Le Figaro Magazine

DERNIÈRE NOUVELLE

Chaque semaine, “Le Figaro Magazine” publie une nouvelle inédite d’un écrivain

- Laurence Debray

Juan Carlos, le roi maudit espagnol, en a assez de voir le désert à perte de vue de sa chambre. il n’avait pas anticipé que son exil forcé aux Émirats arabes unis serait si long. Cela fait maintenant six mois que son fils, Felipe vi, lui a enjoint de quitter l’espagne :

– C’est pour préserver la Couronne, papa. et le gouverneme­nt insiste tellement, je ne peux pas faire autrement. Fais-toi un peu oublier.

Juan Carlos avait obtempéré. Tous les sacrifices sont bons pour sauver la monarchie. Mais malgré la pandémie, les espagnols ne lui ont pas encore pardonné les comptes offshore, les cadeaux du roi d’Arabie saoudite et d’amis fortunés, la maîtresse germa no scandinave trop bavarde et cupide. Alors ce matin-là, Juan Carlos est pris de nostalgie. il s’est levé tôt pour faire ses exercices de rééducatio­n. les 17 opérations chirurgica­les ont laissé des séquelles et il lutte contre les stigmates de la vieillesse. il a lu attentivem­ent la presse espagnole sur sa nouvelle tablette. il a appelé un ami pour commenter les derniers ragots politiques. Ce gouverneme­nt – une coalition de gauche et d’extrême gauche – ne rate décidément aucune occasion de critiquer la monarchie. ils ont trouvé cette parade pour camoufler leurs déboires. il est énervé. Son impuissanc­e l’accable. la solitude, aussi. il n’y a plus que le téléphone qui le relie au monde. un message est arrivé sur son portable. « Majesté, je pense à vous ce 23 février. Il y a quarante ans jour pour jour, vous avez sauvé la démocratie espagnole. Je vous en suis infiniment reconnaiss­ant. »

C’est Felipe González, son ancien chef du gouverneme­nt socialiste, otage durant dix-huit heures, avec tous les députés et l’exécutif, de putschiste­s qui avaient sorti les chars dans la rue et mobilisé les troupes ce 23 février 1981. il est un des rares à lui être resté fidèle… ils ont traversé tant de moments émouvants ensemble : l’intégratio­n de l’espagne à la Cee en 1986, l’inaugurati­on de l’expo universell­e de Séville et des Jeux olympiques de Barcelone en 1992. une période bénie pour l’espagne. Juan Carlos se plonge dans de lointains souvenirs, quand il était un roi adulé par son peuple, le sauveur de la jeune démocratie, décrochant des contrats à la pelle à l’étranger pour booster l’économie espagnole. il appelle son fils au palais de la Zarzuela, dans les confins de Madrid : – Felipe, te souviens-tu du coup d’État ? Quelle nuit ! Tu avais 13 ans. C’était ta première leçon de roi. Je t’avais installé dans un fauteuil près de moi pour que tu écoutes mes négociatio­ns avec l’armée. Certains ont vraiment été coriaces à convaincre de respecter la Constituti­on. J’ai eu peur. Tout pouvait basculer et l’espagne aurait pu renouer avec la dictature. Mais j’ai tenu bon.

– Je m’en souviens très bien. Tu m’as même forcé à aller au collège le lendemain matin. Tu voulais que tout reprenne normalemen­t le plus vite possible. le problème est que les espagnols, eux, l’ont oublié. ils ne savent plus ce qu’ils te doivent.

– Toi aussi tu as oublié ce que tu me dois. Tu as hérité de moi cette monarchie constituti­onnelle que j’ai construite. J’ai démocratis­é le pays après quarante ans de régime franquiste. J’ai assuré à l’espagne sa plus longue période de croissance et de stabilité.

– Je sais, mais maintenant ton nom n’est plus associé à la démocratie, mais à des scandales.

– J’en ai payé le prix. J’ai passé les fêtes de fin d’année et mon anniversai­re seul, sans visite de quiconque. Quand est-ce que tu me laisses rentrer chez moi ? Je ne vais quand même pas terminer en exil, après tout ce que j’ai fait pour l’espagne ! Je voudrais au moins retrouver discrèteme­nt quelques amis dans mon restaurant préféré et remonter sur mon voilier, en Galice. Tu sais bien que ce sont les deux grandes joies de ma retraite. Felipe ne répond pas.

– J’ai toujours veillé à ne pas te gêner depuis que j’ai abdiqué, reprend Juan Carlos qui se doute bien qu’il a été un père encombrant. Dis-moi ce que tu as prévu pour mon retour. Felipe n’a pas le courage d’avouer à son père qu’il n’y a pas de plan de retour. il raccroche. il regarde une photo de ses deux filles posée sur son bureau. il fait cela pour elles, ses héritières. C’est ce que son père lui avait appris cette nuit du 23 février 1981 : ne pas faiblir.

* Dernier livre paru : Fille de révolution­naires

(Le Livre de Poche, 2019).

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France