LES ENFANTS DU PARADISO
À Paris, près de la place de la Nation, la société de production et de distribution MK2 vient d’ouvrir les portes d’un hôtel d’un genre nouveau, où chaque chambre se transforme en salle de projection privée. Récit d’une nuit sous les étoiles du cinéma.
Pour avoir froid dans le dos, c’est à l’Hotel Paradiso qu’il faudra prendre une douche en regardant Psychose. À Paris, au bord de la place de la Nation, patientent 34 chambres et deux suites disposées sur sept étages. Imbriqué dans les salles du MK2 Nation, l’endroit s’ouvre comme une curieuse machine à explorer l’histoire du cinéma.
« Le concept a évolué en fonction des technologies et de l’inspiration, expliquent Nathanaël et Elisha Karmitz, créateurs du lieu. Mais notre idée première n’a pas dévié : un hôtel où chaque chambre serait une salle de cinéma. » En prenant sa clé, sous les néons de l’entrée, on accède à un catalogue labyrinthique de plusieurs milliers de titres. Deux clics sur une tablette, un grand écran recouvre la fenêtre et la pièce bascule dans l’obscurité. Le film commence.
FLASH-BACK
On pourrait, au gré de la programmation, remonter dans l’histoire de la société MK2 et débobiner une saga du cinéma français. Commencer, par exemple, par Cléo de 5 à 7 ou la promenade dans Paris d’une chanteuse atteinte par la maladie. Nous sommes en 1962, le nom de Marin Karmitz apparaît au générique du film d’Agnès Varda, au poste de premier assistant. Karmitz est né en Roumanie, vingt-quatre ans auparavant. À 5 ans, ses parents lui offrent un petit projecteur. Il prendra feu tandis que le gamin frimait auprès d’une petite camarade. Premier essai de cinéma en chambre, plus d’un demi-siècle avant la pyramide hightech du Paradiso… Jusqu’au début des années 1970, Karmitz va réaliser des films : Coup pour coup, Nuit noire, Calcutta… OEuvres militantes, raretés à découvrir dans le catalogue. De la terrasse de l’hôtel, lorsque le regard surfe au-dessus des vagues de zinc, de Montparnasse à Montmartre, on en
revient pourtant à Cléo. Telle l’héroïne d’Agnès Varda, le cinéaste devenu producteur et exploitant a quadrillé la capitale de salles portant ses initiales : MK2 Parnasse, Beaubourg, Grand Palais… « Historiquement, poursuit Nathanaël Karmitz, nous sommes ici dans le berceau de la société, pas loin de la Bastille où notre père a ouvert sa première salle. Nous restons enracinés à l’est. » À la lecture du projet, les professionnels de l’hôtellerie ont jugé suicidaire la stratégie des frères K. La Nation est encore un quartier résidentiel, sans attrait touristique. « Avec les salles, ce fut la même histoire, on s’implante toujours dans des endroits improbables. En 1974, quand Marin installe son premier cinéma à la Bastille, le quartier est encore délaissé. » Le 14-Juillet voisine alors avec une salle porno, qui deviendra le magnifique Majestic Bastille. Karmitz inscrit sa conception du cinéma dans la géographie de Paris : « Le cinéma de création ne peut exister que contre l’ordre des choses, en marge des systèmes bureaucratiques, académiques et industriels, écrivait-il dans ses Mémoires Bande à part. Or, c’est aussi un métier d’artisan qui est obligatoirement en relation avec le centre, l’ordre économique, car son coût est élevé. Sans un centre dynamique, les marges meurent aussi. Entre mon bureau gare de Lyon et le Centre du cinéma, aux Champs-Élysées, il y a une ligne de métro, la ligne VincennesNeuilly. »
SOUS LE CIEL DE PARIS
L’hôtel trône à un bout de cette même ligne, au-dessus d’une place rénovée et d’un quartier que les Parisiens euxmêmes apprennent à explorer. Il participe à cette renaissance, en ornant un boulevard Diderot un peu terne d’un nouveau café et d’une grande terrasse ouverte à tous. Depuis le toit, on laisse la capitale derrière soi, ou on l’embrasse en scope couleur. À l’heure où la tour Eiffel scintille, dès le retour des beaux jours, l’hôtel organisera là ses projections en plein air. Alors on entendra monter sous le ciel de Paris trois des plus grands accords d’Ennio Morricone. « Bien sûr, s’enthousiasme Elisha, on inaugure avec Cinema Paradiso ! » Successeurs à la barre du navire, les frères se sont choisi comme pavillon ce succès de Tornatore. L’histoire de Toto, gamin de Sicile, et du projectionniste, joué par Philippe Noiret. Cinema Paradiso raconte la transmission du cinéma. Dans une séquence célèbre, Noiret fait pivoter l’image qui jaillit du Paradiso pour s’étaler sur les façades du village. « Il est là le cinéma ! » s’écrie la foule. L’Hotel Paradiso représente l’aboutissement de cette tentative de sortir les films des salles. À 18 ans, Nathanaël avait créé le MK2 Project Café, un bistrot où l’on projetait des vidéos. Sont passés là des artistes, futurs cinéastes comme Matthew Barney ou le réalisateur de Shame et 12 Years a Slave Steve McQueen. Elisha avait développé des projets de séances hors les murs en organisant des projections géantes sous la nef du
“NOTRE IDÉE PREMIÈRE N’A PAS DÉVIÉ : UN HÔTEL OÙ CHAQUE CHAMBRE SERAIT UNE SALLE DE CINÉMA”
Grand Palais ou dans la cour du Louvre. Expériences d’« hybridation » où le septième art rencontre la restauration, l’animation, les jeux vidéo… « Nous avons toujours vu le cinéma comme une prolongation du quotidien, résument les enfants du Paradiso, et voulu créer des lieux d’accueil et de vie. »
LES PORTES DE LA NUIT
Les murs portent la griffe du père ; son goût de l’abstraction. Si la décoratrice Alix Thomsen avoue son attachement à des cinémas flamboyants comme le Louxor de Barbès ou le Grand Rex des Grands Boulevards, elle s’est fondue dans l’élégance dépouillée de la maison. Béton nu, ornements minimaux. Elle décrit les chambres comme un mélange de cellule de moine et de wagon couchette. Un « écrin », dit-elle où seul le film doit briller comme un diamant. L’hôtel entremêle aussi deux générations de plasticiens. Dans le hall du cinéma, trône une oeuvre lumineuse de Christian Boltanski. En l’an 2000, l’artiste, qui fait pratiquement partie de la famille, avait « exposé » Comédie au Musée d’Art moderne, un film oublié de Marin Karmitz adapté de Beckett. Les fenêtres sur cour s’ouvrent sur un gigantesque mur de brique où le graphiste JR a déployé deux fresques grandioses. L’une représente Le Kid de Chaplin, l’autre Harold Lloyd suspendu à son horloge dans Monte làdessus ! Dans le cocon de la « loge », cet espace sous verre privatif, suspendu comme un nuage au-dessus d’une salle du MK2 Nation, on est frappé par le chemin parcouru. En picorant du pop-corn bio dans l’obscurité ouatée, on se souvient des premières salles de Karmitz. Les murs étaient ornés de slogans maoïstes. Le fondateur, opposé au confort bourgeois, avait longtemps refusé de changer les sièges. Et la clé se trouve encore une fois dans les films.
Toto a grandi. À la fin de Cinema Paradiso, il traverse en Mercedes les lumières de la ville. Producteur, il regarde les films dans une salle privée. Seule l’émotion reste la même. On pourrait se repasser Nous nous sommes tant aimés, saga de trois amis de l’après-guerre italienne qui échouent dans leurs vastes ambitions d’édifier une société plus juste. « On voulait changer le monde, et c’est le monde qui nous a changés », la réplique a marqué les mémoires. Mais Scola filmait aussi l’amour des films, les belles années de Cinecittà. Comme un studio, tout hôtel est un monde hors du monde, une bulle de fictions et de fantasmes. De Shining à Lost in Translation en passant par La Main au collet, le cinéma a filmé tant de couloirs et portes numérotées… Des artistes s’y sont rencontrés, des prix s’y sont remis, des scénarios s’y sont écrits. Et c’est au
VOILÀ LA POÉSIE DU PARADISO QUI SUPERPOSE COMME EN FONDU ENCHAÎNÉ L’ÉCRAN DU CINÉMA À LA RÉALITÉ
Scribe que deux autres frères, les Lumière, ont organisé la première projection publique, en 1895.
GÉNÉRIQUE
L’écran remonte. Paris dort, la nuit nous appartient. Les suites offrent à leurs hôtes de véritables salles où l’on peut se projeter, rien que pour soi, les films à l’affiche. Dans les chambres standards, on révise ses classiques, on se repasse des souvenirs à travers des plates-formes et une « DVD-thèque » riche de 2 000 galettes. Quelques fenêtres brillent encore. Chacune cache une histoire, le scénario d’une vie. Voilà toute la poésie du Paradiso qui superpose en fondu enchaîné l’écran du cinéma et la réalité.
Il est temps de piocher un dernier titre avant de dormir. Revient cette image envoûtante d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Michel Gondry : un lit sur une plage enneigée. Aux dernières heures de la nuit, la voix de Beck chavire Paris : « Change ton coeur, regarde autour de toi. » On songe à Stevenson qui comparait le lit de son enfance à un bateau : « Et nous voguons toute la nuit d’encre / Mais quand revient enfin la lumière / Dans le port de ma chambre, près du débarcadère / Je retrouve mon vaisseau à l’ancre. » Le film s’achève comme un rêve. Et le jour se lève. ■
Hotel Paradiso, 135, boulevard Diderot, Paris 12e (01.88.59.20.01 ; Mk2hotelparadiso.com). Chambre à partir de 100 € la nuit. Suite à partir de 310 €. Petit déjeuner : 18 €.