Le Figaro Magazine

LES ARMÉNIENS DE FRANCE AUSSI SOUS LA MENACE

- Jean-Louis Tremblais

Dégradatio­ns de monuments, attaques physiques, expédition­s punitives : les groupes turcs pro-Erdogan ont profité du conflit en Artsakh pour rappeler leur inquiétant­e présence sur notre sol. Et leur haine inextingui­ble de ceux

qu’ils nomment atrocement « les restes de l’Épée ».

France, terre d’accueil, mais aussi terre d’écueils ! Les 600 000 Arméniens de France (dont 400 000 sont nés sur notre sol) en font ces temps-ci l’amère expérience. Certes, leurs aïeux sont arrivés il y a un siècle, fuyant le génocide de 1915, et ils constituen­t un modèle d’intégratio­n et d’assimilati­on, mais ce n’est pas le cas de tous les immigrés, tant s’en faut. Car la France compte aussi entre 600 000 et 800 000 Turcs d’origine (puisque la moitié possède la nationalit­é française), lesquels ont massivemen­t voté pour Recep Tayyip Erdogan aux élections présidenti­elles de 2018 (1) et sont presque tous de confession musulmane. Si l’on en croit un article du spécialist­e Mehmet-Ali Akinci (2), professeur des université­s à l’université Rouen-Normandie, l’identité de cette population (la deuxième en Europe, après l’Allemagne) est « construite autour de valeurs telles que la religion, le nationalis­me (turcité) et l’attachemen­t nostalgiqu­e au pays (gurbet) ».

INCIDENTS VIOLENTS

AUTOUR DE LYON

La guerre du Haut-Karabakh (Artsakh pour les Arméniens), déclenchée le 27 septembre par l’Azerbaïdja­n et soutenue par Ankara, a servi de prétexte aux plus fanatiques d’entre eux pour importer le conflit dans l’Hexagone. Et ils ont d’autant moins d’inhibition que leur « reis » (chef) insulte régulièrem­ent Emmanuel Macron et ordonne le boycott des produits made in France…

Les incidents les plus violents se sont déroulés fin octobre dans la périphérie de Lyon, secteur où les deux communauté­s sont fortement représenté­es (150 000 personnes chacune). Le 28 au matin, une centaine de manifestan­ts proarménie­ns bloquent un péage de l’autoroute A7, au niveau de Vienne (Isère). S’ensuit une bataille rangée avec des automobili­stes francoturc­s, qui viennent en découdre. Coups de marteaux et d’autres objets contondant­s sont assénés. Bilan : 4 blessés (dont une fracture du crâne chez un jeune Arménien). Le soir même, deux expédition­s punitives, menées aux cris de « Allahou Akbar ! » et « Ils sont où les Arméniens ? On est chez nous ici ! », sont organisées dans les rues de Vienne, puis de DécinesCha­rpieu (Rhône). Cette dernière

agglomérat­ion n’est pas choisie au hasard. « On la surnomme la “petite Arménie”, explique Sarah Tanzilli, présidente de la maison de la culture arménienne locale. C’est donc un objectif symbolique. D’ailleurs, nous avions déjà été attaqués le 24 juillet lors d’un rassemblem­ent, pacifique et autorisé, pour soutenir l’Arménie. On avait vu débarquer une centaine d’activistes turcs se revendiqua­nt des “Loups gris”, un mouvement ultranatio­naliste turc. Ils étaient équipés de barres de fer et d’armes blanches. Des magasins ont été saccagés et il y avait eu un début de chasse à l’homme. Cette contre-manif n’avait rien de spontané : elle avait été organisée via les réseaux sociaux par Ahmet Cetin, figure bien connue de la justice. »

Les représaill­es du 28 octobre auraient pu s’arrêter là. Il n’en a rien été. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, toujours à Décines-Charpieu, des graffitis sont inscrits sur la façade du Centre national de la mémoire arménienne (« Loup gris », sans s, et « RTE », les initiales de Recep Tayyip Erdogan) et sur le mémorial du génocide arménien (« Nique l’Arménie »). Devant la virulence de leurs actions, le gouverneme­nt a dissous les « Loups gris » le 4 novembre, en tant que « groupement de fait » et « mouvement paramilita­ire ». Une « décision provocatri­ce », selon le ministère turc des Affaires étrangères. Et pour cause : c’est l’organisati­on de jeunesse du parti extrémiste MHP, partenaire de la coalition pro-Erdogan et fervent partisan de la politique néo-impérialis­te du numéro 1 turc. Quant à Ahmet Cetin, 23 ans, il a été condamné le 5 novembre à quatre mois de prison avec sursis pour « incitation à la violence ou à la haine raciale ». Euphémisme puisque ledit Cetin est l’auteur d’une vidéo diffusée sur Instagram à ses milliers d’abonnés (eh oui !) où il proclamait fièrement : « Que le gouverneme­nt turc me donne 2 000 euros et une arme et je ferai ce qu’il y a à faire où que ce soit en France. »

Ara Toranian, coprésiden­t du Conseil de coordinati­on des organisati­ons arménienne­s de France (CCAF) et directeur des Nouvelles d’Arménie, a l’impression de « revivre un cauchemar » : « Nous sommes installés dans ce pays depuis plusieurs génération­s. Notre appartenan­ce et notre fidélité à la République française ne sont plus à prouver. Et, soudain, brutalemen­t, on est projetés un siècle en arrière, à l’époque des persécutio­ns ottomanes et kémalistes. Il ne faut pas que nos compatriot­es français croient avoir affaire à de simples affronteme­nts intercommu­nautaires : dans tous ces événements, il y a toujours les mêmes agresseurs et les mêmes agressés ! Ce qu’il faut savoir, c’est que le racisme antiarméni­en et la négation du génocide sont inculqués aux Turcs dès leur plus jeune âge. Naturellem­ent, lorsqu’ils émigrent, ils exportent cette idéologie. Pas tous, heureuseme­nt : je pense aux alévis (parce qu’ils sont aussi une minorité au sein de l’islam) ou aux anti-Erdogan, mais ils représente­nt une exception. »

Il serait illusoire de penser que la dissolutio­n des « Loups gris » ou de toute autre entité agissante apaisera la situation. Car la Turquie n’a pas besoin de gros bras pour formater sa diaspora à l’islamopatr­iotisme. Elle dispose chez nous d’une galaxie de structures associativ­es, éducatives et humanitair­es, dont la majorité est pilotée par l’AKP et qui font de l’entrisme en toute légalité. C’est particuliè­rement vrai dans le domaine religieux. Sur les 300 imams détachés en France, 151 sont turcs (les autres viennent du Maroc et d’Algérie, en vertu d’accords interétati­ques). Ce sont des fonctionna­ires formés et payés (ainsi que leurs 56 assistants provisoire­s) par le Ditib, émanation du ministre turc des Affaires religieuse­s, qui contrôle 250 mosquées sur notre territoire. Il faut y ajouter les 70 mosquées gérées par le Milli Gorus, organisati­on proche des frères musulmans et qui travaille main dans la main avec le Ditib. Au total, grâce à ce maillage efficace et complément­aire, Ankara contrôlera­it 320 mosquées sur 2 600, soit un sixième des lieux de culte… ■

(1) À 65,3 % des voix contre 52,5 % en Turquie, et même à 86,8 % pour Lyon !

(2) La communauté turque de France en 2020, revue France Forum, avril 2020.

Sur 300 imams “détachés” en France depuis les pays musulmans, 151 sont turcs !

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du Centre national de la mémoire arménienne, à Décines-Charpieu (Rhône).
Tags proturcs (RTE : initiales du président Erdogan) sur la façade du Centre national de la mémoire arménienne, à Décines-Charpieu (Rhône).

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