ÉTHIOPIE : ÉPIPHANIE SUR FOND DE GUERRE CIVILE
Ce 17 janvier, l’ancienne capitale de l’Empire éthiopien célèbre, pêle-mêle, l’Épiphanie orthodoxe et une victoire historique contre les Tigréens
Alors que les chrétiens d’Éthiopie se sont réunis à l’occasion de Timkat, l’Épiphanie orthodoxe, la province septentrionale du Tigré, sécessionniste, reste le théâtre d’une guerre à huis clos. À Gondar, dans le fief des Amharas, la deuxième ethnie du pays, l’heure de la revanche a sonné contre les rebelles pour retrouver la grandeur d’un passé révolu.
Dans la longue procession qui envahit les rues de Gondar, les croix se mêlent aux kalachnikovs et les psaumes, aux hymnes guerriers. Au coude à coude défilent des miliciens et des enfants de choeur, des portraits de la Vierge et des drapeaux nationalistes. Ce 17 janvier, l’ancienne capitale de l’Empire éthiopien célèbre, pêle-mêle, l’Épiphanie orthodoxe et une victoire historique. Parmi la foule bigarrée qui escorte les tabots – ces répliques des tables de la loi, sorties des églises à l’occasion des célébrations de Timkat – flotte un sentiment de renaissance.
le rêve d’une grande Éthiopie
« Cette année, c’est très spécial, confirme un homme vêtu d’un uniforme sans insignes. Pendant trop longtemps, nous n’avons rien pu dire. Aujourd’hui, nous fêtons notre unité retrouvée. » Alors qu’une guerre silencieuse déchire la province voisine du Tigré, ici, dans ce bastion amhara, on savoure la revanche après des décennies de brimades et de colère contenue. En tête de cortège, brandissant des bâtons, des groupes de Fanno, des milices d’autodéfense composées de paysans et de jeunes hommes, chantent le retour du Wolkaït dans leur giron. Ces basses terres fertiles, rattachées au Tigré en 1991, ont été arrachées au Front de libération des peuples du Tigré (FLPT) au terme de l’offensive lancée par le gouvernement central, en novembre dernier. Aussitôt rebaptisées, elles consacrent le retour en force des nationalistes amhara sur le devant de la scène politique. Dans les rues noires de monde, aucune trace du drapeau officiel éthiopien frappé de l’étoile, adopté en 1996 après la chute du régime marxiste de Mengistu. Seul flotte, souverain, l’étendard de la grande Éthiopie.
Quand le soir tombe, la démonstration de force cède peu à peu la place à une atmosphère plus recueillie. Autour des bains bâtis sous le règne de l’empereur Fasiladas, qui fit de Gondar sa capitale, la religion reprend ses droits. Massés sous un ciel constellé d’étoiles, les fidèles en blanc prient toute la nuit à la lumière vacillante des cierges. Des drones promènent leur présence anachronique sur ces rituels millénaires. Le jour qui se lève chasse la liturgie, au profit des harangues politiques.
le renouveau amhara
Derrière le pupitre, les officiels du régime succèdent au clergé. Le président de la région rend un hommage appuyé à un homme grisonnant, installé dans la tribune d’honneur : un ancien opposant du FLPT, spécialement revenu de son exil aux ÉtatsUnis pour assister aux festivités. Signe de cette nouvelle page qui s’écrit, les ennemis d’hier sont célébrés en héros. Parmi ceux dont on chante les louanges, un nom revient souvent : celui du colonel Demeke Zewdu, inscrit sur des tee-shirts vendus dans la rue. Après avoir passé
plusieurs années en prison, ce leader historique de la contestation amhara est désormais à la tête de l’administration provisoire en charge du Wolkaït. On le rencontre en marge des célébrations, dans un hall d’hôtel où il a troqué l’uniforme pour un élégant costume. L’ancien haut gradé note avec l’application d’un écolier les questions qu’on souhaite lui poser, soucieux d’éviter les polémiques.
La chasse aux tigréens
Aux discours triomphalistes, les nationalistes, qui se savent observés, privilégient la politique du fait accompli. Le colonel explique qu’une délégation de sénateurs a été dépêchée au Wolkaït pour effectuer un sondage auprès des habitants. Tous, y compris les Tigréens, auraient demandé leur rattachement à la région Amhara… Il attend maintenant que le Parlement valide cette annexion. S’il affirme qu’il n’y a eu aucun déplacement de population, un humanitaire opérant dans la zone confie que des milliers de civils tigréens ont été expulsés vers la rivière de Takase, qui sert de frontière naturelle entre les deux régions ; et leurs maisons, réquisitionnées. Dès le début des hostilités, une part importante de la population tigréenne installée à Gondar a également fui la ville, accusée par leurs voisins d’être des espions à la solde du FLPT. La mise au ban de ces civils, pourtant installés dans la région depuis des décennies, est considérée par les Amharas comme un mal nécessaire. Tout comme la désertion des touristes cette année, habituellement nombreux à se joindre aux célébrations de Timkat. Le business fait grise mine, mais pour cet homme d’affaires qui témoigne sous couvert d’anonymat, l’essentiel est ailleurs : « Nos terres nous ont été rendues et les cadres du FLPT ont été éliminés. Désormais, nous allons pouvoir vivre en paix. » – fermant les yeux sur la situation humanitaire catastrophique un peu plus au nord, sur les foyers séparatistes qui s’allument dans le pays, et sur les fréquents accrochages avec le voisin soudanais. Aucune voix discordante ne s’élève dans ce berceau du nationalisme amhara, où l’on cultive volontiers la nostalgie de la grandeur impériale. Légataires d’une histoire profonde, ses habitants n’hésitent pas à justifier le présent à l’aune d’un passé, souvent fortement mystifié. « Dès leur arrivée au pouvoir, les Tigréens nous ont causé du tort. C’est à cause d’eux que les gens ont commencé à parler de groupes ethniques et à s’entre-tuer », estime Kesse Tadjou. Sous son turban immaculé, le vieux prêtre hoche tristement la tête. À la mi-novembre, il s’est rendu à Mai Kadra, une bourgade à l’ouest du Tigré, pour célébrer une messe en hommage aux centaines de civils qui y ont été massacrés, à coups de bâton et de machette. « Il y en avait partout. Je n’ai jamais rien vu d’aussi horrible », dit-il en jetant sa canne au sol, pour mimer le flot de cadavres. Kesse Tadjou accuse les milices à la solde du FLTP ; parmi les rescapés de la tuerie, d’autres témoignages pointent celles amharas.
une région coupée du monde
Près de trois mois après le déclenchement de l’offensive sur le Tigré, le mystère plane toujours sur la région dissidente coupée du monde, qui demeure interdite aux médias et où les communications téléphoniques n’ont pas été rétablies. L’opération dite de « maintien de l’ordre », selon la terminologie en
À Mai Kadra, une bourgade à l’ouest du Tigré, des centaines de civils ont été massacrés, à coups de bâton et de machette
vigueur, est officiellement terminée depuis le 30 novembre dernier. Mais la crise n’est pas de nature à se régler en trois coups de canon. Sous le volume des forces adverses, le FLTP s’est retiré hors des villes, pour prendre le maquis. Depuis, les combats se poursuivent à huis clos, et plusieurs rapports de sécurité font état de déroutes importantes infligées aux forces gouvernementales. Dans l’unité de chirurgie orthopédique de l’hôpital de Gondar, gardé comme une forteresse, on compte une dizaine de soldats blessés lors d’une opération menée le 6 janvier dernier, dans la région de Shire, au nord du Tigré. Sur l’un des lits, une frêle jeune femme appartenant aux Forces de défense nationale se remet d’une blessure à la poitrine. D’une petite voix, elle annonce 18 ans ; « 21 », corrige aussitôt le responsable qui encadre la visite. Une balle l’a traversée, la veille du Noël éthiopien. Elle confie qu’une vingtaine de ses camarades ont également été blessés ce même jour, et que trois ont trouvé la mort. Le chaperon la coupe : un simple « accrochage », nuance-t-il, avant d’interrompre l’interview.
LES VISAGES DE LA PEUR
Depuis plusieurs semaines, les barricades de la propagande vacillent. Les discours rassurants du gouvernement central ont du plomb dans l’aile. Sa guerre va aujourd’hui bien au-delà de l’éradication des cadres du FLTP. Très minoritaire (environ 6 % de la population totale), l’ethnie tigréenne a longtemps dominé les affaires politiques, économiques et militaires du pays. Depuis l’offensive de novembre dernier, elle est la cible de purges qui ne visent pas uniquement les gradés de l’armée et les hauts fonctionnaires au sein des administrations, mais également plusieurs milliers de simples employés. Du jour au lendemain, Tirras (prénom modifié) a perdu son emploi de guichetière à la gare d’Addis-Abeba. Tout comme les cinq employés d’origine tigréenne de la compagnie pour laquelle elle travaillait. Depuis, la jeune femme de 26 ans écume les petites annonces, frappe à toutes les portes, mais chaque fois qu’elle montre ses papiers d’identité, portant la mention de son origine ethnique, elle est éconduite. Le mois dernier, elle s’est résolue à les brûler.
Tirras survit péniblement dans une pièce de 4 mètres carrés, où son bébé d’un an tourne comme un lionceau en cage. Il faut chuchoter, pour que les voisins n’entendent pas son récit à travers les murs fins comme du papier. Toute sa famille vit à Shire, prisonnière des combats. « Ils sont en train de mourir de faim », sanglote-telle. Pour leur faire parvenir un peu d’argent, elle a dû vendre son lit. Il ne lui reste plus rien. Les larmes dévalent le long de ses joues creusées. Il y a deux semaines, une ancienne camarade de classe l’a appelée depuis Mekele, la capitale
Les purges visent non seulement des gradés de l’armée originaires du
Tigré, mais aussi des fonctionnaires et des milliers d’employés
du Tigré, où les communications ont été rétablies. L’amie lui a appris la mort de son petit frère, âgé de 15 ans. Sur un coin de meuble, une bougie éclaire le portrait souriant du jeune homme. « Shaebia », murmure Tirras avec effroi : les soldats érythréens, en langue tigrinya. Farouchement niée par le gouvernement central, la présence de troupes érythréennes sur le sol éthiopien, venues en appui face à l’ennemi commun, le FLTP, est un secret de Polichinelle. Des images satellites l’ont notamment confirmée. Selon plusieurs témoignages, les hommes du Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) distribueraient des cartes d’identité aux populations établies jusqu’à 8 kilomètres à l’intérieur de la frontière éthiopienne. Les plaçant face à un choix brutal : embrasser une nouvelle nationalité, ou partir. Plus préoccupant encore, les forces d’Asmara effectuent régulièrement des raids dans les camps de réfugiés établis en bordure des deux pays, où des dizaines de milliers d’Érythréens ont fui le régime autocratique d’Issayas Afeworki et la conscription militaire, obligatoire et illimitée.
UN RISQUE D’IMPLOSION
Comme tant d’autres, Abel (prénom modifié) s’est résolu à l’exil après avoir servi pendant quatre ans – sans savoir s’il recouvrirait un jour sa liberté. Il donne rendez-vous dans une chambre d’hôtel à Addis-Abeba, où il a fui après l’attaque qui a visé le camp d’Hitsats, le 19 novembre dernier. En pleine nuit, raconte-t-il, des tirs de mortiers se sont abattus sur les tentes et les constructions en terre. Puis, des soldats Érythréens ont fait irruption. « Ils hurlaient que nous étions des traîtres à la patrie. Ils ont entassé ceux en âge de combattre dans des camions et ont abattu les autres qui tentaient de s’enfuir. » Abel parvient à se cacher dans le bush, où il reste tapi de longues heures, pendant que ses anciens frères d’armes accomplissent leur sale besogne. À leur départ, il découvre une mer de cadavres. Trois cents, selon les estimations officielles. Plus du double, selon ses calculs. Le jeune homme interrompt son récit. Sa tête plonge vers le sol, soudain trop lourde des scènes d’horreur qui y sont gravées pour toujours. Jusque dans la capitale, à des milliers de kilomètres de son pays natal, Abel vit désormais dans la crainte permanente d’une rafle policière. Discrètement pratiqués depuis les accords de paix signés en 2018 entre les deux pays, les enlèvements ciblés et les retours forcés vers l’Érythrée se seraient intensifiés depuis l’offensive au Tigré. Aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur la nature de l’accord passé entre Addis-Abeba et ce frère ennemi, qu’elle a combattu avec acharnement pendant plusieurs décennies. Une source diplomatique avance l’hypothèse de « prises de guerre », concédées par le premier ministre à ses alliés de circonstance : aux Amharas, le Wolkaït ; à l’Érythrée, les territoires disputés de Badme et de Zalambessa. Mais le premier ministre Abiy Ahmed sera-t-il en mesure de contenir les appétits expansionnistes des uns et des autres à ces seuls territoires ? Rien n’est moins sûr. Unanimement saluée par la communauté internationale, son accession au pouvoir, en 2018, s’est accompagnée d’une série de grandes annonces et de réformes spectaculaires, qui lui ont valu le prix Nobel de la paix. Moins d’un an après, le récipiendaire se muait en va-t-enguerre, déclenchant les hostilités au moment où le monde entier avait les yeux rivés sur les élections américaines. Pour certains observateurs, cette récompense prestigieuse lui aurait donné des ailes, confortant cet évangéliste fervent dans le sentiment d’être le sauveur de la nation. Le jeune chef d’État a-t-il provoqué le chaos, soufflant sur les braises des nationalismes régionaux pour mieux s’ériger en point d’équilibre ? Demain, les Oromos, l’ethnie majoritaire du pays, pourraient à leur tour revendiquer de nouveaux territoires. Au risque de faire imploser ce géant de 110 millions d’habitants, et de déstabiliser toute la Corne de l’Afrique.
L’OMBRE DE LA FAMINE PLANE
Face à ce scénario catastrophe, la communauté internationale a beau hausser le ton, elle se heurte à un interlocuteur inflexible. « L’Éthiopie, ce n’est pas une République bananière, note une source diplomatique.
Il y a une vraie tradition étatique, rétive aux pressions internationales. Ce n’est pas avec un appel du président qu’on fait bouger les choses… » D’autant qu’il s’agit, dans le même temps, de ménager un allié stratégique dans la région, notamment face à la menace islamiste en Somalie. La suspension d’une aide européenne de 80 millions d’euros n’a pas non plus permis d’assouplir la position d’Addis-Abeba afin d’obtenir un accès indépendant au Tigré, où l’aide humanitaire continue d’arriver au compte-gouttes. Dans l’attente, les acteurs redoutent que les restrictions imposées aux ONG ne visent en réalité à dissimuler des crimes de guerre et des nettoyages ethniques de grande ampleur… Sur le terrain, la situation se tend inexorablement. L’ombre de la famine plane sur le nord du pays, où plus de 4 millions de civils manquent cruellement de tout. Sous couvert d’anonymat, un humanitaire se désespère :
« Plus de deux mois que nous attendons des autorisations qui n’arrivent pas ! Pendant ce temps, les populations crèvent de faim. Et le monde regarde ailleurs. » ■
En 2019, le premier ministre Abiy Ahmed recevait le prix Nobel
de la paix. Un an plus tard, il se muait en va-t-en guerre