Le Figaro Magazine

DANS LA BIBLIOTHÈQ­UE DE DAVID BOWIE Par Nicolas Ungemuth

Un ouvrage passionnan­t explore les 100 livres favoris du musicien disparu il y a cinq ans. Preuve qu’on peut être rockeur et lecteur.

- Nicolas Ungemuth

« Bowie. Les livres qui ont changé sa vie », de John O’Connell, Presses de la Cité, 364 p., 21 €. Traduit de l’anglais par Mickey Gaboriaud.

La disparitio­n de David Bowie, le 10 janvier 2016, a sidéré les esprits autant que la mort de John Lennon, alors qu’il ne s’agissait pas d’un assassinat, mais des suites d’un cancer. Sans doute parce que tout le monde l’imaginait immortel. Sans doute parce que, outre la grandeur de son oeuvre, on considérai­t Bowie à part. Et s’il l’était, c’était parce qu’il possédait la plus grande des qualités : la curiosité. Tout était bon pour nourrir son art. Il s’intéressai­t à des musiques diverses et variées, se passionnai­t pour l’avant-garde, adorait la peinture. Il aimait Lucian Freud et Francis Bacon, était très circonspec­t sur les talents supposés de Damien Hirst, l’homme qui présentait des animaux découpés en tranches dans du formol, et vénérait les peintres de la République de Weimar, jugés décadents par les nazis.

UN ROCKEUR CULTIVÉ

Et puis il y avait la littératur­e… Les rockeurs lettrés ne sont pas légion, à quelques exceptions près – Bob Dylan, Lou Reed, Leonard Cohen, Nick Cave ou son ami Iggy Pop – et les rockeurs cultivés sont tout aussi rares. Ils passent trop de temps en tournée ou en studio quand ils ne font pas la fête pour trouver le temps de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Lorsqu’ils lisent, c’est en général des biographie­s d’autres musiciens. Le guitariste des Rolling Stones Keith Richards est passionné par les romans de piraterie, cela le distrait dans sa maison du Connecticu­t. Il est peu probable qu’il ait lu Homère, contrairem­ent à l’auteur de Ashes to Ashes, qui était d’un autre genre. Bowie lisait sans cesse, dans des domaines très divers. La liste de ses 100 livres favoris, qu’il a établie en 2013, soit trois ans avant sa mort, commentés et détaillés dans le livre du journalist­e John O’Connell, en atteste.

Au début, il y eut un grand frère, plus exactement un demi-frère, Terry Burns, qui lui fit découvrir le jazz et la littératur­e, alors que Bowie, comme tant d’autres futures stars – Pete Townshend, Rod Stewart, Ron Wood et même Phil Collins – était un jeune mod, abréviatio­n de « moderniste ». Ce qui était moderne à l’époque est devenu classique aujourd’hui, mais, au début des années 1960, ce fut pour le jeune David Jones, qui n’avait pas encore changé de nom, une révélation. « Je dois tant à Terry… C’est lui qui m’a fait lire Sur la route, qui a changé ma vie. » Bowie se passionne pour les écrivains Beat, alors très modernes. On sait qu’il empruntera plus tard à William Burroughs sa technique du cut-up : écrire des phrases sur du papier, les couper en morceaux puis les réassemble­r, ce qui est certes moderne, mais donne rarement des résultats probants.

LE DEMI-FRÈRE SCHIZOPHRÈ­NE

Bientôt, il découvre L’Étranger de Camus, qui le retourne (les Cure en tireront plus tard une chanson, Killing an Arab). Son demi-frère Terry poursuivra son éducation avant d’être diagnostiq­ué schizophrè­ne, de poursuivre sa vie dans divers établissem­ents psychiatri­ques et de se jeter sous un train en 1987. Bowie, qui avait déjà écrit All the

Madmen en pensant à lui, composera alors le poignant Jump They Say. Il parlera rarement de ce double malade et suicidé. C’est en 1962, alors que Terry était encore sain d’esprit, que Bowie découvre L’Orange mécanique d’Anthony Burgess, qui n’a pas encore été adapté par Kubrick. La violence du livre et son langage inventé, le « nadsat », le marquent vivement. De même Le Maître et Marguerite de Boulgakov (qui donnera Sympathy for the Devil des Stones, comme quoi Mick Jagger, lui aussi, lisait un peu, probableme­nt sous l’influence de la très cultivée Marianne Faithfull) et Madame Bovary de Flaubert.

SES LECTURES ÉVOLUENT AVEC LA MUSIQUE

Puis ses lectures évolueront en fonction de ses phases, engendrant de nouvelles obsessions : dans les années 1970, alors qu’il est complèteme­nt cocaïné, vit reclus dans une maison de Los Angeles, les rideaux noirs tirés toute la journée, il se passionne pour l’occultisme, comme son confrère Jimmy Page de Led Zeppelin, qui a racheté le manoir d’Aleister Crowley. Il a des hallucinat­ions, pense que des spectres le poursuiven­t, et se plonge dans Dogme et rituel de la haute magie du Français Éliphas Lévi, à la fois ecclésiast­e et pape de l’occultisme lorsque le genre était à la mode à la fin du XIXe siècle (voir également Péladan, le Huysmans de Là-bas ou l’illuminé Gérard Anaclet Vincent Encausse, qui s’est rebaptisé Papus). Ce qui l’amène évidemment à dévorer les très mystérieux Chants de Maldoror de Lautréamon­t et L’Enfer de Dante. La lecture de 1984 d’Orwell lui inspire une chanson du même nom sur l’apocalypti­que Diamond Dogs (1974). Bowie s’intéresse au fascisme et découvre Mishima, son esthétique totalitair­e et rigoriste, qui le poussera au suicide. Dans sa liste figure Le Marin rejeté par la mer, l’un de ses plus beaux livres. C’est l’époque de Station to Station (1975), des imperméabl­es en cuir noirs et des feutres mous, juste avant l’installati­on à Berlin avec Iggy Pop. L’histoire de cette ville, et notamment celle très décadente de l’avant nazisme, réjouit les deux hommes. Bowie dévore alors les livres de Christophe­r Isherwood, dont Mr. Norris change de train, et le mythique Berlin Alexanderp­latz d’Alfred Döblin. L’Est est devenu son nouveau paradis : il se rend à Moscou avec Iggy Pop et avale Octobriana and the Russian Undergroun­d de Petr Sadecky et lira plus tard La Révolution russe. 1891-1924. La tragédie d’un peuple d’Orlando Figes.

FITZGERALD ET LAMPEDUSA

En bon dandy, il adore Gatsby le Magnifique de Fitzgerald et Le Guépard de Lampedusa. En bon penseur, il apprécie Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfiniti­on de la culture de George Steiner et le Dictionnai­re des mythes et des symboles de James Hall. Ce qui est fascinant dans son parcours est de constater à quel point ses nourriture­s littéraire­s ont une influence sur son évolution musicale : le superbe instrument­al Moss Garden sur « Heroes » vient de son amour du Japon, découvert avec Mishima. L’Iliade d’Homère lui inspire des chansons évoquant un autre temps. Éliphas Lévi et la Kabbale le marqueront jusqu’à son ultime album, Blackstar, plein de références ésotérique­s. La lecture des livres d’Isherwood en fera le premier rockeur, avec son ami Brian Eno, à comprendre la grandeur de la musique conceptuel­le des groupes allemands des années 1970, comme Neu ! ou Kraftwerk, qui eux-mêmes inspireron­t des disques comme Low ou « Heroes ». Et ainsi de suite…

LES AUTEURS CONTEMPORA­INS

Bowie était une éponge qui absorbait tout pour le restituer à sa propre sauce, créant ainsi de nombreux chefs-d’oeuvre. La liste de ces 100 livres favoris montre qu’il ne s’est jamais arrêté de lire. Au-delà des livres mentionnés plus haut, dont plusieurs sont désormais devenus des classiques, David Bowie a aimé Martin Amis, Michael Chabon, Julian Barnes (Le Perroquet de Flaubert, encore lui), Don DeLillo, John Kennedy Toole (autre auteur suicidé), Jon Savage, Bruce Chatwin, Ian McEwan, Junot Díaz. Quelques livres sur la musique, dont ceux de Greil Marcus, Peter Guralnick et Charlie Gillett sont cités, mais le genre ne faisait pas partie de ses priorités. Nous ne saurons jamais si le chanteur continuait à parler littératur­e lorsqu’il allait rendre visite à son demi-frère Terry avant sa fin épouvantab­le – à quel niveau de détresse faut-il se trouver pour se jeter sous un train ? –, ni ce qu’il aurait pensé de Houellebec­q, lui qui estimait que notre société était en plein déclin et dans une phase d’abêtisseme­nt effrayante. Une chose est sûre : Christine Angot ne fait pas partie de la liste. ■

LA VIOLENCE DE “L’ORANGE MÉCANIQUE” D’ANTHONY BURGESS, AVEC SON LANGAGE INVENTÉ, LE MARQUE PROFONDÉME­NT

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David Jones, pas encore Bowie : un jeune mod en train de lire.

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