ÉDOUARD BAER PASSE ENFIN DE L’ORAL À L’ÉCRIT
Le premier livre d’Édouard Baer est un monologue génial sur le doute, dans un monde où tant d’abrutis ne doutent de rien.
Edouard baer n’avait plus le choix. Depuis un an, le gouvernement lui a interdit les deux choses les plus importantes de sa vie : briller sur une scène et continuer au bistrot après. il risquait la dépression grave, alors il a renoncé à ne pas écrire. Pour la première fois, il a accepté de retranscrire une de ses élucubrations éphémères. il va ainsi pouvoir effectuer une tournée de signatures dans les librairies. et voilà comment un homme frappé par la grâce vient d’être sauvé par la littérature. tel est l’angle de sa préface faussement absurde. Comment un être si doué pour le verbe s’est retenu d’écrire toute sa vie, par lâcheté ou orgueil, ou simplement parce que son père se l’était interdit avant lui.
La première fois que j’ai rencontré édouard, il avait 16 ans, rue du Pré-aux-Clercs. son père dînait dans la cuisine avec Jean d’Ormesson. sur sa table de chevet, il y avait un Folio de blondin, Ma vie entre des lignes, titre qui résume toute l’existence de ce garçon se faisant une trop haute idée des bibliothèques pour oser franchir le pas. si seulement Léna situations avait eu autant de scrupules.
Les Élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce racontent l’histoire d’un comédien qui refuse de jouer. il s’enfuit et se retrouve sur la scène du théâtre voisin. C’est le sujet de tous les films et de toutes les pièces d’édouard baer. il interprète toujours le rôle d’un homme qui doit fournir une oeuvre et n’y arrive pas, ou trouve mieux à faire, ou panique comme un cancre convoqué au tableau. Ce combat pour ne pas être responsable fait d’édouard un genre à lui tout seul : le bartleby du show-biz. Celui qui préférerait être ailleurs. il a tenu cinq décennies sans publier. L’an dernier, sa petite soeur Pauline a révélé dans La Collection disparue (stock) leur histoire familiale : un grand-père juif spolié sous l’Occupation. Depuis, les improvisations fuyantes d’édouard prennent une autre dimension. Ce type fuyait donc quelque chose de grave ? Fuir est parfois une question de survie. son « livre oral écrit » a le courage et l’humilité de s’appuyer sur Camus, Malraux, Gary et bukowski, non pour se comparer mais pour se donner confiance. Peut-être qu’il avait un truc à dire, après tout. et ce truc serait que le doute est une force. Le vrai test serait de faire maintenant jouer ce texte par un autre comédien. On vérifiera alors que ce monologue est drôle, construit, émouvant et profond. édouard baer, le réalisateur de films sans scénarios et de spectacles sans « pitch », est désormais un écrivain avec oeuvre.
Les Élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce, d’Édouard Baer, Seuil, 143 p., 16 €.