QATAR, LES CHANTIERS DE LA DÉMESURE Reportage
Champion de l’exportation d’hydrocarbures, très critiqué depuis sa nomination par la Fifa en 2010, l’émirat prépare le premier Mondial « zéro carbone » de l’histoire du football. Souhaitant devenir une vitrine de la modernité au Moyen-Orient, le pays s’est lancé dans une politique de travaux futuristes pour accueillir les visiteurs étrangers.
Il y a vingt-cinq ans, ici, il n’y avait rien. » La phrase est récurrente, on l’entend partout. Le chauffeur de taxi, émigré « dans sa jeunesse » de son Rajasthan natal à une date dont il ne se souvient plus ; la jeune guide du National Museum, anglais parfait, jean et escarpins Dior sous son abaya ; le fumeur de chicha du souk Waqif qui vous invite à partager son café à la cardamome : tous la prononcent avec fierté, sans amertume, sans jamais la moindre note de nostalgie. De fait, sur la Corniche – 7 kilomètres de front de mer hérissés de gratte-ciel à façades miroirs jusqu’à West Bay, le quartier d’affaires –, la petite pyramide de l’hôtel Sheraton construite à la fin des années 1970, fait désormais figure de vestige. Doha décomplexée assume sa jeunesse. Son opulence, aussi.
Le Qatar aime les symboles. Son Musée national inauguré début 2019, oeuvre de Jean Nouvel, évoque une rose des sables, miraculeux joyau de gypse issu du « rien », né de la simple évaporation des microparticules d’eau du désert. Le bâtiment long de 350 mètres est un entrelacs de quelque 500 disques de diamètres inégaux, incurvés à différents angles, des « pétales » qui projettent au sol une mosaïque d’ombres courbes, mouvantes au fil des heures.
UNE MANNE PÉTROLIÈRE
On entre dans une bulle. Onze salles orbiculaires racontent l’histoire de la petite péninsule sans rien omettre des trois étapes de sa prodigieuse ascension, des perles naturelles pêchées ici depuis l’Antiquité à la découverte du pétrole en 1949, puis à celle du gaz vingt ans plus tard. Storytelling d’un récit national mythifié, étayé par un parcours muséographique immersif ponctué de films géants projetés sur l’ovale des murs.
Car certes, il y a le pétrole. L’émirat se place au quatorzième rang mondial des pays producteurs de brut. Il y a aussi et, surtout, le gaz naturel liquéfié : 20 % des réserves planétaires ! En 2019, les hydrocarbures représentaient à eux seuls 47 % du PIB, 86 % des exportations et 79 % des recettes budgétaires nationales. Une manne qui permet au micro-État de bénéficier du plus haut niveau mondial de PIB brut en parité de pouvoir d’achat (PPA). Mais aucun gisement n’est inépuisable et nulle richesse, fût-elle colossale, ne suffit à cimenter une nation. Ni à l’ancrer dans l’Histoire, passée ou future. Pour cela, il faut une ambition, une « vision ». En un mot, un projet de société et son indispensable corollaire, une stratégie. La vision est celle d’un jeune chef d’État de 41 ans, S.A. Tamim Ben Hamad al-Thani, émir au pouvoir depuis juin 2013. Baptisée Qatar Nationale Vision 2030, elle sous-tend toute action de politique intérieure, chaque investissement, chaque prise de position internationale du pays. Son postulat est simple : le puits des
Visionnaire, l’émirat se projette désormais dans le monde d’après, quand les ressources en hydrocarbures seront épuisées
ressources naturelles n’étant pas sans fond, la société qatarie n’a d’autre choix que de se préparer au monde d’après, celui dont le théoricien américain Peter Drucker, il y a un demisiècle déjà, prédisait qu’il verrait l’avènement d’une « économie de la connaissance » (The Age of Discontinuity, 1969). Un changement de paradigme pour le moins ambitieux, qui impose au pays de plonger sans réserve dans l’hypermodernité. Pour S.E. Salah bin Ghanem al-Ali, le très énergique ministre de la Culture et des Sports, « il s’agit d’une évolution sociétale profonde qui n’est en rien une rupture, mais plutôt une mise à jour progressive du logiciel de l’homme et de la femme qataris. Notre pari de migrer vers la “société du savoir” nous impose de nous transformer radicalement sans oublier nos racines ni renier nos valeurs ». Le souffle des Lumières, là où l’on ne l’attend pas ?
UN MODÈLE URBANISTIQUE
La stratégie de long terme repose sur quatre piliers : le développement humain, le progrès social, la diversification économique et un développement environnemental vertueux. Déjà l’agglomération de Doha prend l’apparence d’une smart city, modèle urbanistique « intelligent » dans lequel les infrastructures publiques et privées sont interconnectées afin d’améliorer la qualité de vie tout en limitant le gaspillage énergétique. C’est particulièrement vrai dans le quartier Msheireb, le centre historique nouvellement réhabilité : immeubles d’élégance sobre certifiés écoresponsables (norme Leed), électricité fournie par panneaux solaires, eaux recyclées, ventilation naturelle, fibre optique dans chaque foyer, Wi-Fi haut débit gratuit en extérieur, tri et collecte automatique des déchets, parkings et couloirs de service souterrains, rues piétonnes, transports en commun propres, e-climatisation, e-commerce, e-sécurité, e-gouvernance… Un luxe 4.0 très tendance auquel le groupe hôtelier hongkongais Mandarin Oriental n’a pas été insensible, lui qui a implanté l’un de ses plus beaux palaces sur Barahat, une piazza à l’italienne bordée de terrasses, surmontée d’une impressionnante voilure ombrelle rétractable.
Les autorités promettent de faire mieux encore à Lusail, la ville nouvelle en construction à une quinzaine de kilomètres au nord de la capitale, projet pharaonique de presque 40 kilomètres carrés incluant une marina et quatre îles artificielles. L’ensemble urbain y sera équipé du système de ventilation le plus innovant au monde, générant une économie escomptée de plusieurs millions de tonnes de CO2 par année. Et c’est là qu’on achève le chantier du Lusail Iconic Stadium, le futur temple de la finale de la Coupe du monde Fifa 2022. Grandiose ! Une arène de 80 000 places conçue par le cabinet d’architectes britannique Foster & Partner dont le dessin en forme de vasque dorée s’inspire de l’artisanat arabe traditionnel et de la couleur des reflets flavescents des lanternes fanar. Force des symboles, encore. Chacun des huit stades choisis pour la future Coupe du monde aura une histoire à raconter. Sur le campus universitaire de la Fondation pour l’éducation, les sciences et le développement communautaire du Qatar, là où se forment les élites intellectuelles et sportives du royaume, Education City Stadium évoque un diamant taillé ; à 17 kilomètres au sud-est de Doha, dans la ville historique d’al-Wakrah, le design du stade al-Janoub représente la coque retournée d’un boutre et, non loin, celui d’al-Thumama Stadium s’inspire du gahfiya, le couvre-chef en tissu porté par les hommes de la région ; à 60 kilomètres au nord, dans la ville d’alKhor, l’imposante silhouette du stade al-Bayt rappelle les bayt al sha’ar, tentes traditionnelles des Bédouins du Golfe. L’effet est à ce point saisissant que lors d’une récente visite des lieux, le président de la Fifa, Gianni Infantino, a déclaré « être resté sans voix ». Ce luxueux chapiteau de 60 000 places, tout tapissé de rouge, accueillera le match d’ouverture du 21 novembre 2022.
OPPORTUNITÉ ÉCOLOGIQUE
Une architecture métaphorique plutôt inspirée, donc, qui ne manquera pas de susciter les superlatifs – ou les controverses. En 2010, après que le comité exécutif de la Fifa a désigné le Qatar pour accueillir le Mondial, les critiques les plus féroces ont porté sur le choix d’une région aux conditions météorologiques inadaptées à la compétition de haut niveau. D’où le report imposé des dates de la rencontre en fin d’année, afin de prémunir joueurs et supporters de la fournaise estivale du golfe Persique. L’ombre de la polémique s’est alors déplacée vers la question de l’empreinte écologique, principalement à cause de l’impérieuse nécessité de climatiser stades et structures d’accueil. Un risque d’image énorme pour le pays hôte autant que pour les instances dirigeantes de la Fifa. La Coupe 2022 ne sera un succès qu’à la condition expresse d’être écologiquement vertueuse.
Conscients de ce défi majeur, les concepteurs de Qatar 2022 n’ont eu d’autre choix que de voir les choses en (très !) grand, sans jamais lésiner. Hassan al-Thawadi, secrétaire général du Comité suprême pour la livraison et l’héritage (le comité organisateur qatari) ne s’en cache pas : « Nous nous préparons à accueillir plus de 1 million de fans et pendant vingt-huit jours, toutes les télévisions du monde seront braquées
Chacun des huit stades choisis pour la future Coupe du monde aura une histoire à raconter et devra être exemplaire sur le plan environnemental pour faire taire toutes les polémiques
sur nous. Pour montrer qui nous sommes, nous avons eu à coeur de transformer nos contraintes en opportunités. Nous sommes un petit pays ? Notre Mondial sera le plus compact de l’histoire de la Fifa, il sera possible d’y voir plusieurs matchs par jour avec un ticket de métro. Notre climat est chaud ? Nous avons développé le système de ventilation le plus écoresponsable qui soit. Nous exportons des hydrocarbures ? Qatar 2022 aura la plus petite empreinte carbone jamais vue grâce, notamment, aux transports en commun et à l’énergie fournie par notre ferme solaire de 800 mégawatts. »
Les opérateurs français n’ont pas manqué de se positionner pour aider l’émirat à relever le gant. Ainsi le projet photovoltaïque d’al-Kharsaah – 2 millions de modules solaires implantés sur 1 000 hectares à 80 kilomètres à l’ouest de la capitale – est-il piloté par le groupe Total. Une puissance de 800 mégawatts prévue pour fournir 10 % de la demande électrique du pays et, à terme, réduire de 26 millions de tonnes ses émissions de CO2. Le métro – 85 kilomètres de lignes automatisées dont 55 en tunnel – a, quant à lui, été développé conjointement par Keolis et RATP Dev.
Global Sustainability Assessment System (GSAS), un auditeur indépendant agréé par la Fifa, a eu la charge de mesurer en temps réel l’impact écologique de la construction des stades et des infrastructures.
POLÉMIQUES ET CONTRE-ATTAQUE
Les notes obtenues sont optimales : les économies d’énergie réalisées grâce aux panneaux solaires et aux ampoules LED (environ 30 %), le recyclage systématique des eaux et des matériaux de construction (90 % des déchets), les 850 000 mètres carrés d’espaces verts créés (16 000 arbres plantés), les systèmes de ventilation innovants associés aux toitures parasols rétractables, tous les paramètres audités laissent à penser que le Mondial à venir pourrait faire beaucoup mieux que les précédents, et s’inscrire comme une référence en matière d’écoresponsabilité et de « durabilité ». Reste le volet social, autre sujet polémique récurrent. Le 16 octobre 2019, le Conseil des ministres du Qatar a adopté une loi abolissant définitivement la kafala, le système de tutelle en vigueur dans toutes les monarchies du Golfe qui enchaîne le travailleur étranger à son employeur. Cette réforme profonde du code du travail a été préparée conjointement avec l’Organisation internationale du travail (OIT), l’agence spécialisée de l’ONU. Les quelque 1,5 million de travailleurs migrants du pays sont désormais libres de changer d’emploi sans autorisation préalable de leur employeur. L’abolition de ce fameux « NOC » (Non Objection Certificate), à juste titre décrié par les défenseurs des droits de l’homme, s’accompagne d’un train de mesures annexes : suppression du visa de sortie obligatoire, réduction des horaires de travail en saison chaude, etc. Autre avancée significative, une nouvelle loi établit un salaire minimum non discrimina
Décrié par les défenseurs des droits de l’homme, le Qatar a dû adapter ses lois sociales
toire s’appliquant à toutes les nationalités et à tous les secteurs d’activité, une première au Moyen-Orient ! L’émirat a beau se montrer très en avance sur les autres pays du Golfe en matière de respect des droits de l’homme, et désormais sur le terrain de la législation du travail, la question de la main-d’oeuvre étrangère affectée à ses chantiers titanesques demeure épineuse. Dans un article daté du 23 février dernier, le quotidien britannique The Guardian a allégué que « plus de 6 500 travailleurs immigrés d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts au Qatar depuis que celui-ci a remporté l’organisation de la Coupe du monde », soit « en moyenne 12 morts par semaine depuis décembre 2010 » pour les seuls ressortissants de ces cinq pays. Des chiffres bruts porteurs d’un lourd sous-entendu : les conditions de travail locales seraient désastreuses.
Les autorités qataries n’ont pas manqué de réagir fermement pour dénoncer un amalgame calomniateur, rappelant d’une part que les 1,4 million d’expatriés de ces pays actuellement présents au Qatar n’étaient pas tous des ouvriers (mais souvent des étudiants ou des cadres), d’autre part que le chiffre de « 6 500 décès en dix ans », si désolant soit-il, devait être ramené au turn-over de « plusieurs millions » de migrants venus du souscontinent indien depuis 2010, certains étant déjà rentrés chez eux.
COVID-19 SOUS CONTRÔLE
La crise sanitaire ? Sous contrôle. Pas question d’entraver l’économie effervescente du pays, impensable de retarder les préparatifs de la Coupe qui vont toujours bon train. Chantiers, bureaux, commerces, restaurants, hôtels ou musées demeurent ouverts, en dépit de « jauges » de prudence. Mais des tests de dépistage massifs sont pratiqués et leurs résultats instantanément affichés sur Ehteraz, une application mobile de détection et de suivi des « cas contacts » qu’il est obligatoire d’avoir toujours sur soi. Et les résultats chiffrés se passent de commentaire : à ce jour, 1,6 million de nationaux et résidents ont été testés (soit plus de la moitié de la population). Le taux de mortalité est parmi les plus bas du monde (257 décès à déplorer depuis le début de la pandémie pour une population de 2,75 millions d’habitants). Nul doute que le Qatar a pris un risque énorme en se lançant dans la course au Mondial en dépit des nombreuses réticences occidentales et de la jalousie ouvertement agressive de ses voisins. Les écueils ne manquaient pas. Mais il se pourrait bien que l’an prochain, à l’occasion de ce qui sera peut-être « le » grand événement international postpandémie, l’émirat crée une surprise de taille en proposant un modèle de compétition inédit. Et tout porte à croire que la démonstration de modernité qu’il s’apprête à faire au monde ne soit qu’une étape dans sa course de fond réformatrice. Son objectif réel est plus lointain, à l’horizon 2030. Compte tenu des moyens mis en oeuvre et de l’énergie déployée, il n’a de toute évidence rien d’un mirage. ■
En organisant ce Mondial, le pays doit faire face aux nombreuses réticences occidentales