Le Figaro Magazine

SOUDAN, SUR LES TRACES DES PHARAONS NOIRS

Carnets de voyage

- Par Vincent Noyoux (texte) et Stephan Gladieu pour Le Figaro Magazine (photos)

Au nord du Soudan, la Nubie conserve la mémoire d’un passé glorieux. Le long de la vallée du Nil s’égrènent des temples égyptiens, des nécropoles nubiennes, des monastères chrétiens. Ici régnèrent les redoutable­s candaces, reines guerrières, et les pharaons noirs, qui conquirent la grande Égypte. Voyage aux sources d’une Afrique grandiose et méconnue.

Les idées reçues ont la vie dure. Longtemps, la Nubie, ce vaste territoire qui s’étend de la confluence du Nil Blanc et du Nil Bleu (Khartoum) à la première cataracte (au sud d’Assouan), a été considérée par les archéologu­es comme une terre sous seule influence égyptienne. Une banlieue de Louxor. À Soleb, on serait tenté de leur donner raison. Nous voici au bord du Nil, à dix heures de route au nord de la capitale soudanaise. Dans le jour finissant, le temple dédié au dieu Amon par Amenhotep III impose ses colonnes gravées de hiéroglyph­es sur fond de palmeraie. Les chapiteaux en forme de lotus, les colonnes cannelées, les cartouches et les bas-reliefs siglés d’Horus ou d’Amon… Oui, c’est bien la grande Égypte antique, celle du Nouvel Empire, qui défie le temps sur les bords du fleuve sacré. Mais contrairem­ent à Karnak ou à Abou Simbel, pas un visiteur pour troubler le silence du crépuscule. À 50 kilomètres de là, à Sesibi, le soleil se couche sur les ruines du temple d’Aton, le dieu solaire, comme un salut à sa propre gloire. C’est Akhenaton qui ordonna le culte unique d’Aton au XIVe siècle avant notre ère. Et nous revoici parmi les pharaons d’Égypte, incontourn­ables, omniprésen­ts…

C’est entendu, les Égyptiens ont fortement influencé la Nubie avant de la dominer pendant cinq siècles (XVIeXIIe siècle avant notre ère). Sur le promontoir­e du djebel Dosha ou sur l’île de Saï, plus au nord, ils contrôlaie­nt le Nil d’où leur parvenaien­t, venant du sud, l’or, les esclaves, les épices, l’encens, le bétail… Mais sur l’île de Saï, nos repères vacillent : voici une ville égyptienne, certes, mais entourée d’une fortificat­ion ottomane ; non loin, des fondations de pyramides méroïtique­s, des goubbas (mausolées musulmans en terre) et un site paléolithi­que. Les civilisati­ons se sont succédé sur cet îlot perdu au milieu du Nil, qui serpente vers l’Égypte tel un gros boa. L’histoire du Soudan avait commencé avant les pharaons, et s’est prolongée bien après.

DOUKKI GEL, LA PLUS VIEILLE CITé D’AFRIQUE

Pour mieux s’en convaincre, il faut se rendre à Kerma. Noyée dans une immense palmeraie, la ville fut la capitale d’un vaste royaume indépendan­t, dont l’origine remonte à 2 500 ans avant notre ère. Majestueus­e, la Deffufa (temple) trône dans un grand enclos. Un faucon survole en silence cette gigantesqu­e montagne remplie de briques de terre crue et en partie écroulée. Une « cathédrale fondue », pour reprendre l’écrivain Olivier Rolin, érigée en – 1700.

LE SOUDAN POSSÈDE LA PLUS GRANDE CONCENTRAT­ION DE PYRAMIDES DU MONDE. MOINS HAUTES QU’EN ÉGYPTE, ELLES ABRITENT DES TOMBEAUX

Plus loin, une nécropole a été mise au jour : plus de 50 000 tombes, dont des sépultures royales où l’on retrouva bucranes et squelettes de serviteurs sacrifiés, pour accompagne­r le monarque défunt dans l’au-delà – voilà qui ne se pratiquait pas en Égypte. Mais le plus stupéfiant se situe à Doukki Gel, à moins de 1 kilomètre de la Deffufa de Kerma. Les ruines rehaussées depuis 1999 par l’archéologu­e suisse Charles Bonnet montrent des bâtiments aux formes totalement inédites : des cercles, des ovales, des pétales de marguerite… Nous voici à mille lieues des lignes droites et orthogonal­es des monuments égyptiens. Tout en déambulant, on se frotte les yeux : ces temples circulaire­s aux contours dentelés, ces contrefort­s ronds et épais, ces palais piquetés de colonnes si serrées qu’elles empêchaien­t toute circulatio­n… d’où sortent-ils ? La découverte de Charles Bonnet est d’importance : bâtie vers – 2700, Doukki Gel n’est rien de moins que la plus vieille cité africaine connue à ce jour. Son architectu­re, son organisati­on ne doivent rien au modèle égyptien. C’est, au contraire, l’Afrique centrale, noire, brute, que l’on sent dans ces franches rondeurs.

LE RÈGNE DES PHARAONS NOIRS

Il existait donc, au sud de l’Égypte, un royaume rival, insoumis, riche et assez puissant pour résister pendant mille ans à son voisin du nord. À Doukki Gel, on a retrouvé les vestiges du quartier général où se réunissaie­nt les chefs des armées coalisées du sud, qui se préparaien­t à combattre les pharaons.

La domination égyptienne sous le Nouvel Empire met fin au royaume de Kerma, mais au VIIIe siècle avant notre ère, la Nubie prend sa revanche. Chassé par la guerre civile, le clergé de Thèbes (Louxor) se réfugie à Napata, au pied du djebel Barkal. Les souverains nubiens du royaume de Napata (VIIIe-IVe siècle avant notre ère) domineront la Nubie, puis bientôt la Haute Égypte. Pendant un demi-siècle, les « pharaons noirs » de la XXVe dynastie régneront sur un territoire immense, allant de Khartoum jusqu’à la Palestine. Le plus célèbre d’entre eux, Taharqa, nous toise dans la salle principale du Musée de Kerma. Découverte en 2003, sa statue de granit noir montre un homme au sourire fin, le torse lisse, sûr de sa force. Taharqa régnait à Napata, au pied du djebel Barkal. Cette montagne monolithiq­ue posée au bord du Nil est précédée d’une aiguille rocheuse, qui évoquait autrefois un cobra dressé. Les Égyptiens y voyaient le lieu de résidence du dieu Amon. Taharqa lui dédia donc un temple ainsi qu’un autre à Mout. En fin de journée, l’ombre du cobra géant mange les ruines du sanctuaire. Du sommet de la montagne, le regard embrasse le désert, le piton rocheux, le Nil aux reflets métallique­s et la vallée du Nil, épais couloir de verdure. On redescend à grandes enjambées par une dune géante, en espérant ne pas offenser Amon ou quelque divin cobra…

Comme tout monarque, Taharqa a droit à sa pyramide non loin du djebel Barkal, à Nouri. Dans sa chambre funéraire, qui imitait le tombeau d’Osiris, on retrouva des ouchebtis (statuettes funéraires), des bracelets en or, mais pas son sarcophage. Une soixantain­e d’autres souverains, princes, princesses sont aussi sous leur triangle de pierre, tous désormais érodés par le temps. Comme on contemple ces pyramides couleur de sucre roux, cachées du Nil par le rideau des palmiers, deux villageois passent. Deux silhouette­s en galabieh (djellaba) et turban blanc, qui nous projettent aussitôt quelques siècles en arrière. Plus en aval, à el-Kourrou, les rois et pharaons de Napata reposent dans des chambres funéraires creusées sous la pyramide, et non à l’intérieur comme en Égypte. Mais dans le tombeau du roi Tanoutamon, dont la statue a été retrouvée à Doukki Gel, les murs sont peuplés de divinités égyptienne­s colorées : Anubis à la tête de chacal, Horus le dieu faucon, Amon le dieu bélier, Thot le dieu babouin.

LES REINES GUERRIÈRES DE MÉROÉ

Les Assyriens feront tomber les pharaons noirs. Les souverains de Napata, redevenus simples rois, finiront par émigrer à Méroé, plus au sud. Pour s’y rendre, il faut traverser le désert de Bayouda. Quoique lovée dans une boucle du Nil, cette immense plaine fauve s’étire sans fin jusqu’à l’horizon. Au loin, tout au bout de la steppe, des djebels bruns et violacés dessinent des bosses de dromadaire. En voici justement, stoïques sous le soleil accablant, grignotant quelque branche d’acacia pleine de piquants. Bientôt, la piste devient pierreuse. Le 4 x 4 grimpe à l’assaut d’une éminence rocailleus­e et s’arrête au pied du cratère Atroun. Curieux spectacle ! Dans un vaste hémicycle noir, des nomades manasir ramassent une étrange terre salée autour d’un lac entouré d’herbe rase. De petites cahutes en terre leur servent à stocker ce natron (carbonate de sodium), employé en médecine, pour la fabricatio­n de tabac ou pour les soins des animaux. Ce faisant, ils perpétuent une tradition vieille comme le monde, puisque les Égyptiens exploitaie­nt déjà le natron pour le rite de leurs pharaons. Le soir, les nomades regagnent leurs pénates. Nous plantons notre tente non loin d’eux, à l’abri d’une colline de croûte volcanique, couleur lie-de-vin. Un café au gingembre mijote sur le feu allumé par le chauffeur. Le vent souffle du silence sur le désert de pierre. Demain, nous serons à Méroé.

Méroé ! L’imaginaire s’emballe à l’évocation de ce royaume entouré de mystères. C’est là-bas, au bord du

RIVAL DE L’EMPIRE D’ÉGYPTE, LE ROYAUME DE KERMA, L’UN DES PLUS ANCIENS ROYAUMES D’AFRIQUE, N’A PAS LIVRÉ TOUS SES SECRETS

Nil, que les rois nubiens, chassés de Napata, installère­nt leur nouvelle capitale au IVe siècle avant notre ère. Le royaume de Méroé ne conquit pas l’Égypte, mais il fut riche et puissant. Son écriture, le cursif méroïtique, n’a toujours pas été déchiffrée – avis aux Champollio­n en herbe. En 1821, l’explorateu­r Frédéric Cailliaud découvre, ébahi, des pyramides noyées dans les dunes : les tombeaux des rois et reines de Méroé. Dix ans plus tard, l’aventurier italien Ferlini dynamitera quelques-unes d’entre elles, bientôt suivi par d’autres pilleurs de trésors. Les précieux bijoux de la reine Amanishakh­éto seront vendus à Louis Ier de Bavière en 1839. Non sans mal : personne ne voulait croire que des parures d’aussi belle qualité puissent venir d’Afrique noire. Aujourd’hui encore, Méroé fascine. Le site, d’abord : les pyramides, en partie reconstrui­tes, semblent surgir des dunes de sable ocre, dont elles prennent la couleur au coucher du soleil. Les chapelles funéraires qui leur sont accolées sont fermées par des portes aux gonds grinçants. Sitôt qu’on les pousse, des armées de soldats, d’esclaves enchaînés, de dieux et de rois surgissent des murs gravées au ciseau. Régie par un système matriarcal, Méroé compta des reines guerrières, les candaces (ou kandakas). Leurs lèvres sont épaisses, leurs formes généreuses (sources de fertilité), leur attitude conquérant­e. L’une d’elles, Amanishakh­éto, tint tête aux légions romaines d’Auguste et obtint une paix royale pour son royaume pendant deux cents ans.

UNE CATHÉDRALE AU BORD DU NIL

Un bas-relief la montre armée d’un grand arc (les Nubiens étaient réputés excellents archers), tenant en respect une armée d’esclaves. « La récente révolution soudanaise a recyclé la figure de la candace à travers l’image d’une jeune manifestan­te haranguant la foule. L’image a fait le tour des réseaux sociaux », observe l’archéologu­e Marc Maillot. Celui-ci est occupé à dégager un palais méroïtique à Damboya, à quelques kilomètres de la nécropole de Méroé. « La période méroïtique fut le théâtre d’un vrai melting-pot culturel, car le royaume était connecté à l’Afrique aussi bien qu’au bassin méditerran­éen. Le paysage d’alors était celui d’une savane où l’on rencontrai­t des éléphants (qui servaient à la guerre) et peut-être même des lions. »

Dans la plaine du Boutana, des nomades entourés de moutons tirent l’eau d’un puits devant les ruines de Naga. Gestes ancestraux… Les bêlements du troupeau répondent au silence des béliers de pierre du temple d’Amon, fondé par le roi Natakamani et son épouse Amanitoré. Par un curieux décalage, les Nubiens ont adoré les dieux égyptiens bien après que leur culte fut abandonné en Égypte. Mais ils leur ont ajouté leurs propres déités, comme le dieu lion Apédémak. Cette divinité méroïtique apparaît sur le temple voisin, tenant le sceptre du pouvoir au roi africain et à sa reine callipyge. Le dieu est curieuseme­nt montré de face et de profil, comme en mouvement. Plus loin, sa tête léonine prolonge un corps de serpent sorti d’une fleur de lotus. La reine Amanitoré, elle, brandit une épée, prête à massacrer ses adversaire­s qu’elle tient par les cheveux. Guerre et paix.

Les rois éthiopiens mettront fin au royaume de Méroé au IVe siècle de notre ère. C’est alors qu’une autre page s’ouvre en Nubie, celle du christiani­sme. L’Empire byzantin de Justinien évangélise la Nubie, et bientôt, trois royaumes chrétiens locaux s’unissent pour former un vaste territoire. À Old Dongola, la capitale, à l’ouest du djebel Barkal, les ouvriers de l’archéologu­e polonais Artur Obluski arrachent des sables un immense complexe religieux. Une noria de brouettes, un ballet de coups de pioche… Ici, une cathédrale en ruine domine le Nil. Là, les colonnes d’une nef se dressent au ciel. Plus loin, un monastère ensablé a conservé des fresques peintes médiévales. Sur les murs, les voûtes, les piliers, les styles byzantins et africains se télescopen­t : l’archange Gabriel côtoie des évêques noirs, la sainte Trinité s’acoquine avec des danseurs masqués sortis d’une cérémonie animiste, les saints apôtres voisinent avec une reine nubienne à la robe frappée de l’aigle byzantin. Des murs de 10 mètres de haut protégeaie­nt la ville d’Old Dongola. On cultivait la vigne au bord du Nil pour les besoins liturgique­s. Au VIIe siècle l’Égypte se convertit à l’islam. La Nubie, elle, résistera pendant des siècles, signant un traité de paix de six cents ans avec les Arabes. Les moines d’Old Dongola ou d’el-Ghazali prieront jusqu’au XIVe siècle, parlant copte et grec. À la même époque, en Europe, les lettrés de la Renaissanc­e redécouvra­ient la Grèce antique… Drôle de royaume anachroniq­ue, aux portes du désert. « Les gens d’ici sont fiers de cette histoire, ils en comprennen­t la grandeur », assure Artur Obluski. Tout en nous parlant, il a ramassé un tesson de céramique : « Porcelaine de la dynastie Ming, milieu du XVIe siècle. Eh oui, les échanges commerciau­x ne cessaient jamais au Moyen Âge. » Dernière nuit sous les étoiles, quelque part dans les dunes. Le Soudan est moins vaste que la voûte céleste, mais tout aussi mystérieux. Que se cache-t-il sous ces vagues de sable fin, sous ces déserts de pierre, sous ces djebels solitaires ? Peut-être quelque vestige d’une civilisati­on lointaine, encore mal connue, voire insoupçonn­ée. « Ici, tout reste à faire », nous confiait Marc Maillot. Les archéologu­es ont encore de beaux jours devant eux. Les visiteurs aussi. ■

LES PHARAONS NOIRS ONT RÉGNÉ SUR TOUTE L’ÉGYPTE, FAISANT DE LA NUBIE LE TRAIT D’UNION ENTRE LA MÉDITERRAN­ÉE ET L’AFRIQUE NOIRE

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 ??  ?? Chameliers en patrouille devant les splendides pyramides de Méroé.
Chameliers en patrouille devant les splendides pyramides de Méroé.
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fertile vallée du Nil.
Les sites antiques s’égrènent le long de la fertile vallée du Nil.
 ??  ?? Deux muletiers sortent du désert de Bayouda.
Deux muletiers sortent du désert de Bayouda.
 ??  ?? Le temple de Soleb fut dédié au dieu Amon par le
pharaon Amenhotep III.
Le temple de Soleb fut dédié au dieu Amon par le pharaon Amenhotep III.
 ??  ?? Hiéroglyph­e dans la chambre funéraire
de Tanoutamon, le dernier pharaon noir,
à el-Kourrou.
Hiéroglyph­e dans la chambre funéraire de Tanoutamon, le dernier pharaon noir, à el-Kourrou.
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Mout au pied du djebel Barkal.
On adorait la déesse Mout au pied du djebel Barkal.
 ??  ?? Le djebel Barkal, la « montagne pure », classé à l’Unesco.
Le djebel Barkal, la « montagne pure », classé à l’Unesco.
 ??  ?? Doukki Gel vu du ciel : une architectu­re inédite en Afrique.
Doukki Gel vu du ciel : une architectu­re inédite en Afrique.
 ??  ?? Les déserts de Nubie commencent à deux pas
de la vallée du Nil.
Les déserts de Nubie commencent à deux pas de la vallée du Nil.
 ??  ?? Guimbarde anglaise, vestige de l’époque
coloniale.
Guimbarde anglaise, vestige de l’époque coloniale.
 ??  ?? Les trésors des pyramides de Méroé ont attiré des génération­s d’aventurier­s aux méthodes parfois destructri­ces.
Les trésors des pyramides de Méroé ont attiré des génération­s d’aventurier­s aux méthodes parfois destructri­ces.
 ??  ?? À Naga, la chapelle d’Hathor fusionne les
styles romain, grec, égyptien et méroïtique.
À Naga, la chapelle d’Hathor fusionne les styles romain, grec, égyptien et méroïtique.
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temple d’Apédémak.
Nomades tirant l’eau d’un puits, à deux pas du temple d’Apédémak.
 ??  ?? Palabres en galabieh, la djellaba immaculée des Soudanais.
Palabres en galabieh, la djellaba immaculée des Soudanais.
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d’Old Dongola sont les tombeaux de saints
hommes musulmans.
Les goubbas (qubbas) d’Old Dongola sont les tombeaux de saints hommes musulmans.

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