LE VATICAN, NID D’ESPIONS
Histoire
Dans « Les Espions du Vatican » (Nouveau Monde éditions), une étude impressionnante et rigoureuse mais qui se lit comme un roman d’espionnage, Yvonnick Denoël raconte huit décennies d’opérations spéciales organisées contre le Vatican ou… par le Vatican. Des prêtres parachutés en URSS dans l’entre-deuxguerres au rôle secret de François dans la fin de l’embargo américain sur Cuba, en passant par la disparition suspecte de Jean-Paul Ier, la croisade anticommuniste de Jean-Paul II, l’ombre de la Mafia ou le rôle d’« Octopus Dei », ce panorama donne à lire une autre histoire de l’Église, rythmée par une succession de coups tordus, de manipulations inattendues, de disparitions suspectes et de tentatives de corruption. Nous publions des extraits exclusifs de ce livre explosif.
PACELLI ET SES JAMES BOND EN ROBE JÉSUITE
Avant de devenir pape sous le nom de Pie XII en 1939 et de traverser les années noires de la Seconde Guerre mondiale, Eugenio Pacelli se signale dans les années 1920-1930 par son activité face aux totalitarismes rouge et noir naissants. Anticipant la guerre froide, il organise le combat spirituel – mais pas seulement – contre le communisme. En particulier via le mouvement jésuite.
À Munich (Pacelli est nonce en Bavière de 1917 à 1924, NDLR), pacelli rencontre un homme qui va devenir son secrétaire et jouera un rôle clé sous son pontificat. Bavarois de petite taille et asthmatique, le père jésuite Robert leiber est d’abord le professeur d’allemand du nonce pacelli avant de devenir l’un de ses plus proches conseillers. ses attributions sont et resteront toujours floues : il ne figure pas dans l’organigramme officiel, mais lit presque tout ce qui passe sur le bureau de son patron et le voit plusieurs fois par jour. il ne se confie à personne. Félix Morlion, prêtre et agent de renseignement au service des Américains, décrira pendant la guerre le père leiber comme l’homme des tâches secrètes dont les échecs peuvent être désavoués si nécessaire, puisqu’il n’a aucune fonction officielle au Vatican. c’est sans doute par leiber que pacelli apprendra à connaître et apprécier le supérieur général des Jésuites, Vladimir ledóchowski, et à s’en faire un allié. issu d’une famille aristocratique polonaise exilée par le tsar au XiXe siècle, Vladimir est le neveu d’un cardinal devenu préfet de la congrégation pour la propagation de la foi. luimême a été élu supérieur général des Jésuites en 1915. […]
c’est lui que pie Xi a chargé de mettre en place l’institut pontifical oriental et le collège russophone Russicum. on y parle russe et on s’y habille comme les prêtres orthodoxes. les futurs prêtres missionnaires y sont formés pour faire vivre la foi catholique entre la Baltique et la mer noire, au péril de leur vie. conservateur et farouchement anticommuniste, ledóchowski lancera en 1934 dans une lettre à tous les jésuites le signal d’une lutte sans merci contre l’athéisme moderne. on peut citer parmi ses agents l’Allemand Karl stark, établi à Zurich, qui anime un réseau opérant en Allemagne et en France, ou encore le père français Joseph ledit, qui s’est déjà rendu en URss et tisse sa toile dans les pays de l’est, avec un chef de réseau dans chaque pays. en France, le père jésuite Joseph Robinne répond à l’appel en créant l’office Unitas en septembre 1934. Quand pacelli devient secrétaire d’État, il sait déjà que les jésuites sont l’une des forces sur lesquelles il peut compter. »
Pour lutter contre les persécutions antireligieuses en Russie bolchevique, Pacelli manque d’informations et de moyens. Prêtres et évêques sont sous haute surveillance quand ils ne sont pas en prison ou déportés, aux Solovki, par exemple. Mais le futur pape ne baisse pas les bras et envoie au charbon en terre orthodoxe et communiste des prêtres destinés au martyre…
« Il est jugé prioritaire de mettre sur pied une organisation clandestine. Il faut pouvoir nommer des évêques pour assurer une autorité légitime et structurer l’Église. Au milieu du XIXe siècle, période de persécution du catholicisme par les tsars, le Vatican a envoyé en Russie des prêtres déguisés en marchands ambulants pour remplacer le clergé emprisonné. Pourquoi ne pas recommencer ? À l’automne 1925, moment de relatif dégel, Pie XI envoie Michel d’Herbigny, un jésuite français, en Union soviétique, pour un séjour d’études sur invitation d’un prélat orthodoxe russe. Selon son rapport de voyage, la situation est plus grave encore qu’on ne l’imagine. Le 21 avril 1926, à Moscou, des inconnus se faufilent avant le lever du soleil dans la petite église de Saint-Louisdes-Français à l’ombre de la Loubianka, le quartier général de l’OGPU (également appelée Guépéou), l’ancêtre du KGB. Un étranger de grande taille se présente à eux : Michel d’Herbigny, émissaire secret du pape Pie XI, revient pour mettre sur pied une hiérarchie clandestine de l’Église catholique en Russie. Juste avant son départ, il a été consacré évêque par Pacelli, afin de pouvoir en nommer d’autres à son tour. Sur place, les candidats ne sont pas légion.
Le père Pie Eugène Neveu, en poste dans le bassin du Donets, est l’un d’entre eux : il exerce en Russie depuis 1907 comme prêtre d’une communauté d’ingénieurs des mines français et belges. Il est resté malgré la révolution de 1917 qui a chassé les ingénieurs et il a fait face avec courage et ruse aux persécutions de la police : il a le profil d’un évêque clandestin. On a donc demandé à l’ambassadeur français de convoquer Neveu à Moscou sous un prétexte quelconque. À peine arrivé à l’église Saint-Louisdes-Français, Neveu apprend qu’il sera le premier évêque secret et qu’il va être consacré sur-le-champ. D’Herbigny redoute d’être expulsé si on découvre ses activités. Malgré cela, il se rend ensuite avec Neveu à Kharkov, puis seul à Odessa, Kiev et Leningrad pour sacrer quatre évêques en toute tranquillité. Malheureusement, même en cette époque héroïque, les opérations clandestines sont un métier qui exige une formation de base et une solide paranoïa. Or, les deux lui font visiblement défaut. Depuis son arrivée à Moscou, la Guépéou l’a repéré, surveillé et le laisse aller à sa guise pour identifier l’ensemble du réseau. Après son départ, la police commence à arrêter les évêques clandestins. Seul Mgr Neveu, le plus visible et le plus protégé par sa nationalité française, est laissé en liberté. Il ne peut qu’informer d’Herbigny du désastre via l’ambassade de France. Sans qu’on ait tiré les leçons de cet échec, d’Herbigny sera envoyé par le Vatican pour un troisième voyage, tout aussi surveillé, tout aussi inutile. En 1933, le dernier évêque catholique d’URSS, Mgr Frison, qui était déjà assigné à résidence, se voit accusé de perversion de mineurs. L’accusation de mauvaises moeurs est alors une des préférées de la Guépéou. Tout bien réfléchi, Mgr Frison est finalement jugé pour « espionnage » pour le compte de l’Allemagne. Le père Braun rapporte qu’il a été fusillé en juin 1937. De 1917 à 1939, près d’un millier de prêtres catholiques résidant en territoire russe ont été arrêtés. La majeure partie d’entre eux sont morts en prison, dans les camps de concentration ou en travaux forcés. Toutes les institutions religieuses sont fermées. Les publications à caractère religieux sont interdites. »
Après la Seconde Guerre mondiale, Pacelli poursuit sa croisade anticommuniste avec l’aide des Américains. Cette fois, c’est toute l’Europe de l’Est qui a basculé dans l’orbite de Moscou. Les prêtres envoyés en mission (souvent des jésuites)
ressemblent de plus en plus à des James Bond en puissance. Peu reviennent de ces voyages à haut risque. Et dans le même temps, les structures mises sur pied par le Vatican se retrouvent infiltrées par des espions communistes.
« Automne 1949. Quelque part en Allemagne de l’Ouest, un C 47 prend son envol depuis un aérodrome militaire américain et se dirige vers l’est. À son bord, de jeunes hommes lourdement chargés de parachutes et d’un petit sac de voyage. Ils restent silencieux, voire somnolents. L’avion survole à haute altitude l’Allemagne de l’Est, puis la Pologne. Il est repéré par les radars soviétiques. Sans encombre, il pénètre dans l’espace aérien ukrainien et entame sa descente. À 200 mètres du sol, un signal s’allume et les parachutistes s’élancent dans le vide. L’avion remonte aussitôt et reprend sa route vers le sud-ouest. Deux membres du commando sont issus du mouvement de résistance nationaliste ukrainien. Ils ont effectué un long périple depuis les montagnes des Carpates jusqu’en Allemagne de
l’Ouest. Ils ont été débriefés par la CIA, puis ont suivi dix mois d’entraînement intensif comme opérateurs radio et agents de renseignement. Ils sont maintenant chargés de retourner dans leur maquis. Quatre jours après leur parachutage, ils appelleront leurs chefs par radio pour annoncer leur arrivée. Deux autres sont… des prêtres. À compter de septembre 1949, la CIA développe un programme de pénétration suivant peu ou prou ce schéma qui va permettre d’infiltrer des agents en Ukraine, mais aussi en URSS. Le Russicum bénéficie de cette filière pour introduire certains de ses agents… Chaque année, quelques dizaines de parachutistes issus de ses rangs disparaissent derrière le rideau de fer, munis de postes radio. Un imprudent reportage du Corriere della Sera lève une partie du voile sur ces James Bond en soutane : « Les missionnaires qui sortent du Russicum doivent avoir une parfaite connaissance de la Russie d’avant et après la révolution, doivent être férus en sociologie et avoir la parole facile et persuasive. Voilà ce que m’a dit le père Wetter. Mais il n’a rien voulu me dire sur les salles de gymnastique très perfectionnées qui existent à l’intérieur de l’institut, ni sur la préparation physique exténuante à laquelle les élèves sont soumis pour pouvoir faire face à n’importe quelle circonstance. Lutte libre, athlétisme, pugilat, tir avec armes à feu et, peut-être, parachutisme sont des matières non pas secondaires mais essentielles pour la formation des missionnaires du Russicum. »
La CIA, de même que le MI6 et le Sdece, subventionne le collège pontifical russe, dirigé par le père autrichien Gustav Wetter. Son prédécesseur, le père Vandelino Javorka, est porté disparu : il n’est jamais revenu de mission à l’Est. Pour les services secrets occidentaux, le Russicum est désormais un homologue à part entière. Il est entendu que l’organisation est pilotée par les Jésuites, qui sont les plus engagés dans la lutte contre Moscou. Dès 1945, le renseignement militaire américain leur décernait un satisfecit : « Jusqu’ici, la seule mesure positive prise par le Vatican aura été l’organisation d’un programme d’infiltration consistant à envoyer des agents particulièrement habiles, jésuites pour la plupart, dans telle ou telle région pour y encadrer et réconforter les éléments catholiques, et, en faisant preuve d’un zèle exemplaire, les empêcher de céder au découragement. »
Le Russicum est décrit du côté du renseignement français comme « une organisation jésuite, véritable service “Action” orienté à l’Est » (Frédéric Charpier). À Paris, l’assistant général des Jésuites, le père Bernard de Gorostarzu, est l’agent de liaison des services français et américains. Il a toute la confiance du cardinal Tisserant. Les services secrets français jouent leur propre partition dans le programme d’infiltrations à l’Est. Il faut dire que leurs agents en poste dans les ambassades françaises sont soumis par les services de l’Est à un harcèlement constant, pouvant aller jusqu’à l’assassinat d’agents trop curieux. Le Sdece apporte son soutien à l’installation et au développement de maquis. Les Français coopèrent également avec le Vatican pour leurs opérations à l’Est. Ils se concentrent particulièrement sur la Bulgarie et la Pologne. Le Vatican accepte de leur prêter main-forte sur ces territoires, moyennant un retour d’ascenseur financier et logistique pour ses propres opérations. D’autres agents du Sdece en poste dans les pays de l’Est sont en contact sur place avec des prêtres clandestins. »
Des taupes au Vatican Dès les années 1930, le Saint-Siège est infiltré par des espions communistes. Les conversations sont mises sur écoute, les courriers interceptés, le propre réseau du Vatican dans les pays communistes régulièrement décapité. Avec l’arrivée d’un pape polonais sur le trône de Saint-Pierre, le phénomène s’amplifie : Moscou et ses affidés craignent l’influence de Jean-Paul II sur les ouailles des pays de l’Europe de l’Est.
À juste titre. « Désormais, le SB polonais a pour instruction de pénétrer le Vatican. Dans un télégramme du 16 juin 1980, le rezident du KGB à Varsovie informe sa centrale que les collègues du SB polonais ont réussi à placer plusieurs agents dans l’entourage du pape :
« Nos amis ont conquis d’importantes positions au sein du Vatican et elles leur donnent accès au pape et à la congrégation romaine. Outre des agents expérimentés envers qui JP II est favorablement disposé, et qui peuvent obtenir audience à tout moment, nos amis ont placé des agents parmi les leaders d’associations d’étudiants catholiques qui sont en contact constant avec les cercles du Vatican et ont leurs entrées à Radio Vatican et au secrétariat du pape.
[…]
En décembre, Walesa est reçu à Rome avec beaucoup d’égards par le pape. Il est en train de devenir une figure de renommée mondiale. Pendant son séjour, le leader syndical est « cornaqué » par un homme qu’il avait reçu à Varsovie quelques mois auparavant, Luigi Scricciolo, membre de la confédération syndicale italienne. Scricciolo a prodigué des conseils d’organisation au syndicat polonais et
participé à l’approvisionnement des camarades en matériel. Cependant, le contre-espionnage italien le place sous surveillance : selon les informations qu’ils transmettent à la CIA, Scricciolo serait en réalité un agent des services secrets bulgares. At-il pour mission simplement de pénétrer Solidarité ? Ou bien envisage-t-on de faire disparaître Walesa ? Quoi qu’il en soit, on fera passer le mot à Walesa : se méfier à l’avenir de cet Italien trop serviable. »
Conscient du risque d’espionnage dont le Vatican peut être victime par les services d’espionnage des pays de l’Est, le pape Jean-Paul II s’appuie
sur un certain nombre de compatriotes qu’il juge plus sûrs que les Italiens. Mais ces proches ne furent pas tous si loyaux :
sous son pontificat aussi, les couloirs du palais romain grouillèrent d’agents secrets (parfois doubles, voire triples...)
« On peut s’étonner avec le recul que la mobilisation exceptionnelle des services de l’Est contre le Vatican et sa réelle pénétration de l’Église n’aient pas contrarié son action. La structure très particulière de la Curie l’explique en partie : un faible nombre de réels responsables (une partie des congrégations ne sont pas très intéressantes à espionner), une culture du secret et du cloisonnement, enfin la difficulté à identifier les réelles responsabilités des uns et des autres. Il importait finalement assez peu que l’appartement du cardinal Casaroli soit truffé de micros car sous Jean-Paul II le secrétaire d’État n’était pas prépondérant sur les dossiers de l’Est. Si nous connaissons aujourd’hui, au moins en partie, les membres de la petite “mafia polonaise” du pape qui se réunissait à l’écart, il était difficile de les identifier à l’époque, car ils étaient dispersés sur des postes officiels en apparence secondaires. Et chacun d’eux ignorait sans doute une grande partie de ce que faisaient ses camarades.
Le SB a tout de même réussi à placer une source dans ce groupe. Quelques mois après l’élection de Jean-Paul II, la Conférence épiscopale polonaise recherchait un prêtre expérimenté en journalisme et connaissant le Vatican pour rédiger des communiqués de presse. Le cardinal Wyszynski porta son choix sur le père Konrad Stanislaw Hejmo, un dominicain de 43 ans qui avait côtoyé le cardinal Wojtyła à l’université, et qui avait travaillé au Vatican à l’accueil des pèlerins polonais. Il était proche de Dziwisz. En 2005, il fera partie des rares prêtres ayant librement accès à la chambre du pape, alors mourant. C’est lui qui organisera le pèlerinage du million de Polonais souhaitant venir assister aux funérailles de Jean-Paul II. Mais trois jours après la cérémonie, le père Hejmo retournera précipitamment à Varsovie. Un scandale est alors sur le point d’éclater.
L’Institut de la mémoire nationale, qui dépouille depuis des années les dossiers du SB, a attendu la mort du pape pour lâcher sa bombe et dévoiler le dossier de 700 pages du père Hejmo. Celui-ci était en fait un agent du SB, nom de code “Dominik”. Les preuves sont accablantes : le dossier comporte même des enregistrements audio de ses réunions avec son officier traitant. Dès ses débuts comme rédacteur en chef du mensuel catholique W Droze, Hejmo rapportait fidèlement au SB les divergences de vues et petits conflits au sein du clergé polonais ; il dénonçait les prêtres ouvertement hostiles au régime. En retour, il obtenait des autorisations pour augmenter ses tirages (le papier pour la presse écrite était alors contingenté). Lorsque Hejmo fut transféré à Rome, le SB transmit cet agent au service de renseignement extérieur. Très vite, Hejmo devint un atout précieux. Il donnait des informations sur les activités de l’administration papale, mais aussi sur la transmission d’informations confidentielles par le pape. Hejmo permit d’identifier plusieurs évêques chargés de transmettre en Pologne des messages secrets de Jean-Paul II. Un des historiens de la commission IPN, Pawel Machcewicz, raconte : « Sa position était idéale pour observer l’entourage du pape. Il transmettait au service des informations sur les pèlerinages du pape, est-ce que oui ou non, il rencontrait Wałesa lors de tel séjour en Pologne, le détail de son emploi du temps. Hejmo informait sur les préparatifs du Vatican pour une visite du général Jaruzelski. C’étaient des éléments utiles non seulement pour le service, mais aussi pour l’État et la direction du parti qui pouvait ainsi affiner sa stratégie et mieux préparer ses discussions avec le Vatican. »
Confronté à la tornade médiatique, Hejmo plaidera la naïveté, rappelant que beaucoup de prêtres polonais à cette époque étaient contactés et suivis par les services, sans pour autant leur lâcher d’informations sensibles. Sa hiérarchie l’éloignera de Rome et l’enverra dans un monastère, mais il ne sera pas défroqué. ■