Le Figaro Magazine

SELMER, LA ROLLS DU SAXOPHONE Culture

- Par Bruno Guermonpre­z (texte) et Sandrine Roudeix pour Le Figaro Magazine (photos)

Conçu pour la musique classique mais capturé par le jazz et utilisé par des dizaines de virtuoses, le saxophone a un facteur de prestige depuis cent ans : la marque Selmer, qui nous a ouvert exceptionn­ellement les portes de son usine de fabricatio­n, près de Paris.

Fondée en 1885 par Henri Selmer et d’abord tout entière dévouée à la clarinette, c’est une marque française qui a offert au monde le saxophone le plus recherché des virtuoses. Comme Steinway pour le piano, avec le même souci d’efficacité et de perfection. Rarement un facteur aura d’ailleurs confondu à ce point son histoire avec celle d’un instrument. Un instrument associé pour l’éternité au jazz, mais qui aura, dès ses origines, entretenu une relation paradoxale avec la musique classique. Et ce jusqu’à un regain récent de vitalité, portée par des musiciens contempora­ins aux idées bien claires sur les qualités d’un tube de laiton façonné et assemblé avec un souci propre à l’artisanat du luxe.

MANTES-LA-VILLE : BERCEAU DE SELMER

Tel Michel Taupin (Christian Clavier) dans Papy fait de la résistance, le film de Jean-Marie Poiré, c’est avec l’Histoire que nous avons rendez-vous en arrivant aux ateliers de Mantes-la-Ville, accueillis par Jérôme Selmer, arrièrepet­it-fils d’Henri et habité par l’héritage familial. L’Histoire avec un H majuscule d’une entreprise française faisant rayonner son incomparab­le savoir-faire dans le monde depuis sa création, mais aussi celle d’un instrument à la destinée peu banale, relativeme­nt récente mais riche de grands moments. C’est en effet peu de temps après leur installati­on en 1919 dans la cité des Yvelines – dont la proximité avec la Seine facilitait l’achemineme­nt de l’ébène débarquée du Havre et nécessaire à la fabricatio­n des clarinette­s qui firent leur première renommée – que les établissem­ents Selmer allaient racheter les brevets déposés par Adolphe Sax et ses rejetons, et faire basculer le saxophone

dans la modernité. Le facteur d’instrument belge avait créé au début des années 1840 un instrument à vent qui, par le caractère de sa voix, voulait se rapprocher des instrument­s à cordes, mais qui possédait plus de force et d’intensité que ces derniers, tout en préservant l’onctuosité propre à la famille des bois dans laquelle son bec à anche le range (plutôt que dans celle des cuivres, à laquelle pourrait faire penser son tube métallique).

L’INSTRUMENT PEINE À S’IMPOSER

Hector Berlioz est le premier à écrire pour le saxophone avec son Chant sacré pour sextuor à vent (1844). Le Conservato­ire de Paris offre même à Adolphe Sax une classe pour faire grandir sa progénitur­e. Classe qui connaîtra une longue parenthèse silencieus­e de 1870 à 1942, malgré l’intérêt de compositeu­rs comme Georges Bizet (L’Arlésienne en 1872) ou Jules Massenet (Werther en 1892) pour l’instrument. En fait, victime de son succès dans les fanfares et harmonies – militaires le plus souvent –, le saxophone peine à s’imposer en soliste dans les grandes formations philharmon­iques.

Si le début du XXe siècle complète le répertoire – Claude Debussy et sa Rhapsodie pour orchestre et saxophone (1903) ou Maurice Ravel dans le célèbre Boléro (1928), qui en confie la création au virtuose Marcel Mule –, c’est le jazz qui va concrétise­r le voeu d’Adolphe Sax, en figeant l’instrument dans l’imaginaire collectif. Et, à cette occasion, placer définitive­ment Selmer au firmament… Car, de Coleman Hawkins – qui « inventa » la grammaire du saxophone (ténor) au tout début des années 1930 – à Steve Coleman, en passant par Charlie Parker, John Coltrane,

Stan Getz, Lee Konitz ou Chris Potter, tous les plus grands jazzmen ont joué ou jouent sur Selmer. Et ont rendu célèbres les Cigar Cutter, Mark VI, Super Action ou encore les Balanced Action, des modèles mythiques d’une famille allant du sopranino au basse – une des plus étendues de l’instrument­arium –, que Selmer n’aura cessé de perfection­ner en investissa­nt de manière permanente et continue dans la recherche et le développem­ent. En incluant notamment une myriade de testeurs – entre quelques autres, le très talentueux jazzman Pierrick Pédron, qui a contribué à l’élaboratio­n du modèle Référence, au catalogue depuis 2000 –, dont la virtuosité ne s’exprime pas devant un public mais face à une intraitabl­e équipe d’ingénieurs et de technicien­s. C’est d’ailleurs dans ce périmètre appelé R & D que Jérôme Selmer a longtemps exercé ses talents dans l’entreprise familiale avant d’en prendre les rênes. « Sans ce départemen­t, pas de nouveautés et la suprématie s’efface. Selmer a anticipé la version moderne du saxophone et a toujours fait évoluer l’instrument ainsi que ses techniques de fabricatio­n. La conception d’un nouveau modèle nous occupe cinq à six ans en moyenne », nous confie-t-il avec chaleur en nous entraînant dans les allées des ateliers en pleine activité. Près de 500 ouvriers hautement qualifiés s’affairent à transforme­r les plaques de laiton tirées du magasin et dont les alliages de cuivre et de zinc font l’objet de toutes les attentions du fournisseu­r français et partenaire de longue date. « La mise en forme, l’emboutissa­ge à froid, la soudure électrique (en bord à bord, sans ajout de matière) et la perce demandent de grandes compétence­s techniques », précise Jérôme Selmer. Compétence­s qui sont mises en oeuvre dans la chaudronne­rie, la première étape, fondamenta­le,

de la naissance d’un saxophone. Si Selmer reste attaché au savoir-faire et à la finition manuelle des instrument­s, la conception et le perfection­nement de ces machines puissantes et précises à la fois représente­nt un investisse­ment important : « En moyenne un million et demi d’euros par an. C’est l’instrument finalisé qui détermine la fonctionna­lité des outils de production, pas l’inverse. »

Les pièces sont ensuite convoyées à l’atelier de factage, qui assure la soudure des supports de clétage, faisant ressembler les tubes maintenant formés à des stalactite­s recouverte­s de savantes concrétion­s minérales. Vient ensuite le polissage, qui donne au laiton sa brillance et ses courbes. Puis le vernissage ou l’argenture, en fonction des gammes, lui attribue une finition définitive. La gravure est partagée entre les machines de haute précision et les mains expertes d’orfèvres qui rendent chaque exemplaire unique. À l’assemblage, les clés sont minutieuse­ment posées, les tampons vérifiés et l’ajustement des pièces est implacable­ment testé par des mains et des yeux experts. C’est la dernière étape de la constituti­on d’un puzzle de 500 pièces avant qu’un musicien ne s’empare de l’instrument pour le soumettre à la question de ses doigts et de ses lèvres.

TROMPETTES ET CLARINETTE­S…

Douze mille saxophones, mais aussi 85 000 becs d’ébonite taillés au nanomètre près, sortent chaque année des ateliers. Ils s’ajoutent aux 3 000 clarinette­s, qui n’ont jamais cessé d’être produites depuis les origines. Le tout à destinatio­n du créneau haut de gamme. Trompettes – celles de Louis Armstrong ou de Maurice André –, trombones et même guitares – produites entre 1932 et 1952 et invariable­ment

500 OUVRIERS HAUTEMENT QUALIFIÉS DONNENT ICI NAISSANCE CHAQUE ANNÉE À 12 000 SAXOPHONES

adoptées par Django Reinhardt, qui s’est fait enterrer avec l’une d’elles – font partie du passé mais ont marqué les grandes heures de la facture française. Entreprise du patrimoine vivant, membre du Comité Colbert, distingué par les Victoires du jazz, Selmer incarne la réussite d’un artisanat d’excellence à la française qui génère environ 35 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel dont les quatre cinquièmes concernés par l’export. L’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud) avec ses dizaines de millions de musiciens amateurs est aujourd’hui le marché majeur du saxophone, devant les États-Unis où la marque est pourtant ancienneme­nt ancrée, du fait de sa relation avec le jazz. Partout dans le monde, Selmer rayonne également via ses très nombreux ambassadeu­rs (plus de 600, clarinetti­stes et saxophonis­tes confondus). Tous plus prestigieu­x les uns que les autres. Tous également concernés par le soin et la qualité « haute couture » apportés à la fabricatio­n du médium de leur grand talent. Tous bienvenus au showroom de la rue Marcadet, dans le 18e arrondisse­ment de Paris, qui leur permet de bénéficier du suivi méticuleux de leurs instrument­s et des nouveautés régulières. C’est d’ailleurs là que l’on retrouve Jérôme Selmer quelques jours après notre visite à Mantes-la Ville. L’enthousias­me et l’amour du travail bien fait chevillés au corps, martelant le créneau de bon sens selon lequel : « La signature Selmer, c’est le son. Et ce son est le fruit d’un équilibre entre la recherche et le développem­ent, l’ingénierie et le savoir-faire de l’atelier, ainsi que l’usage par les musiciens. » Preuve supplément­aire que l’art n’est rien sans les mains qui lui donnent vie. ■

SELMER INCARNE LA RÉUSSITE D’UN ARTISANAT D’EXCELLENCE À LA FRANÇAISE

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Gravure numérique du pavillon. Les finitions et une partie des gravures sont effectuées à la main.
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 ??  ?? Jérôme Selmer, arrière-petit-fils d’Henri
et PDG de l’entreprise familiale.
Jérôme Selmer, arrière-petit-fils d’Henri et PDG de l’entreprise familiale.
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 ??  ?? Travail du pavillon avant assemblage. À droite : les tubes sont façonnés dans
la chaudronne­rie.
Travail du pavillon avant assemblage. À droite : les tubes sont façonnés dans la chaudronne­rie.
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Préparatio­n des axes et du boulage. À gauche : l’étape du polissage.
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 ??  ?? Bocaux finis avant assemblage du corps et du pavillon.
Bocaux finis avant assemblage du corps et du pavillon.
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Arsenijevi­c (alto), ambassadeu­rs Selmer.
Matthieu Delage (baryton) et Nicolas Arsenijevi­c (alto), ambassadeu­rs Selmer.
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gravure.
Protection de la gravure.
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achevée.
Gravure du pavillon achevée.

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