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DERNIÈRE NOUVELLE

Chaque semaine, “Le Figaro Magazine” publie une nouvelle inédite d’un écrivain

- Par Camille Pascal *

Camille Pascal

La nouvelle s’était répandue à travers la ville, plus vite encore que la peste. Ces messieurs du Parlement d’Aix, bien à l’abri dans leur bastide, avaient ordonné aux échevins de fermer toutes les portes de la ville avant la tombée du jour. Dans quelques heures, Marseille ne serait plus qu’un immense lazaret à ciel ouvert où 80 000 âmes n’auraient d’autres ressources que de se préparer à comparaîtr­e devant Dieu.

Les chanoines du chapitre n’étant pas si pressés, ils avaient aussitôt fait leurs malles et s’étaient dirigés en procession vers le palais épiscopal d’où ils espéraient que Mgr de Belsunce leur offrirait tout à la fois une place dans ses voitures et le saufcondui­t sans lequel les dragons du Régent tiraient désormais à vue. Ces diables de soldats n’entendant ni le patois ni le latin, parlemente­r ne servait à rien et ils étaient bien capables de traiter de saints hommes d’Église comme de vulgaires huguenots cévenols.

Après un moment d’hésitation, l’énorme porte cochère laissa passer les chanoines qui, saisis par la majesté des lieux, ôtèrent leurs chapeaux en signe de respect. Le Suisse leur indiqua du bout de sa hallebarde le valet de chambre de Son Excellence dormant sur le perron. Ils le réveillère­nt sans ménagement et apprirent alors que Mgr de Belsunce, loin de se préparer à quitter la ville, avait pris la direction du fort SaintJean

où les cadavres s’entassaien­t déjà par centaines. Ils restèrent interloqué­s et supplièren­t le domestique qui portait le nom du premier apôtre de se lancer à la poursuite de son maître pour le prévenir du danger et l’appeler à les sauver.

Le jeune homme prit alors la direction de la mer et courait déjà hors d’haleine lorsqu’il aperçut l’or de la crosse épiscopale s’engouffrer dans la vieille ville.

À l’embouchure de la rue JeanGallan­d, Mgr de Belsunce eut une vision infernale. Chaque maison ou presque était marquée d’une croix tracée au sang de boeuf, des cercueils de fortune que personne n’avait pris la peine de clouter jonchaient le pavé gras d’humidité et des chairs boursouflé­es s’échappaien­t de la déchirure des linceuls. Alors que son premier thuriférai­re, lui aussi plus mort que vif, soulevait les pans de la lourde dalmatique pour permettre à l’évêque d’asperger les corps d’eau bénite, le second repoussait à grands coups d’encensoir l’odeur pestilenti­elle qui les prenait à la gorge. Parfois, un moribond couvert de taches noirâtres se traînait jusqu’au seuil de sa maison en implorant le salut. Alors Mgr de Belsunce s’approchait au plus près du dernier souffle pour y recueillir une misérable confession. Lorsque le malade ne pouvait plus articuler un mot, le prélat lui présentait sa croix pectorale à baiser, l’assurant dans un chuchoteme­nt de consolatio­n que tout était pardonné. Après quoi, il continuait inlassable­ment sa descente aux enfers en entonnant des cantiques. Parvenu aux abords du Panier, Pierre hésita à y poursuivre son maître, mais son attachemen­t l’emporta sur la crainte. Il porta un linge imbibé d’esprit-de-vin à ses narines et continua à courir pieds nus à travers les rues pesteuses. Il sautait par-dessus les cadavres et donnait de violents coups de coudes à tous ceux qui tentaient d’interrompr­e sa course.

Mgr de Belsunce parut heureux de voir arriver le jeune homme et l’écouta même attentivem­ent sans cesser, pour autant, de distribuer sa bénédictio­n. Le pauvre garçon qui connaissai­t bien son catéchisme conjurait son maître de laisser les morts enterrer les morts… et de venir sauver les chanoines autrement bien vivants.

Le prélat mitré désigna alors du geste une pauvre femme venue lui présenter son enfant déjà noirci par la peste pour qu’il l’ondoie, ce que l’évêque fit contre toute théologie, et se tournant vers Pierre, ajouta qu’abandonner ces gens revenait à abandonner Dieu…

Le valet ne répliqua pas et, toujours soucieux de la dignité de son maître, ramassa pieusement les bords de l’immense chape épiscopale pour éviter qu’elle ne traîne après elle toute la misère du monde. Il se dit que par malchance il servait un saint et n’avait plus d’autre choix que de le suivre.

* Dernier roman paru : La Chambre des dupes

(Plon).

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