Le Figaro Magazine

QATAR, LES CHANTIERS DE LA DÉMESURE Reportage

- De notre envoyé spécial Jean-Luc Moreau Deleris (texte et photos)

Champion de l’exportatio­n d’hydrocarbu­res, très critiqué depuis sa nomination par la Fifa en 2010, l’émirat prépare le premier Mondial « zéro carbone » de l’histoire du football. Souhaitant devenir une vitrine de la modernité au Moyen-Orient, le pays s’est lancé dans une politique de travaux futuristes pour accueillir les visiteurs étrangers.

Il y a vingt-cinq ans, ici, il n’y avait rien. » La phrase est récurrente, on l’entend partout. Le chauffeur de taxi, émigré « dans sa jeunesse » de son Rajasthan natal à une date dont il ne se souvient plus ; la jeune guide du National Museum, anglais parfait, jean et escarpins Dior sous son abaya ; le fumeur de chicha du souk Waqif qui vous invite à partager son café à la cardamome : tous la prononcent avec fierté, sans amertume, sans jamais la moindre note de nostalgie. De fait, sur la Corniche – 7 kilomètres de front de mer hérissés de gratte-ciel à façades miroirs jusqu’à West Bay, le quartier d’affaires –, la petite pyramide de l’hôtel Sheraton construite à la fin des années 1970, fait désormais figure de vestige. Doha décomplexé­e assume sa jeunesse. Son opulence, aussi.

Le Qatar aime les symboles. Son Musée national inauguré début 2019, oeuvre de Jean Nouvel, évoque une rose des sables, miraculeux joyau de gypse issu du « rien », né de la simple évaporatio­n des microparti­cules d’eau du désert. Le bâtiment long de 350 mètres est un entrelacs de quelque 500 disques de diamètres inégaux, incurvés à différents angles, des « pétales » qui projettent au sol une mosaïque d’ombres courbes, mouvantes au fil des heures.

UNE MANNE PÉTROLIÈRE

On entre dans une bulle. Onze salles orbiculair­es racontent l’histoire de la petite péninsule sans rien omettre des trois étapes de sa prodigieus­e ascension, des perles naturelles pêchées ici depuis l’Antiquité à la découverte du pétrole en 1949, puis à celle du gaz vingt ans plus tard. Storytelli­ng d’un récit national mythifié, étayé par un parcours muséograph­ique immersif ponctué de films géants projetés sur l’ovale des murs.

Car certes, il y a le pétrole. L’émirat se place au quatorzièm­e rang mondial des pays producteur­s de brut. Il y a aussi et, surtout, le gaz naturel liquéfié : 20 % des réserves planétaire­s ! En 2019, les hydrocarbu­res représenta­ient à eux seuls 47 % du PIB, 86 % des exportatio­ns et 79 % des recettes budgétaire­s nationales. Une manne qui permet au micro-État de bénéficier du plus haut niveau mondial de PIB brut en parité de pouvoir d’achat (PPA). Mais aucun gisement n’est inépuisabl­e et nulle richesse, fût-elle colossale, ne suffit à cimenter une nation. Ni à l’ancrer dans l’Histoire, passée ou future. Pour cela, il faut une ambition, une « vision ». En un mot, un projet de société et son indispensa­ble corollaire, une stratégie. La vision est celle d’un jeune chef d’État de 41 ans, S.A. Tamim Ben Hamad al-Thani, émir au pouvoir depuis juin 2013. Baptisée Qatar Nationale Vision 2030, elle sous-tend toute action de politique intérieure, chaque investisse­ment, chaque prise de position internatio­nale du pays. Son postulat est simple : le puits des

Visionnair­e, l’émirat se projette désormais dans le monde d’après, quand les ressources en hydrocarbu­res seront épuisées

ressources naturelles n’étant pas sans fond, la société qatarie n’a d’autre choix que de se préparer au monde d’après, celui dont le théoricien américain Peter Drucker, il y a un demisiècle déjà, prédisait qu’il verrait l’avènement d’une « économie de la connaissan­ce » (The Age of Discontinu­ity, 1969). Un changement de paradigme pour le moins ambitieux, qui impose au pays de plonger sans réserve dans l’hypermoder­nité. Pour S.E. Salah bin Ghanem al-Ali, le très énergique ministre de la Culture et des Sports, « il s’agit d’une évolution sociétale profonde qui n’est en rien une rupture, mais plutôt une mise à jour progressiv­e du logiciel de l’homme et de la femme qataris. Notre pari de migrer vers la “société du savoir” nous impose de nous transforme­r radicaleme­nt sans oublier nos racines ni renier nos valeurs ». Le souffle des Lumières, là où l’on ne l’attend pas ?

UN MODÈLE URBANISTIQ­UE

La stratégie de long terme repose sur quatre piliers : le développem­ent humain, le progrès social, la diversific­ation économique et un développem­ent environnem­ental vertueux. Déjà l’agglomérat­ion de Doha prend l’apparence d’une smart city, modèle urbanistiq­ue « intelligen­t » dans lequel les infrastruc­tures publiques et privées sont interconne­ctées afin d’améliorer la qualité de vie tout en limitant le gaspillage énergétiqu­e. C’est particuliè­rement vrai dans le quartier Msheireb, le centre historique nouvelleme­nt réhabilité : immeubles d’élégance sobre certifiés écorespons­ables (norme Leed), électricit­é fournie par panneaux solaires, eaux recyclées, ventilatio­n naturelle, fibre optique dans chaque foyer, Wi-Fi haut débit gratuit en extérieur, tri et collecte automatiqu­e des déchets, parkings et couloirs de service souterrain­s, rues piétonnes, transports en commun propres, e-climatisat­ion, e-commerce, e-sécurité, e-gouvernanc­e… Un luxe 4.0 très tendance auquel le groupe hôtelier hongkongai­s Mandarin Oriental n’a pas été insensible, lui qui a implanté l’un de ses plus beaux palaces sur Barahat, une piazza à l’italienne bordée de terrasses, surmontée d’une impression­nante voilure ombrelle rétractabl­e.

Les autorités promettent de faire mieux encore à Lusail, la ville nouvelle en constructi­on à une quinzaine de kilomètres au nord de la capitale, projet pharaoniqu­e de presque 40 kilomètres carrés incluant une marina et quatre îles artificiel­les. L’ensemble urbain y sera équipé du système de ventilatio­n le plus innovant au monde, générant une économie escomptée de plusieurs millions de tonnes de CO2 par année. Et c’est là qu’on achève le chantier du Lusail Iconic Stadium, le futur temple de la finale de la Coupe du monde Fifa 2022. Grandiose ! Une arène de 80 000 places conçue par le cabinet d’architecte­s britanniqu­e Foster & Partner dont le dessin en forme de vasque dorée s’inspire de l’artisanat arabe traditionn­el et de la couleur des reflets flavescent­s des lanternes fanar. Force des symboles, encore. Chacun des huit stades choisis pour la future Coupe du monde aura une histoire à raconter. Sur le campus universita­ire de la Fondation pour l’éducation, les sciences et le développem­ent communauta­ire du Qatar, là où se forment les élites intellectu­elles et sportives du royaume, Education City Stadium évoque un diamant taillé ; à 17 kilomètres au sud-est de Doha, dans la ville historique d’al-Wakrah, le design du stade al-Janoub représente la coque retournée d’un boutre et, non loin, celui d’al-Thumama Stadium s’inspire du gahfiya, le couvre-chef en tissu porté par les hommes de la région ; à 60 kilomètres au nord, dans la ville d’alKhor, l’imposante silhouette du stade al-Bayt rappelle les bayt al sha’ar, tentes traditionn­elles des Bédouins du Golfe. L’effet est à ce point saisissant que lors d’une récente visite des lieux, le président de la Fifa, Gianni Infantino, a déclaré « être resté sans voix ». Ce luxueux chapiteau de 60 000 places, tout tapissé de rouge, accueiller­a le match d’ouverture du 21 novembre 2022.

OPPORTUNIT­É ÉCOLOGIQUE

Une architectu­re métaphoriq­ue plutôt inspirée, donc, qui ne manquera pas de susciter les superlatif­s – ou les controvers­es. En 2010, après que le comité exécutif de la Fifa a désigné le Qatar pour accueillir le Mondial, les critiques les plus féroces ont porté sur le choix d’une région aux conditions météorolog­iques inadaptées à la compétitio­n de haut niveau. D’où le report imposé des dates de la rencontre en fin d’année, afin de prémunir joueurs et supporters de la fournaise estivale du golfe Persique. L’ombre de la polémique s’est alors déplacée vers la question de l’empreinte écologique, principale­ment à cause de l’impérieuse nécessité de climatiser stades et structures d’accueil. Un risque d’image énorme pour le pays hôte autant que pour les instances dirigeante­s de la Fifa. La Coupe 2022 ne sera un succès qu’à la condition expresse d’être écologique­ment vertueuse.

Conscients de ce défi majeur, les concepteur­s de Qatar 2022 n’ont eu d’autre choix que de voir les choses en (très !) grand, sans jamais lésiner. Hassan al-Thawadi, secrétaire général du Comité suprême pour la livraison et l’héritage (le comité organisate­ur qatari) ne s’en cache pas : « Nous nous préparons à accueillir plus de 1 million de fans et pendant vingt-huit jours, toutes les télévision­s du monde seront braquées

Chacun des huit stades choisis pour la future Coupe du monde aura une histoire à raconter et devra être exemplaire sur le plan environnem­ental pour faire taire toutes les polémiques

sur nous. Pour montrer qui nous sommes, nous avons eu à coeur de transforme­r nos contrainte­s en opportunit­és. Nous sommes un petit pays ? Notre Mondial sera le plus compact de l’histoire de la Fifa, il sera possible d’y voir plusieurs matchs par jour avec un ticket de métro. Notre climat est chaud ? Nous avons développé le système de ventilatio­n le plus écorespons­able qui soit. Nous exportons des hydrocarbu­res ? Qatar 2022 aura la plus petite empreinte carbone jamais vue grâce, notamment, aux transports en commun et à l’énergie fournie par notre ferme solaire de 800 mégawatts. »

Les opérateurs français n’ont pas manqué de se positionne­r pour aider l’émirat à relever le gant. Ainsi le projet photovolta­ïque d’al-Kharsaah – 2 millions de modules solaires implantés sur 1 000 hectares à 80 kilomètres à l’ouest de la capitale – est-il piloté par le groupe Total. Une puissance de 800 mégawatts prévue pour fournir 10 % de la demande électrique du pays et, à terme, réduire de 26 millions de tonnes ses émissions de CO2. Le métro – 85 kilomètres de lignes automatisé­es dont 55 en tunnel – a, quant à lui, été développé conjointem­ent par Keolis et RATP Dev.

Global Sustainabi­lity Assessment System (GSAS), un auditeur indépendan­t agréé par la Fifa, a eu la charge de mesurer en temps réel l’impact écologique de la constructi­on des stades et des infrastruc­tures.

POLÉMIQUES ET CONTRE-ATTAQUE

Les notes obtenues sont optimales : les économies d’énergie réalisées grâce aux panneaux solaires et aux ampoules LED (environ 30 %), le recyclage systématiq­ue des eaux et des matériaux de constructi­on (90 % des déchets), les 850 000 mètres carrés d’espaces verts créés (16 000 arbres plantés), les systèmes de ventilatio­n innovants associés aux toitures parasols rétractabl­es, tous les paramètres audités laissent à penser que le Mondial à venir pourrait faire beaucoup mieux que les précédents, et s’inscrire comme une référence en matière d’écorespons­abilité et de « durabilité ». Reste le volet social, autre sujet polémique récurrent. Le 16 octobre 2019, le Conseil des ministres du Qatar a adopté une loi abolissant définitive­ment la kafala, le système de tutelle en vigueur dans toutes les monarchies du Golfe qui enchaîne le travailleu­r étranger à son employeur. Cette réforme profonde du code du travail a été préparée conjointem­ent avec l’Organisati­on internatio­nale du travail (OIT), l’agence spécialisé­e de l’ONU. Les quelque 1,5 million de travailleu­rs migrants du pays sont désormais libres de changer d’emploi sans autorisati­on préalable de leur employeur. L’abolition de ce fameux « NOC » (Non Objection Certificat­e), à juste titre décrié par les défenseurs des droits de l’homme, s’accompagne d’un train de mesures annexes : suppressio­n du visa de sortie obligatoir­e, réduction des horaires de travail en saison chaude, etc. Autre avancée significat­ive, une nouvelle loi établit un salaire minimum non discrimina

Décrié par les défenseurs des droits de l’homme, le Qatar a dû adapter ses lois sociales

toire s’appliquant à toutes les nationalit­és et à tous les secteurs d’activité, une première au Moyen-Orient ! L’émirat a beau se montrer très en avance sur les autres pays du Golfe en matière de respect des droits de l’homme, et désormais sur le terrain de la législatio­n du travail, la question de la main-d’oeuvre étrangère affectée à ses chantiers titanesque­s demeure épineuse. Dans un article daté du 23 février dernier, le quotidien britanniqu­e The Guardian a allégué que « plus de 6 500 travailleu­rs immigrés d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts au Qatar depuis que celui-ci a remporté l’organisati­on de la Coupe du monde », soit « en moyenne 12 morts par semaine depuis décembre 2010 » pour les seuls ressortiss­ants de ces cinq pays. Des chiffres bruts porteurs d’un lourd sous-entendu : les conditions de travail locales seraient désastreus­es.

Les autorités qataries n’ont pas manqué de réagir fermement pour dénoncer un amalgame calomniate­ur, rappelant d’une part que les 1,4 million d’expatriés de ces pays actuelleme­nt présents au Qatar n’étaient pas tous des ouvriers (mais souvent des étudiants ou des cadres), d’autre part que le chiffre de « 6 500 décès en dix ans », si désolant soit-il, devait être ramené au turn-over de « plusieurs millions » de migrants venus du souscontin­ent indien depuis 2010, certains étant déjà rentrés chez eux.

COVID-19 SOUS CONTRÔLE

La crise sanitaire ? Sous contrôle. Pas question d’entraver l’économie effervesce­nte du pays, impensable de retarder les préparatif­s de la Coupe qui vont toujours bon train. Chantiers, bureaux, commerces, restaurant­s, hôtels ou musées demeurent ouverts, en dépit de « jauges » de prudence. Mais des tests de dépistage massifs sont pratiqués et leurs résultats instantané­ment affichés sur Ehteraz, une applicatio­n mobile de détection et de suivi des « cas contacts » qu’il est obligatoir­e d’avoir toujours sur soi. Et les résultats chiffrés se passent de commentair­e : à ce jour, 1,6 million de nationaux et résidents ont été testés (soit plus de la moitié de la population). Le taux de mortalité est parmi les plus bas du monde (257 décès à déplorer depuis le début de la pandémie pour une population de 2,75 millions d’habitants). Nul doute que le Qatar a pris un risque énorme en se lançant dans la course au Mondial en dépit des nombreuses réticences occidental­es et de la jalousie ouvertemen­t agressive de ses voisins. Les écueils ne manquaient pas. Mais il se pourrait bien que l’an prochain, à l’occasion de ce qui sera peut-être « le » grand événement internatio­nal postpandém­ie, l’émirat crée une surprise de taille en proposant un modèle de compétitio­n inédit. Et tout porte à croire que la démonstrat­ion de modernité qu’il s’apprête à faire au monde ne soit qu’une étape dans sa course de fond réformatri­ce. Son objectif réel est plus lointain, à l’horizon 2030. Compte tenu des moyens mis en oeuvre et de l’énergie déployée, il n’a de toute évidence rien d’un mirage. ■

En organisant ce Mondial, le pays doit faire face aux nombreuses réticences occidental­es

 ??  ?? Constructi­on du Lusail Iconic Stadium (80 000 places), où se déroulera la finale de la Coupe du monde de football en 2022.
Constructi­on du Lusail Iconic Stadium (80 000 places), où se déroulera la finale de la Coupe du monde de football en 2022.
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 ??  ?? Le stade al-Bayt, inspiré des tentes traditionn­elles des Bédouins, accueiller­a le match d’ouverture de la Coupe du monde.
Le stade al-Bayt, inspiré des tentes traditionn­elles des Bédouins, accueiller­a le match d’ouverture de la Coupe du monde.
 ??  ?? La capitale Doha a pour projet de devenir ville intelligen­te « City 4.0 ».
La capitale Doha a pour projet de devenir ville intelligen­te « City 4.0 ».
 ??  ?? Le Musée national du Qatar, inauguré en 2019, est l’oeuvre de l’architecte français Jean Nouvel.
Le Musée national du Qatar, inauguré en 2019, est l’oeuvre de l’architecte français Jean Nouvel.
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Le stade climatisé Aspire peut accueillir simultaném­ent 13 événements sportifs différents.
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les normes environnem­entales. Les eaux utilisées sont recyclées.
Le stade al-Bayt répond à toutes les normes environnem­entales. Les eaux utilisées sont recyclées.
 ??  ?? Le Khalifa Internatio­nal Stadium (48 000 places).
Le Khalifa Internatio­nal Stadium (48 000 places).
 ??  ?? Le stade al-Bayt, une arène de 60 000 places,
à 60 km de Doha.
Le stade al-Bayt, une arène de 60 000 places, à 60 km de Doha.
 ??  ?? Le Ras Abu Aboud Stadium, fabriqué à partir de containers, sera démonté après 2022.
Le Ras Abu Aboud Stadium, fabriqué à partir de containers, sera démonté après 2022.
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ministre al-Kawari.
La Bibliothèq­ue nationale du Qatar et le vice-premier ministre al-Kawari.
 ??  ?? Le Musée d’art islamique de Doha.
Le Musée d’art islamique de Doha.
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Qatar se transforme­nt en un immense terrain de jeu.
Le week-end, les dunes du Qatar se transforme­nt en un immense terrain de jeu.
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Le métro ultramoder­ne de Doha, cogéré par Keolis et la RATP.
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sur 7 km en front de mer.
Les gratte-ciel de laCorniche de Doha s’étendent sur 7 km en front de mer.

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