sommes-nous toujours en démocratie ?
Confrontée à la crise sanitaire et au déclassement économique, notre démocratie
est-elle en train de défaillir ? C’est la question provocatrice que posent Nicolas Baverez et Natacha Polony dans leurs nouveaux livres. Tous deux s’interrogent aussi bien sur la restriction des libertés publiques que sur la perte de souveraineté
des classes moyennes et populaires.
Natacha Polony – Il faut se garder de termes excessifs, ce terme de « dictature sanitaire » est employé à mon avis à tort et à travers. En revanche, les experts, en particulier médicaux, ont été placés dans une position qui ne devrait pas être la leur du point de vue démocratique. Ils l’ont été par des gouvernants qui n’assument plus leur rôle. Le comité scientifique a servi de caution à un pouvoir qui jouait sur la peur pour maîtriser les populations. Et même dans les moments de pause de l’épidémie, la représentation nationale n’a pas été associée aux choix stratégiques. Pire, le gouvernement, les gouvernements des pays occidentaux, se sont enfermés dans le court terme, par peur des chiffres de contamination égrenés chaque soir à la télévision, au lieu de jouer leur rôle qui est de penser le long terme.
Poser le problème en opposant l’économie et la vie, c’est ne pas comprendre que l’activité économique détermine la vie des gens, leur possibilité de s’épanouir, d’agir. Nous sommes en train d’éradiquer toute une part de la civilisation française en faisant disparaître certains métiers et domaines d’activité ou en les fragilisant. C’est une modification majeure du visage même de la France. Une fois ce constat posé, la question est : est-ce que cette situation reflète un déséquilibre plus profond ? Je pense que c’est le cas. Emmanuel Macron a abusé de tout ce qui pouvait servir à contourner le jeu démocratique. Mais ce n’est que l’aboutissement d’une dérive plus lointaine. Une des spécificités de la France face à la crise sanitaire est d’ordre institutionnel. Les institutions de la Ve République ont été progressivement déséquilibrées par les pratiques autant que par les révisions constitutionnelles. La République est, bien sûr, différente des démocraties libérales que l’on trouve ailleurs, mais ces déséquilibres en accentuent jusqu’à la caricature la dimension moins démocratique.
Nicolas Baverez – L’épidémie de Covid a soumis les démocraties à de très fortes tensions. Partout les institutions représentatives ont souffert des restrictions aux libertés fondamentales à la suite des confinements, couvre-feux et autres mesures sanitaires. Mais, au sein des démocraties, la France continue à faire figure d’exception. La Ve République a été créée comme un régime illibéral mais démocratique et conçu pour la gestion des crises. Au fil des révisions, elle est restée illibérale mais a perdu de son caractère démocratique et surtout est devenue de plus en plus inefficace pour faire face aux chocs de l’Histoire. La démocratie est fondée sur la souveraineté du peuple qui s’incarne dans le suffrage universel, sur l’État de droit et sur un état d’esprit mêlant modération et dialogue. Le suffrage universel est toujours présent mais, depuis le quinquennat, les législatives sont indexées sur l’élection présidentielle, ce qui aboutit à des majorités à la fois énormes et politiquement vides, à l’exemple de cette mandature placée sous le signe d’un parti zombie, LREM. Du coup, le Parlement disparaît et ne remplit plus ses missions de vote de la loi, de contrôle de l’action du gouvernement et de débat public. La gestion de crise a été centralisée par le président de la République à travers le conseil de défense. Le Parlement s’est trouvé marginalisé et la justice s’est arrêtée pendant trois mois au printemps 2020, ce qui n’a pas d’équivalent dans le monde développé. Ce choix d’un pilotage autoritaire, centralisé et technocratique a abouti à la perte de contrôle de l’épidémie, de l’économie et de l’ordre public. Les désastres en chaîne concernant les masques, les tests, le retard de la campagne de vaccination puis la pénurie de doses ne relèvent ni du hasard ni de l’accident. Ils sont le révélateur impitoyable de l’impuissance de notre État et du déclassement industriel et scientifique de notre pays, mais aussi du caractère hémiplégique de notre démocratie. C’est donc à bon droit que The Economist a dégradé la France en 2020 pour la ranger parmi les démocraties imparfaites. Ce signal d’alerte mérite d’être entendu.
Le mouvement des « gilets jaunes » était-il déjà un cri de révolte contre la démocratie telle qu’elle est pratiquée actuellement ?
Nicolas Baverez – Ce mouvement de révolte d’une partie de la classe moyenne a été caricaturé et jugé de manière biaisée à la suite de sa prise en main progressive par des minorités radicalisées. À son origine, il est parfaitement légitime et
justifié. Il est le fruit de la détresse et de l’abandon d’une partie des Français et des territoires délaissés par les pouvoirs publics, auxquels le président de la République a voulu faire supporter, sous couvert de taxe carbone, la charge principale de sa promesse démagogique de supprimer la taxe d’habitation. Au-delà de l’erreur majeure de politique économique, la révolte des « gilets jaunes » rappelle que les dirigeants n’ont pas le droit de mépriser les citoyens en démocratie.
Natacha Polony – Les « gilets jaunes » ont été la manifestation d’une exaspération qui existait depuis un certain temps. C’est une façon très française de manifester un symptôme. Dans d’autres pays, cette colère s’est exprimée à l’occasion d’un vote comme lors du Brexit au Royaume-Uni ou aux États-Unis avec l’élection de Donald Trump. La destruction des classes populaires et des classes moyennes dans les différents pays occidentaux et cette impression de ne pas être traités comme des citoyens à part entière, tel était le sujet. Quand on vit sur un territoire désindustrialisé, confronté au chômage parce que les métropoles absorbent toute la richesse, un territoire dont les services publics se sont retirés, où les infrastructures sont en décrépitude totale, quand le seul bien dont on dispose, son logement, acquis à prix d’or, ne vaut plus rien, peut-on exercer sa liberté ? La taxe carbone a fait porter le fardeau de la responsabilité écologique sur des individus qui n’ont pas le choix de leur mode de vie.
Ces individus sont les victimes d’un système économique et urbanistique qui les a rendus dépendants de leur véhicule du fait de l’éloignement de leur lieu de travail. C’était une injustice profonde.
Trump a été censuré par les Gafam. Les géants du numérique sont-ils en train de prendre le pas sur les démocraties ?
Natacha Polony – Le cas Trump est un cas d’école. Il est consternant de voir que les premières réactions, lorsqu’il a été censuré par Twitter, étaient des applaudissements de la part de journalistes et de commentateurs ravis de la décision. Il a fallu attendre plusieurs jours pour que certains prennent conscience du problème de fond, qui est indépendant de ce qu’on pense de Donald Trump. Nous sommes de fait entrés dans une époque où les réseaux sociaux fonctionnent comme une agora. Ils constituent de fait une part de l’espace public. Or, que fait-on quand l’espace public est en réalité un espace privé, appartenant à des individus qui poursuivent des intérêts économiques et idéologiques ? La question du déverrouillage des pulsions par les réseaux sociaux se pose aussi. À partir du moment où les pseudonymes sont pratiqués sur les réseaux sociaux s’installe une forme d’irresponsabilité des individus. Une société régie par le spectacle et la consommation de masse a tendance à développer les pulsions contre la raison. Nous assistons à un profond recul de la rationalité et c’est particulièrement inquiétant. Aujourd’hui, le type humain que fabriquent nos sociétés est-il le citoyen ? Je pense que la réponse est non.
Nicolas Baverez – Les réseaux sociaux sont une pièce majeure de la crise de la démocratie, car ils constituent une machine à segmenter, polariser et radicaliser la société, à murer chaque citoyen dans son identité et ses opinions. Sous les réseaux sociaux pointe le pouvoir de monopole des géants numériques, qui constituent une menace tant pour l’économie de marché que pour la démocratie. La solution passe par leur réintégration dans l’État de droit et la fiscalité. Quelles sont les solutions pour combattre ce phénomène de délitement de la démocratie ?
Natacha Polony – Le monopole des Gafam est un défi majeur : l’Union européenne a commencé à réagir mais elle a quinze ans de retard et il va falloir que les pays européens soient capables de parler d’une seule voix alors qu’ils ont des intérêts divergents. Des débats de fond vont être essentiels en raison du basculement du monde dans un système où le numérique est de plus en plus un lieu de pouvoir et de manipulation des peuples. La capacité de l’Union à protéger ses citoyens face à ces dérives est primordiale. La création d’un espace numérique protégé et indépendant est vitale.
La spécificité française est l’articulation entre les aspects démocratiques et sociaux. Il n’y a pas de liberté possible des individus sans un minimum d’égalité. C’est pour cela que la vieille opposition entre liberté et égalité est parfaitement absurde. Il faut relancer l’ascenseur social à travers l’école, la formation professionnelle, pour permettre aux individus d’exercer leur libre arbitre et donc de participer à la délibération commune, la res publica. Il est également nécessaire, urgent, de relancer un véritable aménagement du territoire après trente ans d’abandon. Si les inégalités territoriales sont énormes, le destin des individus est figé, ils n’ont aucun moyen d’exercer leur liberté.
Il faut également replacer la rationalité au coeur de la vie démocratique. Nous voyons tous à quel point il est devenu impossible de simplement se mettre d’accord sur le réel. Cela se manifeste de manière exacerbée aux États-Unis. Vous avez d’un côté des individus persuadés que « le système », les médias, les politiques leur mentent, et qui n’admettent plus la vérité des faits, et de l’autre des gens qui considèrent que leur subjectivité blessée prévaut sur le réel, et que s’ils s’estiment choqués par quelque chose, peu importe que cette chose soit réellement choquante ou non. Il n’y a plus de débat possible
“Aujourd’hui, le type humain que fabriquent nos sociétés est-il le citoyen ?
Je pense que la réponse est non”
Natacha Polony
“The Economist a dégradé la France en 2020 pour la ranger parmi les démocraties imparfaites. Ce signal d’alerte mérite d’être entendu”
Nicolas Baverez
dans ces conditions. Or, la démocratie postule la raison universelle comme condition de la délibération, et comme condition même d’une communauté politique.
Nicolas Baverez – L’épidémie de Covid servira de matrice au XXie siècle, comme le fut la première Guerre mondiale pour le XXe. Le XXe siècle fut dominé par la lutte à mort entre la démocratie et les totalitarismes. Le XXie siècle voit la démocratie prise sous les feux croisés du fanatisme religieux avec les djihadistes, des démocratures et des mouvements populistes.
Natacha polony conclut son livre en appelant à la reconquête ; je parlerais pour ma part de reconstruction. Notre situation est comparable à celle de 1945, heureusement sans guerre mondiale pour l’instant : l’économie de marché, la cohésion des nations, l’unité des démocraties sont menacées et doivent être réinventées. il nous faut donc reconstruire. reconstruire le capitalisme en rompant avec les rentes et les bulles spéculatives pour nous adapter collectivement aux deux révolutions du numérique et de l’écologie, en nouant un nouveau contrat économique et social qui permette de revenir à la production, à l’innovation, à la juste distribution des richesses. reconstruire la démocratie en annihilant le danger populiste par la suppression des causes de son succès, ce qui suppose d’éduquer, d’intégrer, de soutenir la jeunesse, mais aussi de cesser de tolérer la violence et la haine. reconstruire l’Europe qui ne peut continuer à dépendre de la Chine pour les biens essentiels et des États-Unis pour sa sécurité. reconstruire la France enfin, dont le redressement conditionne par ailleurs la réorientation de l’Union. Comment prétendre à la souveraineté d’un pays qui livre les clés de son destin aux marchés financiers à travers sa dette publique, à ses partenaires commerciaux du fait de son incapacité à produire, à ses ennemis du fait de la déliquescence de la citoyenneté ? On ne naît pas citoyen d’une démocratie ; on le devient par une éducation à la liberté, à la raison et à la responsabilité. Cette éducation a été abandonnée en France depuis des décennies. Elle constitue le défi le plus important de ces prochaines années qui seront décisives pour la capacité de notre pays à se relever. Nous ne devons pas laisser perdre ce qui constitue sans doute la dernière chance de redresser la France, de surmonter quatre décennies de lent déclassement et de reprendre pied dans le XXie siècle. ■
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