MARIO VARGAS LLOSA
Avec « L’Appel de la tribu », l’écrivain latino-américain déclare son amour pour la pensée libérale. Pour « Le Figaro Magazine », il revient sur son parcours intellectuel et réaffirme ses convictions politiques engagées.
Prix Nobel de littérature en 2010, l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa a décidé, au seuil de ses 85 ans, de rédiger une sorte de testament politico-philosophique : L’Appel de la tribu. Présenté par son éditeur comme le deuxième volume de son autobiographie – le premier s’intitulait Le Poisson dans l’eau –, cet ouvrage met en lumière sept grandes figures du libéralisme qui ont marqué l’auteur et dont il souligne l’apport intellectuel. Ces maîtres de la pensée libérale vont des classiques Adam Smith et Friedrich von Hayek, à l’Espagnol José Ortega y Gasset, en passant par les Britanniques sir Karl Popper et sir Isaiah Berlin, jusqu’aux Français Raymond Aron et Jean-François Revel. Un voyage intellectuel passionnant guidé par un écrivain épris de liberté et de démocratie après s’être repenti d’avoir adhéré au communisme et chanté les louanges du castrisme. En 1990, ses convictions le poussèrent même à briguer la présidence de la République péruvienne. Malgré de nombreux soutiens, il fut battu au second tour par Alberto Fujimori. Dans L’Appel de la tribu, l’auteur de La Fête au bouc,
prodigieux roman sur la fin de la dictature de Rafael Trujillo en République dominicaine, veut démontrer combien le libéralisme est la seule idéologie compatible avec une société ouverte et l’État de droit. C’est la leçon qu’il tire de son riche itinéraire intellectuel et politique parti du révolutionnaire Fidel Castro pour s’achever avec la très libérale Margaret Thatcher.
Dans « Le Poisson dans l’eau », vous avez raconté les épisodes de votre vie. « L’Appel de la tribu », consacré à sept génies de la pensée libérale que vous vénérez, tient plus de l’anthologie que de l’autobiographie. Pourquoi avoir choisi cette forme pour ce deuxième tome ?
Je tenais beaucoup à écrire combien la pensée libérale m’est chère. Quand je suis parti de Paris pour m’installer à Londres, je vivais dans la déception de mon passé politique. J’avais été socialiste, communiste, castriste. L’évolution de Cuba puis ma visite en URSS ont fait de moi un désenchanté du marxisme. Je suis devenu un ardent défenseur de la démocratie. Mais c’est en vivant
à Londres que j’ai adhéré au libéralisme, quand Madame Thatcher dirigeait le gouvernement. Ce qui s’est passé m’a enthousiasmé. J’ai commencé à lire et à étudier les penseurs libéraux dont je parle dans ce livre. J’ai voulu laisser un témoignage de cette évolution. D’ailleurs, la France a évolué dans le même sens. Durant mes années à Paris, la pensée était dominée par les idées de gauche. Aujourd’hui, on y est beaucoup moins intolérant pour une pensée non-gauchiste. À l’époque, quelqu’un comme Jean-François Revel était complètement marginalisé comme s’il s’agissait d’un journaliste de deuxième ordre. Désormais, il est reconnu comme un penseur original et de qualité. Il n’y avait guère que Raymond Aron qui avait une place. D’ailleurs, à Paris, bien que socialiste, j’achetais
Le Figaro pour lire ses commentaires. Si l’on y avait davantage enseigné cette pensée libérale, la France aurait moins de problèmes aujourd’hui !
Le titre de votre ouvrage, « L’Appel de la tribu », fait notamment référence à la dénonciation du « tribalisme » par sir Karl Popper, théoricien de la société ouverte. Notre époque estelle de nouveau sensible à cet appel ?
Malheureusement, oui. Cela explique, un peu partout, l’apparition de mouvements nationalistes. Le nationalisme, c’est l’idée de tribu. C’est un fantasme. Elle n’a jamais existé sous la forme que les nationalistes évoquent : une société parfaitement intégrée, où l’on parle la même langue et où l’on croit dans le même dieu. Selon l’anthropologie, la tribu était un monde de terreur et de violence. Ceux qui prônent le nationalisme ont un fantasme d’une société parfaite, identique à celui des communistes. Un monde dont le dénominateur serait le même pour tous. Cela n’a jamais existé et n’existera jamais.
N’y a-t-il pas de forme de nationalisme plus modérée que vous acceptez ?
La modération est incompatible avec le nationalisme. Si vous creusez un peu cette idée, la violence apparaît. Qu’est-ce que le nationalisme ? C’est l’idée raciste selon laquelle être né à un endroit particulier est un privilège. C’est une idiotie qui n’a aucune justification ni historique, ni morale, ni philosophique. On est là dans le parti pris, dans l’acte de foi.
D’ailleurs, cette résurgence est curieuse, car elle survient à une époque où on pourrait penser que le nationalisme a été éliminé par l’Histoire, comme c’est le cas pour le communisme. Le nationalisme a été à la source de la Seconde Guerre mondiale. Il a fait des millions de victimes. Et pourtant, il refait son apparition. C’est une aberration. Mais, au fond, je ne crois pas que cela va marcher. Il est incarné par des minorités très actives et très violentes. Son avenir est bouché.
Il faut néanmoins être conscient du danger qu’il représente. Je pense notamment au risque qu’il fait courir à l’Union européenne. Il serait catastrophique qu’elle se disloque et laisse à la Chine et aux États-Unis le soin de se répartir le monde. L’Europe, c’est la liberté et la démocratie, qui est née sur ce continent.
Vous esquissez un portrait détaillé et élogieux de Jean-François Revel. Comment l’avez-vous connu ?
Je l’ai connu au Pérou, à Lima. Il parlait un très bon espagnol et j’ai été surpris par sa connaissance de l’Amérique latine et de ses problèmes. Il pouvait parler d’égal à égal avec un intellectuel latino-américain. Nous nous sommes liés d’amitié. Je lui rendais régulièrement visite à Paris. Il s’est rendu au Pérou pour me soutenir lorsque j’étais candidat à l’élection présidentielle. Il connaissait les réalités de ce continent qui n’avaient rien à voir avec les rêves et les fantaisies qui avaient cours en France à l’époque.
J’ai lu tous les livres de Jean-François. La somme de ses connaissances m’a étonné. Il a écrit une histoire de la philosophie, qui est un ouvrage formidable, mais il n’ignorait rien non plus de la politique contemporaine. Son anthologie de la poésie française est remarquable.
Il avait un parcours similaire au vôtre : parti de la gauche, il s’est retrouvé dans le camp libéral…
Comme tout le monde ! Le mythe de la gauche attire la jeunesse. Ensuite, Jean-François Revel est devenu plus sérieux pour adhérer aux idées libérales. Quand il était directeur de L’Express, cet hebdomadaire était le seul en France à relater les réalités de l’Amérique latine sans les travestir.
Pourquoi le mot libéral est-il si dénigré en France ?
C’est un gros mot un peu partout ! On l’associe à celui de réactionnaire. La gauche a été habile à fabriquer des anticorps. Elle a concentré ses attaques contre le libéralisme car elle y voyait un ennemi. Pourtant, le libéralisme a été le moteur de la démocratie. C’est grâce à lui que la société s’est rénovée en créant les syndicats, en acceptant
“Le nationalisme n’a aucune justification ni historique, ni morale, ni philosophique. C’est un acte de foi”
des réformes sociales et en poussant le capitalisme vers une forme de progressisme. Aujourd’hui, c’est la seule pensée politique qui reste dans le panorama politique mondial. Elle se retrouve confrontée au populisme qui a remplacé le communisme. Mais je ne pense pas qu’il ait un grand avenir. On le voit avec ce qui s’est passé pour Trump : une sorte de fantasme qui ne dure pas.
Beaucoup considèrent que le populisme est né des excès du capitalisme financier et de la mondialisation sans régulation. Ces évolutions sont nées avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan dont vous faites l’éloge appuyé dans votre livre...
Ce que Margaret Thatcher a accompli en Angleterre a été extraordinaire. Quand j’y suis arrivé, c’était un pays en décadence privé de dynamisme et d’initiative. Elle est parvenue à le relever et à faire de la Grande-Bretagne une économie plus importante que celle de l’Allemagne à une certaine époque. J’ai été le témoin de cette puissante transformation. Quant à votre question sur le capitalisme actuel, je répondrai que les libéraux doivent être très critiques avec eux-mêmes. Ils doivent se méfier de leurs propres extrémistes qui ne pensent qu’au marché et qui croient qu’il est la solution à tout. Ce n’est pas vrai. L’idée du libéralisme garde toute sa pertinence, mais il faut adapter la politique aux réalités, être pragmatique. Les grands penseurs libéraux que je présente dans mon livre ne disent pas autre chose : ils pratiquent l’art du possible. Aucun n’est un fanatique du marché. Les tenants du capitalisme financier de nos jours ne sont pas des amis, ce sont des ennemis du libéralisme qui voudraient détruire le modèle démocratique.
Le pape François est très critique du capitalisme. Quel regard portez-vous sur ce pontife latino-américain ?
Ce qui se passe en Amérique latine est intéressant. Il n’y a plus de dictature militaire. Il reste des dictatures idéologiques – Cuba, le Venezuela, le Nicaragua. Pour le reste, ce sont des gouvernements élus. Souvent les peuples votent mal, ils choisissent les pires options, mais ils le font librement. La disparition des dictatures reste un progrès. Les militaires avaient créé des nationalismes ridicules. D’un autre côté, le guérillero qui part dans la montagne avec un fusil au nom de l’idéal communiste a disparu aussi. La démocratie et le libéralisme ont donc une chance sur ce continent. Quant au pape, il dirige un catholicisme latino-américain en crise, qui perd du terrain. Il tente de le regagner. Mais pour cela, il vient de donner raison à tout ce que nous avons combattu pour donner du crédit à la démocratie et à la liberté. Le pape François est un péroniste. Perón en 2021, c’est un anachronisme. Le péronisme a détruit l’Argentine qui était un pays avancé et riche. Alors, reprendre ses thèses aujourd’hui, c’est de la folie.
Le premier auteur que vous mettez en avant dans le livre, c’est Adam Smith qui est bien plus qu’un penseur de l’économie comme on le classe souvent.
C’était un homme qui croyait à la culture. Il était convaincu qu’elle devait irriguer les institutions démocratiques. Ce n’était pas un idéologue. Il se voyait comme un professeur de morale. S’il existe un penseur flexible et modéré, c’est bien Adam Smith. Il n’a jamais voulu imposer quoi que ce soit à la société. Pour lui, les idées libérales devaient s’adapter à la réalité et pas le contraire. Faire de lui un ennemi du progrès comme on peut l’entendre, c’est grotesque ! Il tenait à l’égalité des chances. Et il tenait plus que tout à la liberté comme essence de l’organisation sociale. Si on avait suivi les préceptes d’Adam Smith, on n’aurait jamais créé le goulag.
Attaqué à gauche comme à droite, comment préserver l’avenir du libéralisme ?
Il faut convaincre les jeunes de faire de la politique. Aujourd’hui, les plus brillants et les mieux formés détestent la politique. Ils se consacrent plutôt à la création d’entreprise, ce qui est très bien, mais il ne faut pas mépriser la vie publique. Nous devons montrer aux jeunes gens que la politique peut changer les choses, qu’elle peut faire des miracles. Et on doit les convaincre de défendre la liberté car elle est fragile. Les institutions démocratiques sont moins exaltantes que la révolution mais s’y engager constitue un projet plus solide. ■
“Si on avait davantage enseigné la pensée libérale défendue par Aron, la France aurait moins de problèmes”