NIGER : LES DERNIÈRES TRADITIONS DES PEULS Reportage
Éleveurs et nomades pour beaucoup d’entre eux, cette peuplade sahélienne garde une forte identité soulignée par des coutumes comme le rituel nuptial du Guéréwol. Pourtant, nombreux parmi les jeunes sont tentés de gagner les rangs djihadistes.
Au Sahel, Dame Nature est capricieuse. Cruelle pour les uns, elle se montre généreuse pour d’autres. En cette fin de saison des pluies, les agriculteurs du nord du Niger la maudissent tandis que les éleveurs lui rendent grâce. Les cultures des premiers, notamment les oignons qui font la part essentielle de leurs ventes, ont été emportées par les débordements des oueds. Les pâturages des seconds, eux, se sont couverts de hautes herbes vert tendre. Parcourir ces étendues en lisière du Sahara livre un spectacle rarissime : une végétation abondante, criblée de mares remplies d’eau de pluie. « Les bêtes profitent, constate Badédé, un commerçant peul d’Agadez. Elles mangent et boivent autant qu’elles veulent. » L’aubaine céleste ravit les Peuls. Une bonne partie de cette importante ethnie sahélienne, implantée du Sénégal jusqu’à l’Éthiopie et dont le nombre se situe autour de 40 millions, vit encore du pastoralisme.
Nomades ou sédentarisés au pourtour des villages, ils élèvent bovins, moutons, chèvres et dromadaires. Leur connaissance du bétail leur vaut une réputation d’éleveurs hors pair.
LA COVID GÂCHE LA FÊTE
D’habitude, en ce mois de septembre au Niger, ils se regroupent près d’Ingall pour effectuer ce que l’on appelle la cure salée. Lors de cette vaste transhumance, les Peuls conduisent leurs bêtes – parfois sur plusieurs centaines de kilomètres – vers les plaines de l’Irhazer, dont les terres, riches en sels minéraux, profitent au bétail. Ce regroupement, auquel s’associent les Touaregs de la région, fournit l’occasion de festivités annuelles présidées par les autorités régionales et des ministres venus de Niamey. Covid oblige, l’édition 2020 de la cure salée a été annulée sur ordre du gouvernement, qui voulait éviter que des milliers de bergers se retrouvent au même endroit dans une promiscuité dangereuse. À Tamaya, un village à 200 kilomètres au sud-ouest d’Agadez, les éleveurs peuls n’ont pas totalement fait leur deuil de l’événement. Les uns sont partis mener leurs bêtes vers les pâturages salés. Les autres sont restés au bled pour y organiser les cérémonies traditionnelles qui, d’ordinaire, ont lieu lors du grand regroupement. Ici, les Peuls appartiennent au sousgroupe ethnique des Wodaabes, qui tiennent tout particulièrement à une festivité unique pratiquée chaque année à la fin de la saison des pluies : le Guéréwol. À la fois concours de beauté, rite nuptial et spectacle de musique et de danse, c’est un moment important pour les jeunes des villages de Tamaya et des alentours. Maître de cérémonie, Jabbo Dotchiri, chef du village de Tamaya, ne manque pas d’allure. Drapé dans un boubou blanc, la tête habillée d’un turban tout aussi immaculé, une mince et longue silhouette – il mesure plus de 1,90 m – et un visage taillé à la serpe, il a l’air de sortir d’un livre d’images. Quand on lui demande son âge, le chef explique être né « vers 1960 ». Chez lui, il n’y a pas que la stature qui est haute, sa voix
À la fois concours de beauté, rite nuptial et spectacle de musique et de danse, le Guéréwol est un événement pour les jeunes des villages
l’est tout autant. Lorsqu’il aboie ses ordres, on s’active pour les exécuter sans renâcler. Sa case, érigée au milieu du village, accueille trois de ses fils et leurs femmes. Les maisons et les tentes qui l’entourent abritent ses autres enfants et leur progéniture. Jabbo Dotchiri est polygame ; il a une famille si importante qu’il ne sait plus la dénombrer…
Deux bonnes journées sont nécessaires pour mettre le Guéréwol en place. La coutume veut que le village organisateur offre à boire et à manger à tous ceux qui y participent. Une dépense considérable pour cette communauté sahélienne qui vit de l’élevage. Ici, les routes ne sont pas goudronnées, on n’a pas l’électricité et les villageois vont chercher l’eau dans un puits en lisière du hameau. Femmes et enfants s’acquittent de la tâche, rapportant de gros bidons jaunes sur des carrioles tirées par de petits ânes gris.
ILS S’ISOLENT DANS LA BROUSSE
Quand les préparatifs sont terminés, les héros de la fête s’affairent à leur tour. Ce sont les jeunes gens « à marier » qui viennent d’avoir 17 ans. Entourés de leurs amis, ils s’isolent dans la brousse pour se maquiller et se vêtir des tenues traditionnelles. À dominante rouge ou jaune, les peintures du visage doivent être particulièrement soignées. Une fois les couleurs vives étalées, les garçons se charbonnent le tour des yeux et de la bouche. Puis ils passent un pagne coloré surmonté de franges en perles blanches. Sur leur torse nu, ils croisent ensuite deux chapelets également composés de perles. La tenue s’achève par une sorte de bandeau sombre orné de cauris, coquillages très prisés en Afrique, dans lequel est piquée une plume d’autruche. Ainsi costumés et maquillés, les garçons sont prêts pour l’épreuve. Pendant qu’ils s’apprêtaient, le « public » est arrivé. Le Guéréwol a lieu en pleine brousse, à l’écart du village. C’est la tradition. Des chameliers sont venus de loin ; ils déboulent en grande tenue, assis sur une selle de parade appuyée elle-même sur un
Polygame, Jabbo a une famille si importante qu’il ne sait plus la dénombrer…
tapis aux tons chatoyants. À pied, à moto, en 4 x 4, les autres viennent de toutes les directions. Les invités reçoivent à manger dans des calebasses recouvertes de vanneries colorées. À l’intérieur, du mouton, du riz, des macaronis, du couscous. Le tout est arrosé de thé à la fois amer et très sucré, comme celui que servent les Touaregs. Tandis que l’on ripaille, un groupe de jeunes filles accroupies se tient à l’écart. Dans quelques instants, elles feront office de « jury ». Lorsque Jabbo Dotchiri donne le signal de sa voix de stentor, la cérémonie commence. Les jeunes gens costumés et maquillés s’alignent épaule contre épaule, se prennent par la main, entonnent des chants en langue peule et amorcent une danse qui consiste à rester sur place en se mettant sur la pointe des pieds comme pour paraître plus grand. Fredonnant une sorte de longue complainte, ils chantent la saison des pluies qui vient de s’achever et les précieuses herbes qui couvrent le désert. Mais ce sont les grimaces des garçons qui font l’originalité du Guéréwol. Tandis qu’ils écartent les lèvres pour découvrir leur dentition, ils écarquillent les yeux et les font rouler dans tous les sens.
MONTRER SA BONNE SANTÉ
Djodji, 19 ans, un des fils du chef du village, explique : « Tu montres tes dents et le blanc de tes yeux pour montrer aux femmes que tu es en bonne santé. » Les jeunes filles, du même âge que les garçons, scrutent les mouvements et les attitudes de chacun. Car, pour elles, le but du Guéréwol est de désigner celui qu’elles veulent épouser. « En général, les premiers choisis sont les plus grands, dit Djodji, aussi élancé que son chef de père. Ma taille m’a bien servi quand j’ai participé au Guéréwol il y a deux ans. »
Au terme d’une bonne heure de danses et de chants, l’heure du choix est arrivée. Alignées face au rang serré des garçons, les filles les regardent une dernière fois. Comme la plupart des Peuls, les jeunes gens sont tous de haute taille, mais certains mesurent une tête de plus que le voisin. Et, comme Djodji l’avait prédit, la première fille à choisir se dirige vers le plus élancé. D’un pas timide, elle s’avance, puis elle se plante devant le jeune homme de son choix et lui applique la main sur la poitrine avant de s’agenouiller. Les spectateurs applaudissent : un couple vient de naître. Une par une, les filles choisissent leur futur époux en répétant le même rituel. Une fois les choix effectués, les garçons forment un cercle. L’un d’eux chante, pendant que les autres tapent dans leurs mains en rythme. Autour, les invités sourient et applaudissent. Le Guéréwol est terminé. Djodji explique que les Wodaabes se marient tôt, car « les garçons de cet âge ne doivent pas courir après les filles. Après le Guéréwol, poursuit-il, les familles doivent s’entendre sur la dot que le père du garçon apporte à celui de la fille. Quand c’est fait, on organise le mariage ». À Tamaya, la somme se monte en moyenne à 200 000 francs CFA, soit environ 300 euros. Dans le regard des autres peuplades, ces rituels singuliers et ces traditions
Les jeunes gens s’alignent épaule contre épaule et amorcent une danse qui consiste à rester sur place en se mettant sur la pointe des pieds
venant de loin, tout comme le nomadisme qu’ils sont encore nombreux à pratiquer, font des Peuls un groupe à part. Au Niger, sur 20 millions d’habitants, ils constituent la quatrième ethnie avec environ 11 % de la population totale. Comme dans le reste de l’Afrique occidentale, ils ont, par le passé, fondé d’importants royaumes dans toute la région. Et on les considère souvent – et abusivement, car ils n’ont pas été les seuls – comme ceux qui ont islamisé le Sahel dès le VIIIe siècle. Population itinérante, ils ont très tôt noué des contacts avec les Arabes, conquérants de l’Afrique du Nord, au cours de leurs échanges commerciaux. Cette antériorité en matière d’islam leur vaut aujourd’hui la réputation de faire cause commune avec les djihadistes qui écument la région. D’autres facteurs expliquent cette image détériorée et ce rapprochement immérité. L’hostilité, ou la méfiance, que les sédentaires éprouvent face aux nomades joue un rôle important. « Les tensions se sont accrues avec l’extension des terres cultivées, dit une source gouvernementale nigérienne. Celles-ci occupent désormais une partie des pâturages auparavant occupés par les troupeaux des éleveurs peuls. » À plusieurs reprises, ces tensions ont débouché sur des violences. En outre, explique notre source, « la perte de revenus subie par les Peuls a conduit des jeunes gens à s’enrôler chez les djihadistes, qui offrent de l’argent à ceux qui les rejoignent ». Peul lui-même, Albadé Abouba, ministre nigérien de l’Agriculture et de l’Élevage, met en avant la pauvreté pour expliquer l’adhésion de jeunes Peuls aux milices islamistes. « La région de Tillabéri (au sudouest du pays), où vivent une bonne partie des Peuls du Niger, a le taux de pauvreté le plus élevé », déplore-t-il.
APPEL À L’INSURRECTION
N’oublions pas non plus que des figures peules se sont imposées parmi les leaders du djihadisme au Sahel. C’est notamment le cas d’Amadou Diallo, plus connu sous son nom de guerre d’Amadou Koufa. Ce prédicateur radicalisé a fondé la katiba Macina qui sévit dans le centre du Mali, près des villes de Mopti et Ségou. Sa réputation a dépassé les frontières, attirant des combattants du Niger ou du Burkina Faso, tout proches. En novembre 2018, il était même apparu dans une vidéo appelant les Peuls à s’insurger dans les sept pays d’Afrique où ils sont présents. Cible des forces françaises de Barkhane, il avait été donné pour mort quelques jours après la diffusion de cette vidéo, tué au cours de combats avec l’armée malienne. Pourtant, il était réapparu par la suite ; cette « résurrection » ayant encore ajouté à son aura. Face à cette tentation djihadiste des jeunes Peuls, les autorités nigériennes ne restent pas inactives. Un proche du ministre de l’Intérieur nous explique qu’une des priorités consiste à mieux intégrer les Peuls à la nation. « Nous n’allons pas laisser le recrutement des Peuls aux djihadistes, dit-il. Nous avons mis au point un programme qui leur ouvre plusieurs centaines de postes dans la garde nationale. » Selon ce haut responsable, il ne s’agit là que d’une phase expérimentale. « Nous la renforcerons si ça marche », espère-t-il. Les pluies abondantes de 2020 et la nouvelle sollicitude du gouvernement constituent de très bonnes nouvelles pour les Peuls du Niger. Seront-elles suffisantes pour dissuader les candidats au djihad ? ■
De grandes figures peuls parmi des leaders djihadistes