BEYROUTH : LE PALAIS SURSOCK, UN JOYAU MEURTRI
L’édifice avait survécu à l’époque ottomane, aux deux guerres mondiales, à la guerre civile. Le 4 août dernier, cette merveille architecturale du Liban a été soufflée par les explosions du port de Beyrouth. Sa restauration prendra des années.
Il est 18 h 07 en ce mardi 4 août 2020. Le soleil inonde le salon face à la mer où Lady Yvonne Sursock aime s’asseoir à cette heure pour accueillir la fin du jour. Depuis vingt minutes, elle observe une colonne de fumée noire qui s’élève des entrepôts du port juste en face, à 300 mètres à vol d’oiseau. Soudain, une double explosion d’une violence inouïe bouscule sa chaise roulante. Tout est fracassé autour d’elle : arcades, vitres, portes, fenêtres, boiseries massives, fauteuils, sculptures, céramiques, tableaux… Transportée inconsciente à l’hôpital, elle s’est éteinte 27 jours plus tard, le 31 août, à l’âge de 98 ans, la veille de la commémoration du centenaire du Grand Liban. Elle est partie sans rien voir des dégâts qui ont assommé sa belle demeure qu’elle avait protégée et sauvegardée contre guerres et appétit des promoteurs. Son combat ne s’était point arrêté aux limites de sa propriété. Avec l’Association pour la protection des sites et des anciennes demeures (Apsad) qu’elle avait fondée en 1960, elle avait toute sa vie oeuvré pour la sauvegarde du patrimoine et la revitalisation des villages du Liban.
UNE DEMEURE CHARGÉE D’HISTOIRE
Les semaines ont passé. Son fils Roderick nous accueille dans les jardins du palais Sursock avec sa bonhomie légendaire. Aucune colère ne trouble son regard, étrangement calme. Il nous invite à pénétrer les lieux avec Guillaume de Laubier qui est venu de Paris photographier ce palais qu’il aime tant et qu’il a déjà capturé à plusieurs reprises. L’électrochoc qui nous saisit est indescriptible. On a beau s’attendre au pire, rien ne peut égaler l’atmosphère de désenchantement qui règne dans chaque recoin de ce lieu magique. Imaginez un espace aux plafonds ouvragés qui atteignent 9 mètres de hauteur, des colonnes de marbre, des murs décorés de stucs finement sculptés, de gigantesques tapis du XIXe, des statues en marbre et des peintures napolitaines qui portent l’empreinte de Caravage… Le tout complètement atomisé, transformé en tas multiples, mélange de gravats, de vitres brisées, de tapisseries et toiles défoncées, de livres déchirés, de photos éparpillées, de fauteuils renversés. Un désordre indescriptible dans un décor dantesque où portes, fenêtres, boiseries, murs, plafonds et toits tanguent dans tous les sens. Même la stabilité du bâtiment est ébranlée.
Avec ses 8 000 mètres carrés de jardins, le palais Sursock a, dans l’histoire du pays, des allures de héros. Il incarne le dernier bastion de la résistance au béton. Un navire amiral qui fait partie d’une flotte de belles demeures, toutes édifiées par la famille Sursock et alignées le long de la rue qui porte leur nom. Fièrement, il maintient le cap de sa destinée sous la conduite d’Yvonne Sursock, devenue Lady Cochrane par alliance avec un aristocrate irlandais d’origine écossaise. Les Sursock sont des Byzantins. Du temps de l’Empire, ils sont fermiers généraux et possèdent d’immenses propriétés. Douze villages de l’actuelle Turquie et la ville de Mersin, la moitié de la Palestine, toute la Bekaa, la plaine la plus fertile du Liban. Encouragés à rester par le sultan Mehmet II qui avait besoin d’un trait d’union avec l’Europe après la prise de
Constantinople, ils quitteront définitivement la Turquie pour le Liban, à l’arrivée d’Atatürk qui les privera de leurs terres. Moussa Sursock, le grand-père d’Yvonne, naît à Beyrouth en 1815, l’année de la bataille de Waterloo. Il descend d’une branche de la famille qui a émigré au Liban pour s’installer dans la région de Byblos au XVIe siècle. Vers 1860, il décide de faire construire une maison « à la campagne » sur le promontoire d’Achrafieh, face à la Méditerranée. Jusqu’au début du XIXe siècle, les maisons traditionnelles libanaises sont bâties autour d’une cour centrale. La sienne sera le centre d’un jardin. En supprimant la cour, c’est autant de surface gagnée pour les étages supérieurs. L’ouvrage est confié à un maître maçon libanais. Celui-ci conçoit la maison selon un plan ultraclassique et concentre sa créativité sur l’escalier, extraordinaire. C’est l’époque où Gustave Eiffel réalise des prouesses en Europe. L’emploi du métal allège les structures ; l’escalier du maître maçon perdra en épaisseur, gagnera en grâce, deviendra aérien. Ce sera sa signature, la pièce maîtresse du palais.
Au gré des événements, de confiscation en expropriation, le patrimoine foncier de la famille s’est peu à peu rétréci. De plus, Alfred, le fils de Moussa Sursock, diplomate par obligation, artiste par vocation, était peu commerçant. Son désintérêt pour les affaires le mit en péril financier au point qu’il faillit, au soir de sa vie, perdre le palais de Moussa. Fille unique d’Alfred Sursock et de Donna Maria Theresa Serra di Cassano, Yvonne a hérité de justesse du palais familial. Elle a ajouté des vitrages aux colonnes de marbre des salons d’été pour pouvoir en profiter même en hiver, a aménagé un garage, pas n’importe lequel : une façade sculptée comme de la dentelle, des arcades soutenues par des « bougies » – ces colonnes très fines spécifiquement libanaises – le tout récupéré d’une maison qui venait d’être démolie. Du temps de sa jeunesse, Beyrouth vu d’avion, c’étaient des jardins avec une maison au milieu, la sienne.
8 000 BÂTIMENTS ENDOMMAGÉS
Aujourd’hui, Sursock, Mar Mikhaël, Gemmayzé, Medawar, Karantina, Beddawi, Geitawi, Roum, La Sagesse, Mar Nicolas et Rmeil… tous les quartiers qui faisaient le charme de Beyrouth sont atteints de plein fouet. Le rapport publié par l’Unesco le 13 août souligne qu’« au moins 8 000 bâtiments sont endommagés ». Parmi ceux-ci, le Musée Sursock ainsi que des espaces culturels, galeries, sites religieux, écoles et hôpitaux. Une première étude, réalisée grâce au déploiement d’une trentaine d’architectes sur le terrain, et conduite par Sarkis el-Khoury, directeur général des antiquités du ministère de la Culture libanais (DGA), rapporte que 640 bâtiments historiques sont touchés dont 60 qui risquent de s’effondrer.
La première phase d’urgence consiste en des travaux de consolidation et d’imperméabilisation pour faire face aux pluies d’automne généralement torrentielles. Elle est évaluée à plus de 30 millions de dollars. Le budget des restaurations des intérieurs est loin d’être fixé. Une mobilisation et un travail de longue haleine indispensables pour sauver l’héritage culturel libanais. ■
DES SALONS D’UN AUTRE TEMPS ÉRIGÉS DE COLONNES DE MARBRE