À LA RECHERCHE DES LIEUX OUBLIÉS
Depuis quinze ans, le photographe Francis Meslet part en quête d’endroits abandonnés. Piscines, théâtres, usines, cages d’escalier, librairies, vieilles demeures… Des « capsules temporelles » émouvantes qui,
chacune à leur façon, racontent mille et une histoires.
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » Devant les photos de ces lieux oubliés, embaumés dans cet abandon ordinaire où le temps a écaillé la peinture et déposé une couche de poussière sur les pierres et le mobilier, cet alexandrin de Charles Baudelaire revient constamment à l’esprit. Sur l’une de ces images, deux fauteuils rouges sont installés devant une bibliothèque sur laquelle on aperçoit un cadre d’où dépasse la photo d’une femme en noir et blanc. Dans la pièce, c’est certain, doit flotter une odeur de flacon débouché. On y aperçoit dans le recoin ce « gros meuble à tiroirs encombré de bilans / De vers, de billets doux, de procès, de romances / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances », qu’évoque toujours Baudelaire. Une raquette en bois est posée contre l’un des fauteuils. Sur leurs coussins de velours usé, des copeaux de peinture blanche tombés d’un plafond décrépi témoignent du temps qui a passé. Sur les murs, un papier peint vert est recouvert sur l’un des pans d’un rideau que l’on distingue mal mais dont on devine la laideur. Les planches de la bibliothèque sont un peu bancales, mais les livres y sont encore bien rangés et alignés comme si les habitants venaient d’emménager. « C’est ça qui m’intéresse, raconte Francis Meslet, la marque du temps. L’abandon. Ces lieux oubliés depuis quelques semaines, quelques mois, quelques années… quelques siècles, aussi, parfois. » Sans le vouloir, ses photos, qui mettent en lumière un passé révolu, sont étonnamment d’actualité. Début 2020, lors des premiers confinements tout autour de la planète, les gens ont pu voir, l’espace d’un court instant, cet abandon ordinaire soudainement en bas de chez eux et non dans des édifices isolés ou cachés – comme ces canards déambulant dans les rues de Paris, ou la végétation qui reprenait partout ses droits.
DES VOYAGES EN EUROPE ET MÊME AU JAPON
Diplômé de l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy, Francis Meslet commence pourtant sa carrière loin de ces endroits dépouillés de toute présence humaine. Mais après un passage dans la publicité et la communication, il redécouvre en 2005 la photographie qu’il avait étudiée en argentique sur les bancs de l’école à travers un appareil numérique. C’est cette même année qu’il photographie son premier lieu abandonné, près de chez lui. Depuis, Meslet a voyagé dans toute l’Europe, et même au Japon, à la recherche de ce qu’il appelle des « capsules temporelles ». Dans ce portfolio, nous avons sélectionné des images prises uniquement en France. De ses pérégri
LE PHOTOGRAPHE VIENT SUBLIMER LA BEAUTÉ OUBLIÉE DE CES MAISONS ORPHELINES OÙ LE TEMPS SEMBLE S’ÊTRE ARRÊTÉ
nations à la poursuite de bâtisses orphelines, il a sorti deux ouvrages dont l’un est consacré spécifiquement aux églises. « Ce sont des témoins de plusieurs événements : de l’exode rural mais aussi de la perte et du recul de la foi en Europe », analyse le photographe. « J’ai déjà pu trouver des petits villages de 100 habitants où il y avait plus de cinq églises. »
UN LONG TRAVAIL D’ENQUÊTE
Une règle intangible de sa démarche : ne jamais transgresser. Ces lieux sont tous accessibles : une porte laissée ouverte, une fenêtre cassée, un trou dans un mur… Quand ils ne le sont pas, Francis Meslet fait le nécessaire auprès des communes et des mairies pour pouvoir y pénétrer en toute légalité. « En réalité, la prise de vue, l’instant décisif, ne représente que 5 à 10 % du processus, détaille Meslet. Le plus chronophage, ce sont les longues recherches à découvrir ces pépites d’antan. Je passe beaucoup de temps à écumer les sites de patrimoine européen, les journaux locaux et Google Earth pour faire mes repérages. » En éclaireur, il guette ses sujets : des thermes, des piscines, des cages d’escalier, des librairies, des églises, des vieilles usines, des châteaux, des demeures bourgeoises… Un autre de ses principes : ne jamais dévoiler la localisation exacte dudit bâtiment. « Avec les réseaux sociaux aujourd’hui, tout va très vite. Je ne veux pas que ces lieux soient ensuite investis par des nuées de touristes ou de gens souhaitant alimenter leur page Instagram. » Et à raison. Il y a deux ans, Francis visite une petite église située dans un hôpital désaffecté de la région de Milan. Il y a quelques semaines, des jeunes s’y sont introduits et ont mis le feu à l’édifice en se servant des bancs de prière.
« Les curieux sur Internet peuvent être très forts pour retrouver l’endroit où a été prise une photo. Donc, je fais même attention à ne rien photographier de reconnaissable : ça peut aller d’un blason dans un château à n’importe quel autre indice… »
UNE MÉMOIRE PATRIMONIALE
Sa démarche, il la situe au carrefour de plusieurs écritures : le photojournalisme, la photo de patrimoine et la photo d’art. Et, depuis quelques années, d’un certain militantisme pour la sauvegarde du patrimoine. Un jour de 2019, quelque part dans la campagne entre les Ardennes et la Franche-Comté (nous n’en saurons pas plus…), Francis Meslet photographie l’intérieur d’un château. Les propriétaires le surprennent et vont même jusqu’à alerter le voisin, un commissaire de police à la retraite. Il explique sa démarche et, le lendemain, la femme le joint par téléphone pour demander à voir les images, celles-là mêmes qui ont servi à monter ensuite un dossier à la Fondation du patrimoine, et permis d’inscrire l’édifice sur sa liste. « J’étais ainsi passé de l’intrus à l’artiste auquel on demande ses oeuvres, se souvient le photographe.
Désormais, c’est quelque chose que je fais systématiquement : je propose de donner mes photos aux propriétaires, ou aux communes et mairies à une condition : que les images ne soient utilisées que pour aider à la sauvegarde de l’endroit en question. » Sur son site internet, n’espérez pas voir de photographie de Pripiat et de Tchernobyl – véritable Mecque des explorateurs urbains pratiquant « l’urbex » (exploration urbaine), une occupation à la mode depuis quelques années – ou d’un autre endroit célèbre. « C’est le Disneyland de l’urbex : les photographes y vont par bus entier. Ça ne veut plus rien dire, et je préfère prendre mes distances avec ce terme. Je n’aime ni le scoop ni le sensationnalisme. J’aime la photographie et le patrimoine. Je ne veux pas de légende, ou de chiffre. Je veux cet abandon ordinaire. » Juste l’image, donc, nue. Comme ces lieux, qui ressemblent au sphinx de la fin du poème de Baudelaire : « Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux / Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux / Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche / Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. » ■
Églises abandonnées. Lieux de culte en déshérence, Éditions Jonglez, 35 €, et Mind travels (avec CD), Éditions Ici d’Ailleurs, 40 €.
ENTRETENIR LE MYSTÈRE SUR L’ADRESSE DE CES LIEUX POUR LES PRÉSERVER DES CURIEUX ET DES VANDALES