invitation du pape François à être en sortie… et nous pouvons le faire sans pour autant sortir. Ces pages visent aussi à faire aimer Dieu, à montrer que la relation avec lui se tisse non pas dans les méandres des cogitations mais dans la simplicité de la vie et à travers des caractères aussi différents que les vies qui ont mené au choix du monastère. » En attendant, ce choix de Dieu est un bonheur à lire. ■
ILS VIVENT LIBÉRÉS ET HEUREUX. LEUR SECRET ? L’ABANDON À DIEU