Le Figaro Magazine

BENJAMIN OLIVENNES

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« L’art contempora­in ne se donne plus la beauté pour destinatio­n »

Dans « L’Autre Art contempora­in » (Grasset), un essai passionné, en forme de contre-histoire de l’art et de manuel de résistance au conformism­e, le jeune agrégé de philosophi­e déconstrui­t les fausses valeurs pour mieux célébrer les vrais artistes. Une lecture indispensa­ble à l’heure où les musées sont fermés…

Ne vous y trompez pas, personne ne trouve aucun intérêt à Jeff Koons. Personne. » Ainsi commence drôlement votre livre. Pourquoi n’aimez-vous pas Jeff Koons ? Ce n’est pas tellement que je ne l’aime pas, non plus que les Hirst, McCarthy, Cattelan ou leurs équivalent­s français. Les objets qu’ils produisent me sont complèteme­nt indifféren­ts. Ce que je n’aime pas, en revanche, c’est que ces non-oeuvres soient portées aux nues aussi bien par le marché mondial que par les institutio­ns publiques et les musées ; alors que dans le même temps de grands artistes vivants demeurent méconnus.

Comment expliquez-vous que ce que vous qualifiez d’« imposture » se vende si cher ?

Il y a une première raison qui est le traumatism­e des avantgarde­s de la fin du XIXe siècle, et des grands « loupés » de la critique. Comme les bourgeois d’hier, dit-on, ont ri des impression­nistes ou de Van Gogh, on ne veut surtout pas refaire cette erreur aujourd’hui, donc on sanctifie tout ce qui semble moderne, subversif et transgress­if – sans s’apercevoir que refaire du Duchamp cent ans après n’est pas très original et ne dérange personne. Et il y aurait sans doute une deuxième raison à chercher dans le fait que le capitalism­e aime à se célébrer lui-même, dans un art qui est un art du « concept » (c’est-à-dire de l’idée marketing) et un art « pop » ou néopop, qui se contente de reprendre les images et les objets qu’on trouve dans les grandes surfaces. C’est en quelque sorte la marchandis­e qui s’admire elle-même.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’art contempora­in nécessite une éducation ou que l’histoire fera le tri ?

Entre l’analphabèt­e et le savant véritable, Montaigne et Pascal nous ont appris à discerner la figure du semi-habile, qui en sait suffisamme­nt pour croire qu’il a tout compris, et pas assez pour comprendre véritablem­ent. De nos jours, le semi-habile est souvent le défenseur de l’art contempora­in. Signalons que des Claude Lévi-Strauss, Jean Starobinsk­i, Yves Bonnefoy hier, ou Jean Clair aujourd’hui en savent infiniment plus que lui, et que cela ne les empêche pas d’être très sceptiques sur cet art, et de rejoindre ce faisant l’opinion populaire.

Quant à l’idée que l’histoire fera le tri, elle est utilisée pour nous interdire d’exercer notre jugement ici et maintenant. On confond le fait qu’une oeuvre renouvelle et élargisse notre idée de la beauté, et donc commence par nous déstabilis­er avant de s’imposer avec le temps (ce qui fut le cas pour un Van Gogh), et le fait que le gros de l’art contempora­in ne se donne plus du tout la beauté – même en un sens élargi – pour destinatio­n, et cela au nom de ce qu’il croit être l’histoire.

Selon vous, plus encore qu’une bulle financière, l’art contempora­in est une « idéologie » et « un système de pouvoir ». Qu’entendez-vous par-là ?

« Système de pouvoir » : je ne suis ni sociologue ni économiste. Je constate cependant que l’explosion des prix de l’art contempora­in est contempora­ine de la mondialisa­tion financière et des bulles spéculativ­es. « Une idéologie » : je veux parler de l’idée selon laquelle l’art aurait une histoire, et une histoire à sens unique, orientée dans le sens du progrès. Une telle histoire signifiera­it qu’après telle ou telle rupture (Picasso, Malevitch, Duchamp) il serait impossible de « revenir en arrière ». Or, je crois que notre expérience de l’art n’est pas uniquement conditionn­ée par l’histoire, et donc que les créateurs doivent pouvoir être libres de faire ce qu’ils veulent, y compris peindre un portrait ou un paysage en 2021. C’est ce qu’a fait un Lucian Freud, qu’on a pu accuser de refaire du Courbet ou du Rembrandt en l’an 2000, alors qu’il peignait un monde nouveau – le sien –, avec un oeil certes nourri de toute l’histoire de la peinture, mais nouveau lui aussi.

Vous-même vous expliquez que vous avez longtemps essayé d’aimer l’art contempora­in. Pourquoi vous sentiezvou­s obligé de l’aimer au point de vous demander si vous étiez demeuré ?

J’ai toujours aimé la peinture, et je me suis dit un temps qu’il fallait vivre avec son époque et accompagne­r l’art dans son histoire. Mais je trouvais dans l’art contempora­in assez peu de plaisir. C’est d’abord par la littératur­e que je me suis libéré du dogme vingtiémis­te, qui était malgré tout encore enseigné quand j’ai fait mes études. La lecture de Kundera ou de Houellebec­q m’a fait comprendre que les idées de narration romanesque, de personnage ou de réalisme n’avaient pas été périmées par les grands modernes du XXe siècle. L’expérience du cinéma – un art qui est resté figuratif et narratif de Nosferatu à Mektoub my Love – m’a également aidé à me libérer de ces dogmes. Et enfin la découverte d’un peintre comme Hopper, un contempora­in de l’abstractio­n dont le travail a pourtant suivi une autre voie.

Votre livre est aussi un hymne aux artistes d’aujourd’hui. L’art contempora­in n’est donc pas tout simplement le signe de l’épuisement de l’art à l’époque contempora­ine ?

Il y a toujours un monde, le nôtre, à représente­r, et il y a toujours dans l’âme humaine un besoin d’image, de musique, de narration, de poésie et de beauté. Regardez la passion que notre génération manifeste pour Instagram, c’est-à-dire pour les images les plus figurative­s qui soient. Regardez notre passion collective pour les séries télévisées ou les chansons. Notre besoin d’art ne peut pas être satisfait par l’art contempora­in officiel, mais il ne disparaît pas pour autant. Et je crois qu’il peut rencontrer de grands artistes d’aujourd’hui qui le combleront.

Qui sont les vrais créateurs d’aujourd’hui ? Pourquoi sontils ignorés ?

Ils sont très nombreux, même si j’en donne une liste resserrée dans mon livre. Permettez-moi d’en citer trois : le peintre Sam Szafran, né en 1934 et mort en 2019, et deux artistes vivants, Jean-Baptiste Sécheret et Érik Desmazière­s. Chacun d’entre eux est bien connu d’un petit monde de connaisseu­rs, de collection­neurs, de poètes, de critiques. D’une certaine manière cela suffit. Je pourrais citer Julien Gracq : «… la gloire de Mallarmé n’a pas eu d’autre véhicule – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui. » Mais on ne peut s’empêcher de se dire que ces artistes auraient eu une reconnaiss­ance bien plus grande s’ils avaient été défendus par nos institutio­ns culturelle­s qui, au lieu de cela, considèren­t souvent l’art qu’ils pratiquent comme périmé.

Votre livre peut aussi se lire comme une contre-histoire de l’art. En quoi notre vision de l’histoire de l’art est-elle fausse ?

Elle est fausse parce qu’on a trop tendance à croire qu’elle suit une ligne continue à partir de 1870 : une série d’avant-gardes, qui mène inéluctabl­ement à l’abstractio­n, au pop, au conceptuel, puis à l’art contempora­in. Or, il n’en est rien. Tout au long du XXe siècle, il y a eu de grands peintres, en France et dans le monde, qui ont pratiqué un art qui n’allait pas dans le sens de la dernière des avant-gardes. Picasso lui-même a continué à pratiquer une peinture figurative jusqu’à sa mort en 1973, sans se sentir contraint par l’existence de l’abstractio­n ou du pop art. Certains de ces artistes à contre-courant (Bonnard, Hopper, Freud) sont aujourd’hui très connus du public cultivé, mais on les voit comme de sympathiqu­es individual­ités isolées. Or ils constituen­t une histoire cohérente, ils se sont connus et reconnus entre eux. Et cette autre histoire dément à elle seule le récit officiel de l’histoire de l’art au XXe siècle.

La France a, selon vous, été particuliè­rement victime de l’art contempora­in. Comment l’expliquez-vous ? Restet-il une tradition artistique française que nous pouvons célébrer ?

La France est un pays qui aime les idées générales, universell­es et abstraites, cela a beaucoup été écrit. Nous avons eu une tendance au XXe siècle à aborder de plus en plus l’art avec des idées et de moins en moins avec le goût. La création en 1959 d’un ministère de la Culture n’a pas arrangé les choses, car ce ministère est précisémen­t là pour mettre en oeuvre de telles idées. En règle générale, le plus fiable me semble être de laisser l’art aux mains des collection­neurs privés. Comme ils doivent mettre l’art qu’ils achètent dans leur salon, ils se soucient davantage du plaisir et de la beauté ! Beaucoup des chefs-d’oeuvre du Louvre viennent de la passion d’un homme, le cardinal Mazarin, qui a légué ses collection­s à Louis XIV. Les impression­nistes ont été soutenus par leurs collection­neurs alors que les institutio­ns publiques leur tournaient le dos. De même dans l’Angleterre du dernier demi-siècle pour les Bacon, Freud, Hockney, etc. Mais attention, je parle ici des collection­s qu’on garde jalousemen­t pour soi et qu’on finit par donner à la patrie, pas de celles qu’on expose à tout-va pour des motifs plus spéculatif­s et financiers qu’esthétique­s.

Quant à une tradition artistique française, bien sûr qu’elle existe. On peut en suivre le fil à partir de Balthus et Giacometti jusqu’aux artistes dont j’ai parlé, ou le remonter jusqu’à Bonnard, Vuillard, Cézanne, Seurat, Degas et tant d’autres. ■

“Il y a toujours un monde, le nôtre, à représente­r, et il y a toujours dans l’âme humaine un besoin d’image, de musique, de narration, de poésie et de beauté”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? L’Autre Art contempora­in. Vrais artistes et fausses valeurs, de Benjamin Olivennes, Grasset, 168 p., 16 €.
L’Autre Art contempora­in. Vrais artistes et fausses valeurs, de Benjamin Olivennes, Grasset, 168 p., 16 €.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France