VERS LA PRIVATISATION DE L’ESPACE ?
Thomas Pesquet sera le premier spationaute européen à voyager dans le module développé par SpaceX, la société d’Elon Musk. Une consécration pour l’homme le plus riche du monde en tête dans la course que se livrent les Gafam pour faire de l’espace un nouvel Eldorado.
le temps où la course aux étoiles se jouait principalement entre superpuissances semble aujourd’hui très lointain. Le statu quo qui faisait de l’espace un monde réservé aux seuls États nationaux a volé en éclats depuis longtemps. Et une poignée de sociétés privées, portées par le secteur à forte croissance des télécommunications et le marché émergeant du voyage spatial vers l’orbite basse de la Terre, se livrent désormais une véritable guerre économique et technologique. La majorité d’entre elles sont basées aux ÉtatsUnis, ou font partie des Gafam, ces géants du Web parmi lesquels Amazon, Apple, Facebook, Google, Microsoft, etc. qui se sont déjà taillés la part du lion. Toutes ont pour objectif principal de rendre l’espace accessible, de réduire le coût des voyages spatiaux en misant sur la réutilisation des aéronefs et de créer des superconstellations de satellites pour répondre au développement des besoins de connexion des populations, des transports maritimes, routiers ou aériens ou plus largement de l’avènement programmé des objets connectés.
LES GRANDS DE LA TECH EN EMBUSCADE
Dans cet univers ressemblant étrangement à celui du traité de Tordesillas, signé le 7 juin 1494 sous l’égide du pape Alexandre VI, qui a partagé le Nouveau Monde d’alors, entre les deux puissances coloniales émergentes, la Castille et le Portugal, au grand dam des autres puissances maritimes européennes (France, Angleterre, Pays-Bas…), trois personnages principaux s’affrontent : l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, le visionnaire britannique sir Richard Branson et Jeff Bezos, l’étrange fondateur d’Amazon. Mais d’autres magnats de la tech, comme Mark Zuckerberg, le cofondateur du site et réseau social Facebook, sont en embuscade et multiplient les investissements.
Le principal tournant de la privatisation progressive de l’espace est pris en 2004 après le retrait de la navette spatiale américaine. La NASA prévoit alors que le véhicule spatial Orion, développé dans le cadre du programme Constellation, la remplacera pour assurer le transport des astronautes. Mais les retards accumulés et l’annulation de ce programme en 2010 décident l’agence américaine, qui ne dispose plus de moyens de transport pour amener ses astronautes à la Station spatiale internationale (ISS) et doit recourir aux Soyouz russes, à lancer un programme de développement auprès de l’industrie privée pour le transport de fret et celui des astronautes. « Historiquement, le spatial était une activité entièrement portée et financée par les États à des fins géopolitiques et d’explorations scientifiques, tout en faisant appel à des sociétés privées pour construire lanceurs et équipements de pointe, explique Arthur Sauzay, avocat spécialiste du spatial chez Allen et Overy. Mais, depuis les années 1980, la donne a commencé à changer peu à peu avec le développement d’activités purement commerciales comme le lancement de satellites, à l’image du programme Ariane de l’Agence spatiale européenne. Aujourd’hui, nous assistons à une transformation profonde qui marque une forte rupture par rapport aux périodes précédentes. Car le privé ne répond plus seulement à la demande du public, mais ambitionne véritablement de prendre la tête de l’ensemble du marché des vols spatiaux habités, puis de celui de l’orbite basse. »
LA FIN DE L’EXCLUSIVITÉ DE SOYOUZ
Dans ce contexte particulièrement concurrentiel, ce n’est pas un hasard si, pour rejoindre prochainement la Station spatiale internationale (ISS), Thomas Pesquet se prépare à devenir le premier spationaute européen à voyager à bord de la capsule Crew Dragon. Depuis son lancement réussi, en mai 2020, par un lanceur Falcon 9 de la société privée SpaceX, c’est en effet ce véhicule développé par Elon Musk pour le compte de la NASA, qui assure à présent la relève des équipages de l’ISS.
En réussissant à mettre fin à l’exclusivité du Soyouz russe, SpaceX est devenue la première entreprise privée à transporter des humains dans l’espace. Une révolution. Mais le milliardaire, également patron de Tesla, qui rêve depuis l’enfance de coloniser la planète Mars, veut aller encore plus loin. Après les fusées, le transport de fret puis d’astronautes, Musk veut devenir le leader incontesté du voyage spatial vers l’orbite terrestre basse, car, assure-t-il, « quand voyager dans l’espace sera devenu aussi banal que voyager en avion, le futur de la civilisation sera assuré. »
Baptisé Inspiration4, le premier vol touristique du vaisseau Crew Dragon, opérée par SpaceX pour le compte de Jared Isaacman, un milliardaire américain, pilote et patron
fondateur du système de paiement Shift4 Payments est prévu pour la fin 2021. Le vol doit envoyer quatre personnes en orbite pour un séjour de deux à quatre jours. Isaacman sera le seul touriste payant à bord puisque l’homme d’affaires a décidé de faire don des trois autres sièges de Crew Dragon à de parfaits inconnus, sélectionnés par lui. Mêlant business, philanthropie et haute technologie, la mission espère aussi collecter des fonds pour le centre de traitement du cancer des enfants du St. Jude Children’s Research Hospital, à hauteur de 200 millions de dollars, et convoyer « une charge utile scientifique ». Aucun prix n’a été communiqué mais, selon plusieurs experts, le vol initié par SpaceX pourrait coûter autour de 35 millions de dollars. C’est un début prometteur car, selon plusieurs études internationales, le marché du tourisme spatial pourrait générer chaque année plus de 20 milliards de dollars de revenus. L’enjeu est tel que d’autres entreprises développent des projets similaires. Comme Blue Origin, de Jeff Bezos qui vient d’annoncer qu’il cessera d’être le directeur général du géant du commerce en ligne Amazon pour « se concentrer » notamment sur sa société aérospatiale, ou Virgin Galactic de Richard Branson.
Vers un tourisme spatial
Si Elon Musk a plutôt misé sur une amélioration constante des lanceurs existants en s’associant aux grands programmes internationaux, Blue Origin et Virgin Galactic ont fait le pari inverse de réussir à développer un véhicule uniquement dédié au tourisme spatial. Le 14 janvier dernier, Blue Origin a ainsi procédé avec succès au quatorzième vol de
New Shepard, son petit lanceur surmonté d’une capsule conçu pour du tourisme suborbital. Après l’échec, fin décembre 2020, d’un vol d’essai de son prototype d’avion spatial suborbital SpaceShip 2, Virgin Galactic a de son côté annoncé la reprise des tests, à partir de la mi-février. La compagnie prévoit à terme d’emmener au moins huit passagers, capables de payer des centaines de milliers de dollars pour flotter quelques minutes en apesanteur à la frontière de l’espace. L’an dernier, la société annonçait 8 000 personnes, dont Tom Hanks et Katy Perry, sur liste d’attente. Axiom Space, une start-up fondée en 2016 par un ancien de la NASA, est aussi dans la course. En partenariat avec SpaceX qui mettra à disposition Crew Dragon, Axiom espère lancer cette année un séjour touristique de dix jours à bord de l’ISS. L’acteur Tom Cruise et le réalisateur Doug Liman devraient être du voyage. Dans un autre registre, la start-up berlinoise PTScientists, partenaire allemand du projet d’atterrisseur lunaire porté par ArianeGroup, peine à lever des fonds, mais poursuit néanmoins le développement de son atterrisseur Alina, qui devrait être lancé vers la Lune en 2021 par SpaceX afin d’étudier les conditions d’une exploitation du minerai lunaire.
« L’autre versant de la nouvelle conquête spatiale à laquelle nous assistons est celui des futures constellations de satellites, majoritairement pour des besoins de télécoms et d’observation de la Terre. Un marché estimé à 58 milliards de dollars (+ 51 milliards de dollars pour l’observation de la Terre) sur dix ans, précise Sylvain Drilholle, consultant chez Euroconsult, qui évalue à environ 1 250 par an le nombre de petits satellites lancés entre 2020-2029. De nombreuses entreprises
privées de plusieurs pays sont très actives sur le marché des satellites en orbite terrestre basse, poursuit l’expert, et leur contribution au développement de l’exploration spatiale non gouvernementale a ouvert la voie à une intense compétition. » Et de fait, l’orbite terrestre n’a jamais été aussi accessible. Grâce à la miniaturisation, de petits satellites de quelques kilogrammes sont fabriqués rapidement et, dans les années 2010, les opérateurs de satellites pour internet ont investi massivement dans des projets de mégaconstellations supposées fournir des connexions à haut débit depuis l’espace. Certains avec succès, d’autres non.
ENTRE JEFF BEZOS
ET ELON MUSK, LA GUERRE DES CONSTELLATIONS DE SATELLITES EST DÉCLARÉE
42 000 satellites en orbite basse
À présent, après une phase de recherche et de développement, la concurrence est devenue féroce entre les trois principaux acteurs, l’américain OneWeb, Starlink du mastodonte SpaceX d’Elon Musk et le Project Kuiper, de Jeff Bezos. Repris en juillet dernier par le gouvernement britannique en consortium avec le groupe indien Bharti, l’opérateur de satellites Oneweb va pouvoir disposer des fonds nécessaires pour lancer une flotte de 648 satellites, fabriqués en Floride grâce à une coentreprise avec l’avionneur Airbus, d’ici à la fin de 2022. Oneweb a déjà 110 satellites en orbite, après en avoir lancé 36 supplémentaires en décembre dernier. Bien plus avancé, Starlink a commencé son déploiement en 2018 et compte déjà un bon millier de satellites dans l’espace. Le plan initial prévoit le déploiement de 12 000 satellites entre 1 100 et 1 300 kilomètres d’altitude. Mais, à terme, la société mise sur 42 000 unités. « Elon Musk a également pour objectif de devenir un fournisseur d’accès à internet, assure un consultant. Ce qui expliquerait notamment le soutien qu’il a reçu d’Alphabet, la maison mère de Google, qui est actionnaire de SpaceX depuis 2015. »
De son côté, pour son Project Kuiper, Amazon a obtenu l’approbation des autorités américaines pour déployer une constellation de plus de 3 000 satellites, pour plus de 10 milliards de dollars d’investissement, et se bat bec et ongles contre Elon Musk qu’il accuse « d’étouffer la compétition ». Une compétition de plus en plus sauvage, justement, qui soulève inquiétudes et critiques à travers le monde en raison de risques accrus de collision dans l’espace et de l’apparition de monopoles difficilement contrôlables. À tel point qu’après Galileo et Copernicus, l’Union européenne compte lancer « rapidement » une nouvelle constellation de satellites. Destinée à fournir de l’internet à haut débit, elle doit permettre à l’Europe d’assurer son « autonomie », de disposer de communications sécurisées grâce à la technologie quantique et d’obtenir la maîtrise de son destin dans le traitement des données, « l’or » de l’économie du futur. Mais pour l’heure, le Vieux Continent peine à avancer à la même cadence que les conquistadors du « nouveau » Nouveau Monde. ■