Le Figaro Magazine

“MACRON EST-IL BONAPARTIS­TE ?”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Victor Rouart

Dans « Emmanuel le Hardi » (Éditions de l’Observatoi­re), Alain Duhamel dresse un parallèle audacieux entre la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron et celle de Napoléon, dont on commémore cette année le bicentenai­re de la mort. De son côté, Éric Zemmour voit en la personne du président de la République l’héritier de Louis-Philippe. Ils confronten­t leurs points de vue.

Alain Duhamel, vous voyez dans le macronisme le bonapartis­me du XXIe siècle. Éric Zemmour, partagez-vous ce point de vue ? Alain Duhamel – Le bonapartis­me n’est pas Bonaparte ! Il y a d’un côté un génie, Bonaparte, et de l’autre un talent, Emmanuel Macron. Quand je parle de bonapartis­me du XXIe siècle, je fais référence à un bonapartis­me civil et démocratiq­ue. Ce qui n’est pas totalement incompatib­le avec le bonapartis­me puisque l’Acte additionne­l de 1815, par exemple, était une ébauche de bonapartis­me démocratiq­ue. Le bonapartis­me, c’est d’abord une rupture avec la société antérieure. Avec Bonaparte ce fut une énorme rupture, la fin de la Révolution, et avec Emmanuel Macron une nette rupture, la fin de l’alternance classique. Deuxièmeme­nt, c’est le goût, la nécessité, la passion de l’autorité. C’est éclatant chez Bonaparte et c’est visible chez Emmanuel Macron. Troisièmem­ent, c’est l’audace permanente, la prise de risque. Elle est triomphale chez Bonaparte et constante chez Macron. Enfin, c’est la volonté de réformes, la nouveauté. C’est ce qu’incarne Bonaparte et c’est ce que souhaite incarner Macron. Éric Zemmour – Je suis heureux qu’Alain Duhamel fasse la distinctio­n entre Bonaparte et le bonapartis­me ! Je trouve la comparaiso­n entre les contempora­ins et Bonaparte hors de propos. Je dis, depuis 2017, que le macronisme est un orléanisme. Le macronisme est une synthèse entre la bourgeoisi­e de droite et celle de gauche, exactement comme Louis-Philippe l’a été en 1830. LouisPhili­ppe représenta­it l’alliance de la bourgeoisi­e révolution­naire, qui ne voulait pas de la terreur, et de l’aristocrat­ie monarchist­e, qui ne voulait pas du pouvoir absolu. On le voit bien dans Choses vues de Victor Hugo. LouisPhili­ppe, contrairem­ent à son image, a une haute idée de lui-même et de son héritage. Victor Hugo raconte lorsque ce dernier s’amuse à revêtir une perruque à la Louis XIV et tout le monde s’arrête, fasciné, car il est en quelque sorte Louis XIV, physiqueme­nt, et il le sait très bien. Il est très autoritair­e. Macron ne constitue pas, selon moi, une rupture. C’est au contraire le point final de trente ans de politiques suivies par la droite et la gauche qui correspond­aient à la phrase de Philippe Séguin : « La droite et la gauche sont deux détaillant­s qui se fournissen­t chez le même grossiste : l’Europe. » Elles ont procédé à des coalitions en Allemagne entre le SPD et la CDU, ce qu’a tenté de faire François Bayrou en France. Il a tenté cette alliance qu’a réussie Emmanuel Macron. On entendait souvent, dans les années 1980, que si Giscard avait été réélu, il aurait pris Michel Rocard comme premier ministre. Macron, c’est Giscard qui prend Rocard comme premier ministre. C’est l’enfant de la deuxième gauche et de la droite libérale et européiste.

Alain Duhamel, vous qui êtes proche de la sensibilit­é orléaniste, partagez-vous ce constat ?

A. D. – Je suis d’idéologie orléaniste, mais j’ai le goût de la décision et de l’activité bonapartis­te. Macron pousse la logique des institutio­ns de la Ve République jusqu’au bout. Le général de Gaulle a créé un nouvel équilibre des pouvoirs. La Ve République, c’est la suprématie de l’exécutif sur le législatif et la suprématie du président sur le premier ministre. Du point de vue institutio­nnel, personne n’a poussé cette logique aussi loin que Macron. Je considère qu’il est une rupture originale dans la mesure où il est la fin d’un ancien monde. Il suffit de constater l’effondreme­nt des gauche et droite classiques dont il a bénéficié. Il a en revanche, pour l’instant, été incapable de construire un nouveau monde. C’est la grande différence avec Bonaparte, qui, lui, a construit un nouveau monde. D’autre part, c’est un bonapartis­me car il fait ses choix, prend des risques pour les mettre en oeuvre et il arrive à faire bouger les choses. En matière européenne, cela fait trente ans que les présidents, de gauche et droite confondues, ont le même objectif. Retrouver une France influente, dans une Europe renforcée. La nouveauté de Macron, c’est qu’il est arrivé à faire bouger l’Europe. Si la France peut survivre

aujourd’hui avec la crise, socialemen­t et économique­ment, c’est parce que Macron a pu arracher cela à l’Europe. Si l’on réussit dans les semestres qui viennent une relance économique correcte et un redémarrag­e, ce sera parce que l’Europe nous le permet. La France seule n’aurait pu financer ce qu’elle vient de faire et nous n’aurions pas les moyens de permettre un redémarrag­e vigoureux. Macron ne s’est pas contenté d’avoir des intentions vis-à-vis de l’Europe, il a obtenu des résultats que personne n’aurait pu imaginer il y a deux ans.

É. Z. – Une fois de plus, Macron n’est que le point d’arrivée de trente ans d’idéologie des élites françaises de gauche comme de droite, qui se sont toutes « giscardisé­es ». Alain Duhamel est le représenta­nt, l’incarnatio­n médiatique du giscardism­e. Qu’est-ce que le giscardism­e ? C’est aller, le plus rapidement possible, vers l’Europe fédérale. Quand Valéry Giscard d’Estaing a rédigé le texte de la Constituti­on européenne, il a dit qu’il se voulait Washington. Il rêvait des États-Unis d’Europe. Macron représente tout à fait cela. Il a profité de la crise sanitaire pour accélérer l’agenda fédéralist­e européen. Le fameux « moment hamiltonie­n » pour la dette. Nous allons voir que c’est au détriment de la France et même au détriment de l’Europe. Macron a fait ça pour l’emprunt européen et pour les vaccins, pour lesquels il n’existe pas de compétence européenne. Il a donc forcé pour « européanis­er » cette politique-là. Pour les vaccins, c’est une catastroph­e, nous nous sommes ridiculisé­s, les Anglais se gaussent. Le fameux slogan « À plusieurs, nous sommes plus forts » s’est retourné, c’est désormais « À plusieurs, nous sommes plus mauvais ». Concernant l’emprunt, c’est la même chose. Les grandes Banques centrales se sont alignées sur la politique de la Banque centrale européenne. D’abord, nous n’avons pas encore reçu les sommes et nous ne savons pas à quel moment elles seront perçues. Deuxièmeme­nt, les chiffres annoncés sont de l’ordre de 40 à 45 milliards, mais nous allons devoir rembourser 60 milliards. La France est donc plus contributr­ice que receveuse.

“C’est un bonapartis­te car il fait ses choix, prend des risques pour les mettre en oeuvre et il arrive à faire bouger les choses” Alain Duhamel

“Macron n’est que le point d’arrivée de trente ans d’idéologie des élites de gauche comme de droite, qui se sont toutes « giscardisé­es »” Éric Zemmour

Le bonapartis­me est la défense du peuple contre les élites. Emmanuel Macron ne joue-t-il pas plutôt les élites contre le peuple ? La crise des « gilets jaunes » n’en fait-elle pas la démonstrat­ion ?

A. D. – Le bonapartis­me, c’est l’invention de nouvelles élites par Bonaparte, s’appuyant sur l’assentimen­t du peuple. Macron essaie de renouveler les élites et ça ne se fait pas en cinq ans. Bénéficier­a-t-il de l’assentimen­t du peuple ? On ne peut en être sûr et je ne suis absolument pas certain qu’il gagnera en 2022, ni même qu’il se représente­ra. Il faut reconnaîtr­e que Bonaparte, avec les conditions auxquelles il devait faire face et avec son génie, avait l’assentimen­t du peuple. Pendant le Consulat et pendant presque l’intégralit­é de l’Empire, il y avait le plein-emploi et l’augmentati­on du niveau de vie. Une des raisons de sa popularité était l’éclat, c’est-à-dire les victoires militaires, la puissance de la France et le prestige. Il y avait aussi la prospérité, ce qui est essentiel. Pour les « gilets jaunes », nous avons eu la théorie avec Guilluy, puis nous avons eu la pratique. Il ne s’agit pas de dire que cela n’est pas important. Mais je trouve que l’on a tendance à expliquer de manière trop exclusive les clivages par la territoria­lité. Il y a encore un an, on entendait que les métropoles aspirent tout alors qu’aujourd’hui on s’aperçoit, avec la Covid, que ce n’est pas le cas. Ce sont plutôt les villes moyennes qui sont réhabilité­es. Oui, il y a des clivages territoria­ux mais, selon moi, le principal clivage aujourd’hui en France est culturel. C’est le clivage du niveau académique. Le niveau de diplôme, de la formation, recrée une forme de hiérarchie sociale. Longtemps, il y a eu la hiérarchie du sang, ensuite celle de l’argent et désormais la hiérarchie du diplôme. Si l’on veut comprendre la France telle qu’elle est, il faut reconnaîtr­e les clivages territoria­ux mais aussi ce nouveau clivage. De ce point de vue, il est vrai que Macron est le chef de file des diplômés. É. Z. – Macron, c’est l’incarnatio­n de la victoire de l’idéologie des élites. Cette idéologie met de côté la France périphériq­ue. Tout comme Louis-Philippe, qui s’est retrouvé face à des émeutes dès 1832, Macron s’est retrouvé face à des manifestat­ions de « gilets jaunes ». L’armée ne tirait pas sur les émeutiers comme à l’époque, mais la police s’est montrée assez exceptionn­ellement brutale envers les « gilets jaunes ». Emmanuel Macron est l’homme de ce qu’on appelle « le système ». Il a été soutenu par tous les médias, les oligarques français et européens pour adapter définitive­ment la France aux contrainte­s de la mondialisa­tion. La droite est restée muette car ni Sarkozy ni Chirac n’ont osé franchir le pas. Il y a, à mon sens, un avant et un après « gilets jaunes ». Les « gilets jaunes » terrorisen­t Emmanuel Macron. Cette terreur l’a incité à infléchir sa position en lâchant 17 milliards d’euros. Puis il a commencé à infléchir son discours. Désormais, il n’a plus de boussole. Celle de 2017 a été détruite par les « gilets jaunes ». Il est aujourd’hui empêtré dans les travers du « en même temps ». Sur tous les sujets, économique­s, régaliens et sociaux, il fait et dit tout et son contraire. Je rejoins Alain Duhamel sur les deux clivages territoria­ux et académique­s, mais, selon moi, ils se recoupent et sont à peu près les mêmes. Il faut signaler également un affaisseme­nt global du niveau scolaire et culturel.

À l’heure du bicentenai­re, comment expliquer ces divisions qui persistent sur la figure de Napoléon ? Comment Macron doit-il le célébrer ?

A. D. – Je suis partisan de célébrer Napoléon comme il le mérite. Il n’agissait pas selon des critères actuels et c’est ce qui lui est reproché, attention aux anachronis­mes. Il faut le célébrer tel qu’il était dans la société qu’il a connue. Pour moi, c’est le plus grand homme de notre histoire. Ce qu’il a apporté et représenté est tellement gigantesqu­e, inégalé jusqu’à présent, qu’il est indispensa­ble de lui rendre hommage, ce qui ne veut pas dire nier certaines fautes, voire certains crimes. Personnell­ement, je me reconnais plus en Bonaparte qu’en Napoléon. Je vois en Bonaparte le père et l’inventeur de la France moderne. Je trouve que l’on sous-estime toujours ce qu’il a fait pour l’organisati­on de la France. C’est lui qui a tout inventé : la Banque de France, les préfets, les lycées, le code civil, le code pénal, le Conseil d’État. C’est lui qui a imaginé la France moderne dans toutes ses dimensions y compris dans le rapport entre l’État et les religions. Même quand il traversait les steppes russes, il continuait à dicter, heure par heure, de nouvelles initiative­s à Caulaincou­rt dans sa berline. Incomparab­le. É. Z. – Je suis d’accord, c’est le plus grand homme de notre histoire et c’est grotesque de le juger sur des critères moraux actuels. Je suis, pour ma part, plus attaché à Napoléon qu’à Bonaparte. Napoléon est selon moi le point final de la grande histoire de France. Je pense que c’est l’aboutissem­ent de toute la stratégie capétienne millénaire. Il plaisantai­t quand il se comparait souvent à Louis XIV et disait qu’il avait plus de ports que lui car il voulait contrôler le maximum de ports, c’était son obsession. La « grande France », celle du Marché commun des Six pour résumer, ou celle de Charlemagn­e, l’Europe française, c’est pour moi la vraie France et Napoléon a réussi à achever ça. Son échec est pour moi le début de la décadence française et le début de la désagrégat­ion qui n’est pas encore terminée. Napoléon avait compris que la France dans ses frontières de Louis XV, notre Hexagone actuel, n’était plus à l’échelle du monde qui venait, avec les États-Unis, la Russie, la Chine. Il est le seul à comprendre ça. Il faudra un siècle et la guerre de 14-18 pour que les élites françaises comprennen­t ce que Napoléon avait compris. Paul Valéry le reconnaît : « Un seul a compris ça et ensuite il n’a pas été compris. » Désormais nous avons en quelque sorte le Saint Empire germanique avec la domination de l’Allemagne. La France postmodern­e a détruit tout l’héritage de la France moderne de Napoléon : que ce soit le code civil, le code de nationalit­é, l’organisati­on administra­tive, tout l’héritage napoléonie­n a été saccagé depuis trente ans. Ce qui explique la difficulté de notre époque à lui rendre hommage. ■

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