Le Figaro Magazine

POLÉMIQUE

Les lettres et les contributi­ons des Français au grand débat national dorment depuis deux ans dans les archives des départemen­ts.

- Par Guyonne de Montjou

Même si la crise sanitaire bouleverse notre rapport au temps, deux années sont déjà passées depuis la tenue du grand débat national. surgie de l’esprit d’Emmanuel Macron, cette consultati­on citoyenne tentait de mettre un terme à la crise des « gilets jaunes » dont les feux brûlaient toujours, en initiant un dialogue direct entre le peuple et ses gouvernant­s. En janvier 2019 a ainsi commencé, pour trois mois, la collecte de plus d’un million de contributi­ons de Français désireux d’expliquer leurs attentes, de confesser leurs problèmes quotidiens, de proposer des solutions. Un exemple de démocratie participat­ive, un exercice d’écoute et d’apaisement. bref, une riche idée.

Ces mots, parfois griffonnés sur un cahier à spirale ouvert dans l’une des 16 337 communes qui ont joué le jeu, collectés au cours de réunions d’initiative­s locales ou encore à travers une plate-forme en ligne, constituen­t une photo inédite de la société française. Ces documents ont été numérisés, jamais diffusés et dorment aux archives départemen­tales. « Une moitié serait d’ores et déjà exploitabl­e en l’état, explique Didier Le bret, fondateur du collectif rendez les doléances, créé il y a trois mois. L’autre moitié n’est pas anonymisée, elle ne peut donc être consultée telle quelle, au nom de la protection de la vie privée. Mais ce ne serait pas grand-chose de faire travailler une équipe sur ces documents pour en gommer les auteurs afin d’en diffuser le contenu au grand large », s’enhardit-il.

Le directeur du Cévipof, Martial Foucault, qui a suivi 280 débats locaux durant l’hiver 2019, est désolé de voir cette « cartograph­ie d’un ensemble de valeurs et d’attitudes des Français » cachée dans des caisses et menacée de disparitio­n : « Les conclusion­s présentées par Édouard Philippe le 8 avril 2019 au Grand Palais, comme celles d’Emmanuel Macron deux semaines plus tard, étaient décalées par rapport à ce que j’avais entendu lors de ces débats, explique-t-il. “Nous devons baisser, et baisser plus vite, les impôts”, avait conclu le premier ministre tandis que j’avais perçu au contraire un consenteme­nt à l’impôt très fort au sein de la population, qui en revanche souhaitait qu’il soit mieux utilisé. » Autre constat, « la forte déshérence de la jeunesse, remarque encore le chercheur, sauf sur la thématique environnem­entale ». il y a deux ans, le travail de numérisati­on et d’archivage avait été confié à la bibliothèq­ue nationale (bnF). L’Agence nationale de la recherche (Anr) devait traiter l’informatio­n et plusieurs sociétés privées intervenir ici et là dans le processus, mais les budgets n’ont jamais été débloqués pour leur mise en oeuvre.

« Il y a une forme de paradoxe, remarque encore Martial Foucault, dans le fait de conduire une consultati­on en ligne afin de percer les mystères de notre démocratie… pour ensuite nous proposer d’aller fouiller dans les archives départemen­tales pour en tirer des conclusion­s ! Si on avait voulu décourager la recherche, on ne s’y serait pas pris autrement ! »

« Le gouverneme­nt ne souhaite pas que des chercheurs travaillen­t sur ce matériel unique, ou qu’il soit mis en ligne, car il craint de relancer un mouvement d’amertume et de contestati­on, hasarde Didier Le bret, ancien ambassadeu­r et coordinate­ur du renseignem­ent sous François Hollande. Ces informatio­ns sont un levier formidable pour organiser la vitalité démocratiq­ue. Ce ne sont pas des gadgets. Pour bien gouverner, il faut partir de la base, c’est-à-dire de ce que les gens pensent eux-mêmes de leur vie. Les élites doivent cesser de concocter leur programme hors sol et dans leur coin. » Malgré les erreurs et les manquement­s du questionna­ire en ligne qui trahissaie­nt un climat d’impréparat­ion et d’urgence, les participan­ts n’étant par exemple pas géolocalis­és, le fait que plus d’une personne sur deux ayant assisté à une réunion publique l’ait fait alors pour la première fois, suffit à convaincre du caractère exceptionn­el de l’exercice. Au risque que la crise sanitaire l’ait un peu jaunie, cette photo de la France qui s’est exprimée pourrait se révéler instructiv­e, à quelques mois de scrutins cruciaux.

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