EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE
Louée par les peintres et les poètes, l’île d’Aphrodite inspire. Pourtant, peu de personnes y ont mis les pieds. Difficile d’accès et sauvage, elle incarne un mythe et un symbole : l’idéal de beauté des îles grecques. Bijou préservé, elle mérite d’être découverte et respectée pour son authenticité.
UNE SOURCE INTARISSABLE D’INSPIRATION POUR LES ARTISTES, CAR APHRODITE A JAILLI DE SES FLOTS
Depuis l’Antiquité, Aphrodite enflamme l’imagination des artistes et des poètes. C’est au large de Cythère que la déesse de la Beauté et de l’Amour est née de l’écume, là où, selon Hésiode, le sexe tranché d’Ouranos, le Ciel, aurait fécondé la mer. Contrairement à Chypre, où Vénus accosta la première fois, Cythère est associée à l’amour céleste et pur. Elle symbolise ainsi un lieu idéalisé, une véritable fête galante, telle que l’a représentée Antoine Watteau dans son Pèlerinage à l’île de Cythère. Cythère, l’île galante et oubliée ? Située entre la Crète et le Péloponnèse, à la rencontre des mers Égée et Ionienne, son accès n’est pas des plus aisés. Elle a pourtant constitué une précieuse escale entre l’Orient et l’Occident pour les Phéniciens qui y ont introduit le culte d’Aphrodite ou, bien plus tard, pour les Vénitiens qui ont gouverné l’île pendant six siècles. Après un certain rayonnement grâce à sa position stratégique et ses terres fertiles, l’île s’est littéralement vidée au milieu du XXe siècle. Poussés par la pauvreté, ses habitants sont partis tenter leur chance ailleurs, en particulier en Australie et en Amérique. Aujourd’hui, hors des circuits touristiques, c’est tardivement que Cythère a repris des couleurs, grâce aux nombreux Grecs originaires de l’île et aux voyageurs épris d’authenticité.
Cythère se mérite : elle se rejoint en avion à hélice ou après un long voyage en bateau. À peine arrivé, on est ébloui par son caractère sauvage : un grand plateau dénudé, entaillé de quelques gorges, des collines douces, une côte escarpée où se nichent entre les falaises des plages de toute beauté, comme Kaladi, et son majestueux rocher, Paleopoli, et ses tombes minoennes sculptées, Melidoni et sa crique lovée au bout du monde…
RETOUR AU PAYS NATAL
Parmi les Grecs qui sont revenus, Pavlos. Le boulanger de Karavas exporte aujourd’hui les fameuses biscottes de sa famille dans toute la Grèce. Ou encore Penny et son frère Harry Tzortzopoulos, dont le grand-père avait émigré en Australie en 1912, à l’âge de 11 ans accompagné de son frère de 13 ans. L’attachement à Cythère s’est transmis de génération en génération. À 25 ans, Harry a repris ici racine en produisant de l’huile d’olive bio. Il est aussi consultant pour le développement durable de l’île. Quant à sa soeur Penny, elle a fondé un hébergement délicieux, Astarti Hidden Retreats, qui lui permet aujourd’hui de passer plus de temps sur l’île qu’à Singapour où elle réside. Point de grands hôtels ici, mais plusieurs adresses de charme récemment ouvertes par de nouveaux arrivants.
AU SIÈCLE DES LUMIÈRES, SE RENDRE À CYTHÈRE SIGNIFIAIT AVOIR UN RENDEZ-VOUS GALANT
Agricole, l’île séduit aussi des chefs, comme le Crétois Yannis Voulgarakis. Après avoir créé le Six D.o.g.s., l’un des bars les plus branchés d’Athènes, et travaillé dans un restaurant italien de Mykonos, il s’est retiré à Cythère pour ouvrir la Familia, un restaurant raffiné. Poulpe à la roquette, tarama à la fève, agneau à l’eau-de-vie locale… Au fil des saisons, il associe avec audace les produits du terroir pour revisiter les traditionnelles recettes grecques. Quel contraste délicieux que de se retrouver dans le village de Fratsia aux allures de Far West, pour déguster une cuisine créative au milieu d’une clientèle élégante ! Juste à côté du restaurant se dresse l’ancienne école de Fratsia, petite maison néoclassique à l’allure de temple grec. Un remarquable cours de danse y est donné par Vanguelis Megaliconomou, hiver comme été. Ce jour-là, un couple d’étrangers et des Grecs originaires de l’île enchaînent les pas au rythme des musiques traditionnelles. L’atmosphère est enjouée, d’autant plus que la majorité de ce petit monde se connaît. Aux discussions échangées, on sent une satisfaction et une joie immense à avoir des racines, fraîches ou anciennes, sur l’île. « À quoi bon courir la planète ? s’amuse Despina, une Gréco-Australienne de Brisbane. Cythère concentre tous les plaisirs en miniature : Capri avec Avlemonas, Monte-Carlo avec Kapsali et New York avec Potamos. » Éclat de rire général. Il s’agit de villages minuscules.
LE NAUFRAGE DES FRISES DU PARTHÉNON
Cythère, en effet, est très peu peuplée : 4 000 habitants (12 000 en été) pour 279 km2. Ce qui la distingue pourtant est le nombre remarquable de ses villages : 64 disséminés sur tout son territoire. En raison des pirates qui sillonnaient la Méditerranée, ils se concentrent essentiellement à l’intérieur des terres. On ne peut que tomber sous le charme de ces hameaux agricoles : de petites fermes, de solides maisons aux toitures couvertes de tuiles au nord et, au sud, une architecture plus modeste, évoquant les Cyclades. Quatre villages seulement s’étirent ainsi au bord de l’eau. En arrivant en ferry, on débarque au port récemment construit de Diakofti, éblouissant par ses eaux bleu lagon. L’île compte aussi deux petites stations balnéaires, idéales pour les familles : au sud, Kapsali s’étire sous les falaises de Chora, la capitale ; tandis qu’au nord, Agia Pelagia fait face au Péloponnèse. Le port le plus ancien est Avlemonas, adorable avec ses deux criques miniatures et son charme tout cycladique. Les Vénitiens l’avaient protégé en érigeant d’un côté une forteresse, de l’autre une minuscule tour de guet. Avlemonas fut le théâtre en 1802 d’un naufrage épique. Prise dans la tempête, une frégate britannique, Le Mentor, coula par 22 mètres de fond. Elle transportait les frises du Parthénon pillées à Athènes par Lord Elgin. Pour les repêcher, trois missions furent nécessaires. Cela coûta une fortune au lord qui fit appel aux pêcheurs d’éponges. Aujourd’hui, où le pays célèbre ses 200 ans d’indépendance, le gouvernement grec se bat plus que jamais pour récupérer les fameux marbres. En vain. Pour l’anecdote, Lord Elgin, qui réussit à les vendre à l’État anglais en 1816, ne l’emporta pas au paradis puisqu’il mourut déshonoré et désargenté.
UNE ATMOSPHÈRE ÉGÉENNE ET VÉNITIENNE
La mer à Avlemonas n’a rien à envier à celle de Capri : sa poignée de maisons blanches et élégantes surplombe une petite calanque divinement translucide où les habitants viennent se rafraîchir. C’est un délice de flâner dans ce hameau particulièrement soigné et fleuri. Outre sa crique, trois tavernes et un bar à cocktails invitent à prolonger la visite jusqu’à tard dans la nuit. En balcon sur les caïques de pêche, l’Arachtopoleio permet de siroter un mojito tout en se laissant bercer par une excellente programmation musicale. Stavros, le patron DJ à la barbe fleurie, voue un véritable culte à John Coltrane, saxophoniste noir américain érigé en saint comme le révèle l’icône qui trône à l’intérieur du bar. L’atmosphère égéenne et vénitienne se retrouve à Chora, la petite capitale haut perchée. Située tout au sud de l’île, elle ne se réveille réellement que l’été, en particulier en fin de journée, quand la ruelle principale est fermée à la circulation. Il fait alors bon prendre un verre et visiter les jolies boutiques installées dans les anciennes maisons de notables. L’imposante citadelle vénitienne couronne le village : y grimper est récompensé par une vue spectaculaire sur la mer et la baie de Kapsali. L’envie nous saisit alors de dégringoler jusqu’à l’eau. Évoquant par son paysage la cité monégasque en miniature, Kapsali s’étire autour de sa double anse tout en s’adossant à un amphithéâtre de collines. Point de casino évidemment, mais une ribambelle de tavernes traditionnelles et une intéressante galerie, sise dans une maison de pêcheur, qui réunit tous les artistes de l’île, dont le plus célèbre, Manolis Charos. Né en 1960 à Cythère, le peintre, qui a fait les Beaux-Arts à Paris, jouit d’une renommée internationale. Sa dernière exposition au Musée Benaki à Athènes s’intitulait justement « L’Île aux trésors ».
AU SUD, L’ARCHITECTURE PLUS MODESTE ÉVOQUE
L’ATMOSPHÈRE DES CYCLADES
Aucun temple d’Aphrodite n’a été retrouvé à Cythère, mais l’île peuplée depuis sept mille ans a conservé de nombreuses traces du passé : elles sont exposées dans le petit musée archéologique tout neuf de Chora. On regardera avec intérêt les dizaines de statuettes votives des Minoens (Crétois du IIe millénaire avant J.-C.). Surtout, un passionnant écran interactif présente l’île fantasmée par les artistes, des toiles de Botticelli et Watteau aux poèmes de Victor Hugo (Cérigo) et Charles Baudelaire (Un voyage à Cythère). Contrairement à l’île galante de Watteau, Cythère incarne les désillusions de l’amour dans Les Fleurs du mal ou dans Les Contemplations.
EXPÉRIENCES MÉMORABLES
Au nord, le village rural de Potamos enthousiasme par son animation régulière. En été, on y fait la fête tous les vendredis soir, entraîné par un orchestre qui joue sur la place. Les quatre tavernes font alors le plein autour de la piste. Dans un mélange de générations réjouissant, on y danse aussi bien des rondes traditionnelles grecques que du fox-trot et des valses, en souvenir des Anglais (qui occupèrent l’île de 1809 à 1864). L’Astikon, l’élégant bar arty sur la place, programme de son côté des concerts toute l’année. Le dimanche matin, jour de marché, toute l’île converge à Potamos. Les petits producteurs jouent à touche-touche avec leurs étals colorés : fruits et légumes gorgés de soleil, câpres et fleur de sel, vin, miel de thym et huile d’olive, tourtes salées et pâtisseries maison, mais aussi ravissants bouquets d’immortelles, petites fleurs aux boutons jaunes connues aussi sous le nom d’hélichryse. Une fois les provisions faites, les habitués se retrouvent au café Potamos, pour déguster un riz au lait ou quelques mezze. C’est là que nous rencontrons Frank van Weerde, une figure incontournable. En 2003, il a quitté Amsterdam où il travaillait au Musée Anne-Frank, pour embrasser ici une vie plus proche de ses aspirations. À la tête de Pyrgos House, une petite agence de voyages locale, Frank est un artisan : avec constance et passion, il révèle par petites touches Cythère à ses habitants et au monde. En collaboration avec l’association Kythera Trails, il arpente ainsi les sentiers pour les restaurer et les mettre en valeur. L’été, il guide de petits groupes : on apprécie ses connaissances sur la faune, la flore, l’histoire, les traditions, Il est intarissable sur les moulins à eau de Mylopotamos ou les ruines de Paleochora, l’ancienne capitale détruite par Barberousse en 1537. Anthropologue dans l’âme, il se régale à retracer le parcours des habitants, à restituer leurs coutumes, à rendre compte de leur savoir-faire. On se retrouve ainsi à cuisiner un repas grec avec Chrysoula sa voisine. À se balader dans la garrigue avec l’apiculteur Yannis Protopsaltis, un véritable sage qui, tout en nous montrant ses ruches, partage ce qu’il a appris au contact des abeilles. L’une des expériences les plus mémorables est certainement de faire une excursion en mer avec deux pêcheurs professionnels, les sympathiques et souriants Georgos et Dimitris Sklavos du port d’Avlemonas. Quel régal de naviguer avec eux : après avoir jeté les filets, on se baigne dans quelques criques isolées avant de déguster les poissons pêchés, dans une taverne du village ! Sur cette île authentique et si préservée, le désir des habitants de protéger leur territoire est très fort. Le projet récent de construction d’un parc éolien rencontre une vive opposition locale. Par ailleurs, rares sont les personnes qui souhaitent l’agrandissement de l’aéroport : « Pourquoi accueillir des charters quand les infrastructures font déjà le plein en juillet-août ? interroge Frank van Weerde. Ce dont l’île a besoin, c’est d’étendre sa saison touristique qui est bien plus courte qu’ailleurs. »
UN PARADIS RETROUVÉ
Avec ses 100 kilomètres de sentiers balisés, Cythère est un véritable paradis pour randonner. Le printemps, jusqu’à fin mai, est un enchantement pour ses fleurs. Quant à l’automne, il permet de profiter des températures agréables et d’une mer encore chaude. Certaines personnes prennent d’ailleurs résolument le parti d’y vivre hors saison. Ainsi Céline Debayle qui a découvert Cythère en hiver, il y a trois années. Parisienne, l’écrivaine à qui l’on doit un livre sur la Grèce publié chez Flammarion et un roman remarqué (Baudelaire et Apollonie, chez Arléa), confie son coup de foudre : « Cythère m’a rappelé immédiatement la Grèce de mes 20 ans. Une île austère, âpre, très peu habitée avec des paysages déchiquetés, des vents violents, un isolement complet dès qu’il y a une tempête. » Depuis, elle vit ici huit mois par an, dans une maison de pêcheur au milieu de la sublime anse de Kapsali. Elle aime « le mariage entre la nature hostile et sauvage d’un côté, les gens adorables de l’autre ». Ce parti pris est radical, car au coeur de l’hiver seul un café est ouvert dans la station balnéaire. Bercé par Éole et Poséidon, son plaisir est de tremper sa plume dans la mer déchaînée pour écrire. ■