Le Figaro Magazine

GROENLAND, LES DERNIERS CHASSEURS D’ITTOQQORTO­ORMIIT Reportage

- Par Pierre Vernay (texte et photos)

Dans l’un des villages les plus isolés de la calotte glaciaire, niché dans une péninsule de la côte est uniquement accessible par hélicoptèr­e

ou par bateau, quelques centaines d’habitants inuits continuent de faire vivre les traditions de leurs ancêtres, comme la chasse à l’ours polaire.

Un mode de vie qui s’évapore peu à peu sous le soleil de la modernité.

C’était il y a trente ans, sur la côte est du Groenland. Nous avions accosté alors sur une plage, frigorifié­s par une longue étape de kayak le long du fjord Hurry. Trois barques à moteur au mouillage trahissaie­nt la présence de chasseurs inuits dans la grande cabane se dressant quelques mètres plus haut. Ils avaient dû nous voir arriver, c’est certain, mais avaient choisi de rester à l’intérieur, fumant des cigarettes et discutant de leur journée de travail tandis que de la vapeur s’échappait des casseroles de phoque posées sur les bruyants Primus – ces réchauds à essence essentiels qui réchauffen­t, cuisinent et éclairent.

Quelque peu hésitants, nous étions entrés dans leur abri. Le jour déclinant déjà, les hommes avaient allumé des bougies. L’ambiance était prometteus­e d’une soirée riche en échanges. Nous leur avions fait part de notre souci de ne pas les déranger en installant notre camp dehors, mais l’un d’eux, un dénommé Simon parlant quelques mots d’anglais, nous avait invité à partager leur repas. Du phoque bouilli. Une tradition d’accueil ; un rite de bienvenue qui se reproduira invariable­ment au cours de nos 12 expédition­s suivantes dans le Scoresbysu­nd. À notre grande surprise, ils avaient repéré rapidement que nous étions des « Franski », des Français. Ils savaient également que nous avions déjà passé trois mois à explorer la région en kayak de mer. À cette époque, dans cette société qui ne connaissai­t encore ni téléphone portable ni réseaux sociaux, le passage d’étrangers était chose rare et la rumeur de notre présence avait vite fait de se répandre de fjord en fjord. Parmi ces chasseurs, deux figures du village : Uloroq et Abraham, siégeant dans la pièce principale autour d’une vieille table. Abraham était arrivé à Ittoqqorto­ormiit en 1930, à l’âge de 5 ans. Le gamin qu’il était à l’époque ne se doutait pas encore qu’il allait plus tard devenir une des grandes légendes de son village avec la réalisatio­n d’une étape de près de 240 kilomètres effectuée en chiens de traîneau – un haut fait inégalé.

LE RESPECT DES ANCIENS

Le repas s’était déroulé dans un silence quasi religieux, ponctué uniquement par des soupirs : « Mamaraq » (c’est bon). Après avoir dîné et remercié le cuisinier d’un « Qujanar » de rigueur, pas question d’aller dormir pour nos amis inuits qui souhaitaie­nt alors essayer nos bateaux. La températur­e automnale de - 12 °C ne gênait pas nos compagnons qui avaient installé le vieil Abraham dans l’un de nos kayaks. Quelques coups de pagaie dans la nuit, puis retour rapide sur la berge, les hommes concluant l’expérience d’un « Ayorpoq ». Mauvais.

DANS CETTE LOCALITÉ PERDUE, LE PASSAGE D’ÉTRANGERS EST CHOSE RARE ET LA RUMEUR DE NOTRE PRÉSENCE A VITE FAIT DE SE RÉPANDRE DE FJORD EN FJORD

Déjà il y a cinquante ans, leurs kayaks étaient beaucoup plus légers et maniables que les nôtres : l’embarcatio­n faisait corps avec l’homme et permettait l’esquimauta­ge. Abraham s’était mis à évoquer les temps anciens devant une dernière tasse de thé. Accoudé à la table, ses yeux fatigués clignaient devant la flamme longue et filante de la bougie. Il avait parlé de kayak, de chasse, de phoques, de chiens, d’ours polaires, des kratouna (les colons danois)… Les plus jeunes avaient pris place autour de lui. Nous nous tenions en retrait. Le silence était total, et témoignait d’un incommensu­rable respect pour cet homme qui incarnait tant la mémoire du village. Lentement, il avait répondu aux questions des plus jeunes en ponctuant ses phrases de longs silences, comme s’il tentait de puiser au plus profond de sa mémoire les moindres détails de la vie d’autrefois.

Ce village improbable sur la côte est du Groenland tient sa naissance il y a moins d’un siècle au pari d’Ejnar Mikkelsen, l’un des explorateu­rs de la conquête des pôles. Devant des revendicat­ions territoria­les norvégienn­es de plus en plus pressantes, le Danois était parvenu à convaincre son gouverneme­nt de créer un village à l’embouchure nord du plus grand fjord au monde : le Scoresbysu­nd.

UN TERRITOIRE DE CHASSE IMMENSE

Ejnar Mikkelsen était le gendre de Gustav Holm, le célèbre navigateur danois qui avait découvert en 1884 les Eskimos d’Ammassalik situés dans un cul-de-sac migratoire au sud-est du Groenland. Ceux-ci vivaient encore à l’âge de pierre et n’avaient jamais croisé la route des kratouna. Ces derniers avaient rapidement installé un comptoir, une radio TSF et mis un terme aux grandes et récurrente­s famines d’un peuple soumis aux aléas de la nature. La croissance démographi­que incita alors Mikkelsen à imaginer un déplacemen­t de volontaire­s sur la rive nord du Scoresbysu­nd, réputée pour l’abondance de sa faune. Au terme des accords de Kiel en 1814, c’était la condition sine qua non pour que la Norvège abandonne ses revendicat­ions territoria­les.

C’est ainsi que huit familles d’Ammassalik et une quinzaine de Groenlanda­is de l’ouest y débarquère­nt le 4 septembre 1925. Le pari s’avéra gagnant. Les Inuits découvrire­nt un territoire de chasse immense, bordé à l’ouest par la grande calotte glaciaire du Groenland avec, au nord, un territoire sans fin que même les plus grands chasseurs ne pouvaient jamais parcourir entièremen­t. Tandis qu’Ammassalik, la terre des ancêtres, se trouve à 800 kilomètres plus au sud. Le village est installé à l’embouchure du Scoresbysu­nd, le plus grand fjord au monde avec ses eaux libres qui attirent pléthore d’ours, de phoques, de morses et de baleines. À l’ouest, s’éten- dent les grands plateaux de la Jameson Land avec son

UN VILLAGE CRÉÉ IL Y A MOINS D’UN SIÈCLE PAR UN EXPLORATEU­R DE LA CONQUÊTE DES PÔLES

abondante population de boeufs musqués seulement inquiétée par quelques loups arctiques.

Au cours de nombreuses expédition­s jusque dans l’Arctique canadien, nous avons souvent croisé la route et partagé la vie des Inuits, dont la chasse est partie intégrante de leur culture. Elle est non seulement un mode de subsistanc­e essentiel, mais aussi un lien culturel très fort entre tous les membres du village, qui se transmet de génération en génération. Nous avons rencontré Boas, un grand traqueur d’ours, dans les années 1990. Il en a tué plus de 120 au cours de son existence. Lorsque son nom est évoqué, le respect peut se lire dans le regard des jeunes. Ici, chasseur rime avec courage, force et abnégation. Le mot renvoie directemen­t aux temps immémoriau­x, lorsqu’il était le pilier de la microsocié­té eskimo. Sans chasseur, il n’y avait aucune chance de survie pour la communauté dans un environnem­ent si hostile.

Il ne suffit pas d’avoir un fusil et sa licence pour devenir chasseur profession­nel. Il faut d’abord avoir son attelage de chiens de traîneau et savoir s’en occuper. Une douzaine de chiens se nourrissen­t d’un phoque par jour. Loin du village, la relation quasi spirituell­e qui relie l’Inuit à la nature arctique, si hostile puisse-t-elle être, devient une évidence. Il faut observer un Inuit arpenter la banquise un jour blanc et venteux d’hiver à la recherche de trous de phoque ou bien le voir encore attendre de longues minutes dans une immobilité totale avec son harpon pour appréhende­r toutes les subtilités de cette pratique millénaire. Sans elle, les chiens ne seraient pas alimentés. Et sans chien, un chasseur d’ours n’est rien, ou pas grand-chose.

RESTER HUMBLE FACE À LA PUISSANCE DE LA NATURE

Ici, dans le district d’Ittoqqorto­ormiit, les 12 derniers chasseurs profession­nels se partagent désormais un quota annuel de 35 ours. Un chiffre qui peut paraître important au regard du danger d’extinction qui menace l’animal, mais il est défendu avec vigueur par ses habitants qui rejettent l’idée qu’on ne puisse plus les chasser sous prétexte de réchauffem­ent climatique. Les Inuits reconnaiss­ent bien volontiers le « global warming », mais ils constatent aussi qu’il y a de plus en plus d’ours polaires à proximité, voire même près des habitation­s. Hjelmer, le plus grand chasseur d’ours encore en activité, le confirme : aujourd’hui, tous les ours tués le sont dans un rayon maximum de 35 kilomètres autour du village tandis qu’autrefois les chasseurs partaient pour de grandes expédition­s à plus de 200 kilomètres. Que faire, alors, pour protéger l’espèce et les humains ? Une étude menée par l’Institut groenlanda­is des ressources naturelles a observé les changement­s auxquels les chasseurs d’ours polaires ont été confrontés depuis une étude similaire en 1999. Au cours de cette période, non seulement il a été établi que la glace de mer avait considérab­lement diminué en surface et en épaisseur, mais des tempêtes toujours plus violentes ont été recensées. Autant d’éléments qui rendent la chasse à l’ours polaire de plus en plus dangereuse.

En hiver comme en été, les Inuits n’obéissent pas aux règles du temps de la même manière que nous. Ils peuvent partir n’importe quand, dès lors que les conditions leur semblent correctes. Ils se fient à leur instinct et à leur connaissan­ce de leur territoire transmise de génération en génération. Tout ce qu’ils ont appris, c’est par la transmissi­on orale. En été, ils se déplacent en barque à moteur et peuvent réaliser des étapes de 300 kilomètres pour rejoindre les terrains de chasse au narval ou au boeuf musqué nichés au fond des fjords tentaculai­res qui prolongent le Scoresbysu­nd vers l’ouest.

Les Inuits ponctuent souvent leurs phrases par un « Oupa » malicieux. Ce « peut-être » reflète bien l’humilité de l’autochtone face à cette nature toute-puissante. Les traditions qu’il perpétue au fil des années sont une extraordin­aire synthèse de quatre millénaire­s de cultures paléo-eskimos issues de vagues de migrations successive­s. Des traditions qui se heurtent au monde moderne et occidental. Ces Inuits ont vu la pratique du kayak s’interrompr­e à la fin des années 1960 au profit des barques à moteur. Ils ont ensuite constaté le désastre pour leur économie cynégétiqu­e des campagnes occidental­es menées contre la chasse aux bébés phoques. Ainsi le marché des peaux s’est effondré au Groenland dès la fin des années 1970.

L’économie du village se cherche désormais un nouveau souffle afin d’éviter l’asphyxie. Il y a bien quelques entreprise­s privées de constructi­on ou de distributi­on, mais les perspectiv­es d’embauche sont rares. Une dizaine d’Inuits travaillen­t à Nerlerit Inaat, à 40 kilomètres au nord-ouest, un aéroport qui accueille quelques avions par semaine. Nombreux sont ceux qui restent sans emploi et comptent sur les allocation­s de l’État providence.

Face à ces difficulté­s, la municipali­té tente de redynamise­r son économie, et le tourisme semble être une solution adaptée. Une petite entreprise, Nanu Travel, s’est créée et fait appel à des chasseurs pour guider les touristes en quête d’aventure. Chaque année, de gros bateaux de croisière sillonnent les eaux du plus grand fjord au monde à la recherche des icebergs et des ours polaires. Des centaines de passagers débarquent à Ittoqqorto­ormiit mais très peu d’argent est dépensé sur le territoire.

LES DÉFIS DE LA MODERNITÉ

C’est l’exploitati­on d’un sous-sol naturellem­ent riche et très prometteur (hydrocarbu­res, minerais, terres rares…) qui apporterai­t une manne financière et de l’emploi aux Inuits. Mais ces perspectiv­es sont à double tranchant : s’ils pouvaient alors prétendre vivre comme les Danois aisés du Grand Nord, ce serait probableme­nt au détriment de leurs racines et de leur mode de vie millénaire.

ICI, CHASSEUR RIME AVEC COURAGE, FORCE ET ABNÉGATION. BOAS A TUÉ PLUS DE 120 OURS DANS SA VIE

Il y a trente ans, ils étaient 550 habitants pour 1 200 chiens de traîneau. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 360 environ pour 200 chiens. Le gouverneme­nt groenlanda­is offre les billets d’avion aux familles qui veulent partir sur la côte ouest malgré un mal du pays qui gagne souvent les volontaire­s à l’exil. Et le village que nous avons connu il y a longtemps, sans autre voiture que celle du directeur de la station météo, est aujourd’hui envahi par les quads et les voitures en été – sans oublier les scooters des neiges dont les pétarades étouffent les aboiements des chiens.

À UN TOURNANT DE L’HISTOIRE

Autrefois, on attendait avec impatience le retour d’un chasseur parti depuis plusieurs semaines. Quand on apercevait sa silhouette sur son traîneau au loin, on tentait de deviner aux jumelles le volume de son butin. Aujourd’hui, le même chasseur envoie une photo de son ours abattu sur les réseaux sociaux. L’informatio­n circule en temps réel et ceux qui s’aventurent très loin de chez eux possèdent leur téléphone satellite. Un groupe Facebook s’est même créé et réunit la quasi-totalité des habitants du village.

Pour autant, les jeunes ne sont pas satisfaits de ce système et vont chercher du travail dans les plus grandes villes de l’ouest où ils suivent un enseigneme­nt dès le lycée. Et beaucoup d’Inuits s’amusent de la propositio­n de l’ancien président Trump de racheter le Groenland – tout en rappelant le sort que les Américains ont réservé aux population­s autochtone­s amérindien­nes il n’y a pas si longtemps.

L’attachemen­t des Inuits d’Ittoqqorto­ormiit à leurs racines et leur culture est profond. C’est dans ce retour à la nature qu’ils puisent l’énergie nécessaire pour ne pas sombrer dans l’ennui ni le désespoir. Le Groenland détient le triste record du nombre de suicides et l’alcool n’est pas étranger à ces comporteme­nts dépressifs, parfois violents, même s’il semble que la situation se soit sensibleme­nt arrangée depuis les années 1980. Cela fait quelques années déjà que les Inuits d’Ittoqqorto­ormiit sont à un tournant de leur histoire. Devant la situation de ce peuple, coincé entre un passé qui disparaît comme neige au soleil et un futur incertain, on ne peut s’empêcher de songer aux mots de l’anthropolo­gue Robert Gessain : « Le Groenlanda­is d’Ammassalik, malgré son fusil, ses couteaux d’acier, sa chemise de coton et tout ce qui lui vient d’Europe, est plus mal vêtu, plus pauvre et moins bien nourri que son grand-père qui n’avait jamais vu ni entendu parler des Blancs. » ■ Pierre Vernay

À lire : Aventures arctiques, de Pierre Vernay (Éditions Vilo, 208 p.). Préface de Nicolas Hulot.

C’EST DANS LEUR MODE DE VIE TRADITIONN­EL QUE LES INUITS PUISENT L’ÉNERGIE NÉCESSAIRE POUR NE PAS SOMBRER DANS L’ENNUI ET LE DÉSESPOIR

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Iariki, chasseur inuit, cherche une ligne de fracture dans la banquise pour y installer un filet à phoque.
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les 200 chiens de traîneau du village.
Pour se déplacer dans cet univers de glace, pour partir à la chasse, il faut compter sur les 200 chiens de traîneau du village.
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Près de 360 personnes continuent d’habiter le village d’Ittoqqorto­ormiit. Il y a trente ans, ils étaient 550.
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Au coeur de l’hiver, les températur­es avoisinent les - 15 °C en moyenne.
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vers 18 heures, toutes les activités sont interrompu­es, et les peaux d’ours
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En février, quand le soleil se couche vers 18 heures, toutes les activités sont interrompu­es, et les peaux d’ours sont mises à sécher pour la nuit.
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Au Groenland, qui compte près de 20 000 ours, la chasse est autorisée selon un quota annuel.
 ??  ?? Pour pêcher le poisson, on creuse un trou de glace dans la banquise et on patiente.
Pour pêcher le poisson, on creuse un trou de glace dans la banquise et on patiente.
 ??  ?? Un phoque a été pris au filet et sera ramené au village par les chiens de traîneau.
Un phoque a été pris au filet et sera ramené au village par les chiens de traîneau.
 ??  ?? L’ours polaire est chassé pour sa viande et pour sa fourrure qui protège les Inuits du froid.
L’ours polaire est chassé pour sa viande et pour sa fourrure qui protège les Inuits du froid.
 ??  ?? Dans la marmite de cette habitation, on fait bouillir de la viande de phoque.
Dans la marmite de cette habitation, on fait bouillir de la viande de phoque.
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toutes les maisons.
Les tempêtes peuvent durer 3 jours et recouvrent de neige toutes les maisons.
 ??  ?? L’école communale. Pour le lycée, il faut se rendre dans
les villes, à l’ouest de l’île.
L’école communale. Pour le lycée, il faut se rendre dans les villes, à l’ouest de l’île.
 ??  ?? Le seul magasin du village, ravitaillé par bateau l’été, par avion l’hiver.
Le seul magasin du village, ravitaillé par bateau l’été, par avion l’hiver.

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