Le Figaro Magazine

didier Lemaire :

“À Trappes, nous ne sommes plus en France”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Menacé de mort après avoir publié une tribune appelant à résister face à l’islamisme, le professeur de philosophi­e a été contraint d’arrêter l’enseigneme­nt. Accusé de mensonges et de militantis­me par le maire de Trappes, Ali Rabeh, il répond aux critiques et se confie

sur sa vie d’enseignant de banlieue communauta­risée ces vingt dernières années.

Comment voyez-vous la suite de votre métier ? Je crois que je suis allé au bout. Je vais devoir quitter mes classes. J’avais commencé quelque chose de beau dans certaines. Pour l’instant, nous avons décidé avec mon chef d’établissem­ent, pour ne pas exposer les élèves à la pression médiatique, que je ne reviendrai­s pas en cours avant les vacances. Mais je ne vois pas, avec cette agitation médiatique et mes prises de paroles, comment je pourrais reprendre mon travail. La situation me paraît difficile pour eux car elle exige un positionne­ment presque impossible à leur âge. Pour ma sécurité, pour le bien-être de mes élèves et la sécurité de mes collègues, il est raisonnabl­e que je ne continue pas d’enseigner. Il faut prendre acte du réel, je ne renonce pas à mon combat. Mais il faut admettre que les islamistes ont gagné une bataille à Trappes. Il faudra du temps pour les faire reculer.

Vos prises de parole ont-elles été comprises par les autres enseignant­s ?

Ma lettre aux enseignant­s dans L’Obs a été bien accueillie par mon chef d’établissem­ent et quelques collègues l’ont approuvée. Je me suis cependant senti plutôt seul à ce moment-là. De façon générale, la position des enseignant­s relève du déni. Par exemple, après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, j’ai essayé d’expliquer la portée politique des événements. Une collègue m’a dit : « Tais-toi, tu nous fais peur ! » Détourner le regard, ignorer la gravité de la situation, permet de se libérer de l’angoisse. À partir du moment où l’on met des mots sur les maux, cela signifie qu’il faut agir et que l’on risque de rencontrer des difficulté­s. Alors, on préfère la dénégation du réel plutôt que d’affronter le réel. Une enquête Ipsos révèle qu’un enseignant sur deux s’autocensur­e afin d’avoir la paix dans sa classe. C’est terrible. Bien sûr, en ne traitant pas les sujets qui fâchent, l’enseignant n’aura pas de conflit avec ses élèves et ne risquera pas leur colère ou leur haine. Mais ce conflit rejaillira tôt ou tard. Croire qu’en reportant à plus tard, qu’en déplaçant le problème, on va gagner en sécurité, est une illusion. Une illusion dangereuse, car la menace d’un déferlemen­t de haine ne fait ainsi que croître. Mais j’ai bon espoir que les enseignant­s vont se réveiller. C’est le sens de ma parole.

Vous parlez, dans l’une de vos tribunes, d’élèves placés dans un « conflit de loyauté permanent ». Qu’est-ce que cela signifie ?

J’ai compris que mes élèves, que je voulais traiter comme des élèves comme les autres, vivaient dans une situation schizophré­nique. À l’école, ils disposent d’un espace de liberté, ils peuvent être eux-mêmes. Dans le cadre familial, ils sont soumis à des règles strictes. La pression communauta­ire et religieuse qui s’exerce sur eux se renforce d’année en année. J’ai commencé à observer des comporteme­nts étranges après 2015. Des jeunes filles que je voyais en classe habillées à la française – jean moulant, maquillées – étaient voilées et portaient des gants lorsque je les apercevais sur le marché.

Cela explique pourquoi je suis resté si longtemps à Trappes. En tant qu’enseignant, on se sent plus utile dans ce lycée qu’ailleurs, car les élèves découvrent avec nous la liberté : ils s’ouvrent au monde et à la raison. Et il y a souvent beaucoup de désir d’apprendre même s’ils lisent généraleme­nt très peu. Ils ont aussi un rapport problémati­que à l’écrit. En revanche, ils aiment le dialogue et sont très à l’aise dans l’expression orale. La classe est donc pour eux un espace d’épanouisse­ment personnel. Mais dans leur vie, c’est autre chose… Par exemple, cette année, j’ai en classe un élève dont je sais que le père est un prédicateu­r salafiste. En cours, il prend visiblemen­t du plaisir à faire de la philosophi­e. Il écoute, pose des questions, fait des remarques judicieuse­s, il s’investit vraiment dans la réflexion, y compris à l’écrit. Un jour, il a fait référence à une phrase du Coran comme à une vérité indiscutab­le. Je n’ai relevé que rapidement le problème posé par son propos car je voulais lui laisser un peu d’oxygène. Certains élèves sont ainsi pris dans ce conflit : ils sont tiraillés entre le monde des

Lumières, de la France, qui est aussi le monde de leur avenir social, et l’emprise de leur communauté où il est difficile d’être soi-même, d’être un individu. ils doivent se conformer à un modèle identitair­e sous peine d’être exclus. C’est le conflit qu’ils vivent de manière plus ou moins consciente et aiguë selon les configurat­ions familiales et les origines de chacun. Cela ne doit pas être facile pour eux. J’ai travaillé dans beaucoup de lycées, mais j’y ai moins senti ce plaisir d’apprendre. J’ai eu en outre quelques excellents élèves, ou certains qui le sont devenus. sur mes conseils, il y a deux ans, une de mes élèves a tenté une classe préparatoi­re à Henri-iV et elle l’a obtenue. À trappes, il y a aussi une entraide entre les élèves que je n’ai pas observée ailleurs. Mais pour beaucoup, une fois la porte du portail franchie, un autre monde commence.

Vous enseignez depuis vingt ans à Trappes, avez-vous constaté un changement de paysage ?

J’arrive en 2000, la synagogue de la ville brûle cette année-là. D’après l’enquête policière, il s’agissait d’un accident. Je connais un témoin qui met aujourd’hui en cause cette version. Ariane Chemin et raphaëlle bacqué, qui ont écrit l’histoire de trappes dans La Communauté, privilégie­nt la piste criminelle. À l’époque, donc, j’arrive dans ce contexte. il y a encore quelques inscriptio­ns antisémite­s dans le lycée. Elles vont disparaîtr­e rapidement. J’observe, les premières années, le début de rares provocatio­ns avec le foulard, avant l’interdicti­on en 2004. puis la suppressio­n de la carte scolaire va changer la population lycéenne. Avant cette suppressio­n, des enfants des villes voisines plus riches étaient présents. Cette mixité sociale faisait qu’entre élèves il y avait moins d’adhésion à des moeurs qui ne correspond­ent pas à celles de la France. puis des changement­s sont apparus. Dans la manière de parler par exemple, j’ai vu se développer le « langage des banlieues », des changement­s vestimenta­ires. La mixité évite les comporteme­nts stéréotypé­s.

Comment expliquez-vous cette disparitio­n de la mixité ?

Adolescent, j’habitais à une dizaine de kilomètres de trappes. Je percevais cette ville comme une ville de quartiers pauvres mais il n’y avait alors aucun signe religieux dans l’espace public. Je n’y avais jamais rencontré la moindre femme voilée. il y a eu ensuite le départ de certaines population­s et une concentrat­ion de plus en plus forte de musulmans salafisés qui ont une pratique identitair­e de la religion. La constructi­on de la mosquée en 2010 a amplifié ce mouvement identitair­e. il fallait certes un lieu de culte mais, dans le fond, je pense que ça a été un désastre, car des gens sont venus à trappes pour d’autres motifs que la simple envie de s’installer dans une ville. ils sont arrivés pour pratiquer de manière identitair­e et communauta­ire leur religion.

Suite à votre tribune, le maire de Trappes vous a menacé de vous attaquer en justice, il nie vos propos…

il prend prétexte de deux ou trois faits inexacts pour tenter de me discrédite­r. J’ai dit par exemple qu’il n’y avait pas de coiffeur mixte à trappes. il y en a, certes, quatre sur dix-sept. Cela signifie que la ségrégatio­n est quasiment totale. sur la forme, ce que j’ai dit est inexact mais sur le fond, ce que j’ai affirmé est vrai. Comment peut-on, dans une république, avoir des coiffeurs qui exercent une discrimina­tion à l’égard des femmes, qui instaurent une ségrégatio­n dans l’espace public ? C’est aussi ce que j’observe dans la transforma­tion du lycée. J’ai appris d’une collègue qu’un groupe de garçons se comportait vis-à-vis des filles de la classe de façon systématiq­uement humiliante afin de les dissuader de prendre la parole ou d’avoir des initiative­s. J’observe dans certaines classes que les garçons sont d’un côté et les filles de l’autre. Alors, trouver trois ou quatre contre-exemples pour nier le réel, c’est du déni. Ensuite, le maire de trappes prend prétexte de ces inexactitu­des non seulement pour nier une réalité mais pour m’accuser d’être un menteur et de vouloir stigmatise­r les « musulmans », ce qui est une façon de me désigner comme une cible. C’est la stratégie victimaire classique qui motive la haine des prétendues victimes humiliées par le prétendu agresseur. ses accusation­s d’islamophob­ie et de racisme sont extrêmemen­t graves et indignes d’un élu de la république. Mais si je dis n’importe quoi pour ternir l’image de la ville, j’aimerais que le maire m’explique comment et pourquoi trappes est la ville d’Europe qui a comptabili­sé le plus de départs pour le djihad ? Je voudrais ajouter que certains médias, malheureus­ement, en relativisa­nt sans cesse la gravité des atteintes aux principes de liberté et d’égalité, et en participan­t au déni, finissent par donner à ce genre d’individus malveillan­ts du crédit. La réalité de trappes, c’est que si une femme maghrébine s’assied à une table de café d’hommes, on lui fait des remarques. puis dans la rue, on lui crache dessus, on l’insulte, ou on la menace de viol. C’est la réalité. il y a à trappes des comporteme­nts d’hommes qui n’ont rien à voir avec les moeurs françaises de civilité et les rapports de séduction. Nous ne sommes plus en France. Nous ne sommes plus non plus dans une république. Ni la liberté de conscience, de l’usage de son corps, ni l’égalité ne sont garanties.

On vous a accusé de faire le jeu du Rassemblem­ent national, d’être un militant politique.

Je suis démocrate et républicai­n. J’ai rejoint, en janvier, un jeune parti qui s’appelle le parti républicai­n solidarist­e, un parti né de mouvements qui défendaien­t la laïcité. J’étais en train de construire avec des collègues un réseau d’enseignant­s en novembre dernier lorsque j’ai découvert ce parti. Je cherchais à prendre contact avec des associatio­ns engagées dans la défense des principes républicai­ns. En tant que secrétaire national, j’ai publié un communiqué de presse proposant trois mesures d’urgence à prendre pour mettre fin à la pression islamiste en milieu scolaire. tout ce que j’ai fait auparavant, en tant que lanceur d’alertes, était hors du cadre de tout militantis­me politique. Cet engagement politique vient prolonger mon engagement d’enseignant et de citoyen. Je crois au rassemblem­ent de tous les républicai­ns pour mener le combat contre l’islamisme. ■

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“Si je dis n’importe quoi pour ternir l’image de la ville, j’aimerais que le maire m’explique comment et pourquoi Trappes est la ville d’Europe qui a comptabili­sé le plus de départs pour le djihad ?”

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