Le Figaro Magazine

CLAUDE SAUTET : LES CHOSES DE LA VIE D’AVANT Culture

L’arrivée de cinq des plus grands films de Claude Sautet sur Netflix en pleine pandémie est l’occasion de revoir avec nostalgie une France qui n’existe plus.

- Par Nicolas Ungemuth

Dans les films de Sautet, on boit, on mange, on s’étreint, on s’embrasse, on fume. Dans Les Choses de la vie, Piccoli allume tellement de cigarettes sans filtre que le film aurait pu être produit par la Seita. On n’a jamais vu autant de scènes qui se passent dans des restaurant­s ou des bistrots bondés et enfumés –

Garçon ! est quasi intégralem­ent tourné dans une brasserie. Même chez Chabrol, obsédé par la bonne chère et les repas pantagruél­iques. C’était une autre France : la France d’avant le principe de précaution, qui fait rêver, à une époque où l’on ne peut même plus se serrer la main ni se prendre un sandwich au comptoir. Revoir tout cela aujourd’hui, c’est bien cela : rêver.

Rêver à ce que l’on n’a plus depuis un an, voire bien plus.

Sautet avait commencé fort avec un film noir extraordin­aire, Classe tous risques, dans lequel Lino Ventura tient l’un de ses plus beaux rôles avec L’Armée des ombres et Le Deuxième Souffle. Belmondo y est formidable, et en 1960, de toute évidence, un grand cinéaste est né, même si c’est dans la décennie suivante qu’il trouvera réellement son style, unique. Sautet n’était pas le seul styliste du cinéma français des années 1970. Il y avait François Truffaut, Joël Séria, Pascal Thomas, Éric Rohmer, Claude Chabrol, et bien sûr, Jean-Pierre Melville. En quelques images, on reconnaiss­ait leur patte, on devinait leur nom. Mais il y a autre chose chez Claude Sautet : la tendresse qu’il a pour ses personnage­s est plus forte que chez tous ses

confrères – le cinéma italien était plus doué pour cela que le français. Ses films parlent d’amours, d’amitiés, et, comme le dit un critique du « Masque et la Plume » qui aime son oeuvre, de « ce qui arrive aux hommes passé un certain âge ». D’ailleurs, il n’y a quasiment aucun jeune dans ses classiques, et les enfants y sont inexistant­s.

HOMMES FAIBLES, FEMMES FORTES

Ce qui arrive aux hommes passé un certain âge : les femmes s’en vont, lasses de constater que les hommes avec qui elles sont ne sont pas ceux qu’elles pensaient être ; l’argent manque ; les profession­s vacillent ; la santé dévisse. Les illusions sont définitive­ment perdues et l’innocence, envolée. L’élan vital s’arrête brusquemen­t. Ce n’est pas du cinéma optimiste. On pourrait résumer son oeuvre ainsi : « Regarde les hommes tomber », mais l’expression a été patentée par Jacques Audiard en 1994. Les féministes les plus intransige­antes ne pourront jamais accuser son cinéma de misogynie : dans ses films, les hommes sont faibles ; ce sont les femmes qui sont fortes. C’est ainsi que Sautet est parvenu à bâtir une somme de films sans équivalent.

Mais contrairem­ent à la littératur­e ou la peinture, le 7e art est un sport collectif : le créateur a besoin des autres pour que son orchestre fonctionne à plein régime. Dans cet orchestre, il y avait les dialogues de l’orfèvre Jean-Loup Dabadie, les partitions somptueuse­s de Philippe Sarde, et les acteurs. Parmi eux, Romy Schneider était son stradivari­us et Michel Piccoli son Bösendorfe­r. La carrière de Sautet n’aurait pas été la même sans ces deux-là, aux personnali­tés si fortes, aux physiques si différents…

Le problème de ses femmes aux visages parfaits – Romy Schneider, Stéphane Audran, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani –, c’est que leur beauté intimidant­e écrase tout. Elle envahit l’écran, on ne voit plus qu’elle, on finit par en oublier leur talent d’actrices. Il leur faut de très grands réalisateu­rs pour faire oublier tout cela et révéler la finesse de leur jeu. Schneider avait déjà montré d’autres facettes que celles qui l’avaient rendue célèbre dans la série des Sissi, mais c’est bien Sautet qui lui a offert ses meilleurs rôles. Il parvient même à en faire une putain dans Max et les ferrailleu­rs. Une prostituée avec un physique pareil, personne n’y croirait, mais chez le grand cinéaste, cela marche. C’est un exploit. Avec cette tête de poupée de porcelaine et ces yeux d’un bleu surnaturel, elle excelle dans chacun de ses rôles. Belle mais touchante, souriante mais tellement intelligen­te, avec cette pointe d’accent allemand qui contribue tant à son charme.

PICCOLI À SON ZÉNITH

Pour Piccoli, c’est le contraire. Sourcils épais, cheveux crantés apparaissa­nt à l’arrière de son crâne, regard sombre, il a toujours eu quelque chose d’inquiétant (voir Le Sucre, ou Une étrange affaire, même s’il peut être tordant dans Que les gros salaires lèvent le doigt !). Sautet parvient à lui faire exprimer une gamme d’émo

La tendresse qu’il a pour ses personnage­s est plus grande que chez tous ses confrères

tions inédite, mais n’ignore pas sa puissance : lorsqu’il s’énerve après Reggiani durant la fameuse scène du déjeuner de Vincent, François, Paul et les autres…, on croit voir les murs trembler. Il est bouleversa­nt lorsque, dans une autre scène extraordin­aire – celle du train –, il explique à Montand que sa femme vient de le quitter. La carrière de Piccoli compte de nombreux chefs-d’oeuvre, mais comme pour Romy Schneider, c’est bien chez Sautet qu’il a tenu ses rôles les plus inoubliabl­es.

MONTAND BOULEVERSA­NT

Et Montand ? Il cabotine et en fait des tonnes dans César et Rosalie. Sans doute le réalisateu­r le lui avait-il demandé. Parfois, on jurerait qu’il se croit encore sur le plateau de La Folie des grandeurs (Sautet l’intimera de lever le pied sur le tournage de Garçon !, leurs relations se tendront). Mais dans Vincent, François, Paul et les autres… (la rumeur dit que cet homme de gauche aurait souhaité que le film s’intitule « Vincent et les autres », et qu’il aurait longuement hésité à jouer le rôle d’un simple chef de rang pour Garçon !), il est invraisemb­lable de justesse et de désespoir retenu. Reggiani y est impeccable aussi, et Depardieu d’une grande délicatess­e. Pour ce film, il est à Montand ce que Belmondo était à Ventura dans Classe tous risques : un jeune homme plein de fougue et de gaieté aidant son aîné dans la peine et la dépression. À bien des égards, le diptyque Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, également écrit par Dabadie, peut se voir comme un négatif comique de Vincent, François, Paul et les autres…, avec des acteurs non moins superbes.

Car Sautet aimait les acteurs, ce qui n’est pas le cas de tous les réalisateu­rs. Conséquenc­e logique de cet amour : à l’écran, ses personnage­s sont souvent plus émouvants que chez qui que ce soit d’autre. C’est encore plus évident dans son film ultime, Nelly et Mr. Arnaud. Les puristes râlent : « Ce n’est plus du Sautet ! » Non, c’est Sautet qui s’en va, et touche à l’épure absolue. Il y a encore quelques scènes dans des cafés, mais la majorité du film se passe dans un appartemen­t avec deux uniques personnage­s : un vieux monsieur, seul, et une jeune femme, seule. Michel Serrault y est d’une sobriété impeccable, Emmanuelle Béart parfaite dans ce rôle quasi mutique, où elle découvre avec étonnement la tendresse d’un atrabilair­e célibatair­e. À la fin, c’est l’homme qui s’en va, par lâcheté, et la jeune femme qui retourne à sa solitude. Ainsi est parti Claude Sautet, qui aurait, dit-on, mis beaucoup de luimême dans le rôle interprété par Serrault. Peu de cinéastes ont autant marqué le cinéma français, encore moins nombreux sont ceux ayant réussi à inventer un univers aussi singulier. Personne ne l’a remplacé, mais revoir ses films est encore le meilleur moyen de comprendre sa grandeur. ■

Max et les ferrailleu­rs ; Les Choses de la vie ; César et Rosalie ; Vincent, François, Paul et les autres… ; Nelly et Mr. Arnaud (Netflix).

Pour son dernier film “Nelly et Mr. Arnaud”,

Sautet touche à l’épure absolue et s’en va sur la pointe

des pieds

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Chez Sautet, on boit, on fume, on mange, on se retrouve entre amis. Autres temps…
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 ??  ?? « Les Choses de la vie » (1970) : la naissance du style Sautet.
« Les Choses de la vie » (1970) : la naissance du style Sautet.
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À gauche, « Classe tous risques » (1960). Ventura et Belmondo sont impériaux.
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Rosalie ». Romy Schneider et le brun
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À droite, « César et Rosalie ». Romy Schneider et le brun délicat, Sami Frey.
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Ultime film de Sautet, bouleversa­nt.
« Nelly et Mr. Arnaud » (1995), avec Michel Serrault et Emmanuelle Béart. Ultime film de Sautet, bouleversa­nt.
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« Max et les ferrailleu­rs » (1971). Romy en prostituée, il fallait y penser.
 ??  ?? « Vincent, François, Paul et les autres… » (1974). Le chef-d’oeuvre absolu avec Reggiani, Montand, Piccoli et Depardieu.
« Vincent, François, Paul et les autres… » (1974). Le chef-d’oeuvre absolu avec Reggiani, Montand, Piccoli et Depardieu.
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