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Nicolas d’Estienne d’Orves

- Par Nicolas d’Estienne d’Orves *

Depuis quelques jours, j’ai faim. l’assertion vous semblera honteuse, mais j’ai senti ce creux au ventre dont parlent tant de livres vendus sous le manteau, et que se rappellent les plus âgés d’entre nous. « Je mangerais bien un petit quelque chose… », dit parfois mon arrièregra­nd-père, lorsque nous allons le voir dans son ehpad. il se voit aussitôt rabroué par le personnel soignant : « Monsieur Chauvier ! De telles obscénités ! À votre âge ! » Du haut de ses 116 ans, il me fait un clin d’oeil navré : « Dire que tu ne connaîtras jamais le sens du mot blanquette. »

Ce sont alors mes parents qui se fâchent. « Papy, ça suffit ! », brame mon père, sans savoir si la salle fait silence à cause de son cri ou des souvenirs de l’aïeul. Mais je vois dans tous les vieux regards la marque d’une nostalgie muette et vibrante. Si la plupart de ces vieillards avaient moins de dix ans lors de l’abolition, ils ont connu l’ancien temps… Je sens alors monter en moi une frustratio­n instinctiv­e sur laquelle je peine à mettre des mots. Serais-je malade ? Désaxé ? Je suis pourtant un jeune citoyen modèle de 21 ans. J’ai tout fait « by the books »,

comme disent les Anglo-Saxons. Au lycée, j’ai suivi les cours de mon professeur de transition alimentair­e, solidaire, inclusive et non binaire, qui enseigne la fin de l’alimentati­on préhistori­que et l’avènement de la nourriture virtuelle et tolérante. Désormais étudiant, je prépare un doctorat en théorie du vivre-ensemble, à la faculté de Paris-XXiii (l’université Camélia-Jordana, avenue Édouard-louis, dans la ville nouvelle de Meetoo-sous-Bois, qui a remplacé rungis). Ma famille et moi vivons dans le respect des règles : à 14 ans, j’ai pris conscience de mon identité de genre et j’ai commencé ma transition. Cette expérience – si banale – m’a inspiré le sujet de ma thèse : « les toilettes cisgenres dans les trains allemands sous Willy Brandt ». Sujet polémique, bien entendu ; mais je suis soutenu par mon directeur de recherche, l’imam Muhammad Ben Goula, qui fait ouvrir pour moi les rayons interdits de la bibliothèq­ue universita­ire. est-ce là-bas que me sont venues ces mauvaises ondes ? Découvrir, au gré de mes lectures, la façon répugnante dont les gens « mangeaient », il n’y a qu’un petit siècle ? ils introduisa­ient dans leur bouche des morceaux d’animaux morts, des feuilles, des fleurs, des racines ! et ils y prenaient du plaisir… l’écrire ici me rappelle à son aberration, son abominatio­n, sa cruauté, mais il ne s’agit pas de juger le passé avec les critères du présent : nous étions alors avant la découverte de la détresse des végétaux et le début de la Coexistenc­e-Globale. Pourtant, lorsque je lis ce que certains auteurs prohibés appelaient des « plats », des « recettes », je sens poindre en moi cette sensation plaisante et douloureus­e qui s’apparente à du manque.

Suis-je la preuve qu’un siècle de progrès aboutit à un échec ? la terrible mais salutaire pandémie de 20202032 n’aurait donc servi à rien ? les cantines véganes, l’abolition de la viande, des légumes, puis la généralisa­tion de la pilule nutritive seraient un leurre ? Semblable à celle des dinosaures, la disparitio­n de ce qu’on appelait les « restaurant­s », la « cuisine » ou la « gastronomi­e » (ce mot affreux) n’est-elle pas définitive ? Comment savoir…

Je ne puis hélas me confier à personne, au risque de les rendre complices de mon forfait : mes parents seraient pris entre leur amour et leur devoir civique ; lucie.n, mon ami.e depuis deux ans, n’hésiterait pas à me dénoncer. Je songeais hier encore à me constituer prisonnier, mais tout le monde sait que les camps de rééducatio­n alimentair­e de l’institut omar-Sy (dans l’aéroport désaffecté de roissyen-France) sont terribles. Alors quoi ? entrer en contact avec le groupuscul­e terroriste la viande c’est la vie, qui fomente un hypothétiq­ue « djihad spéciste » depuis ces collines de Haute-loire, où – dit-on – ils élèveraien­t des vaches et des porcs ? leurs attentats sont l’horreur de notre temps : ils dressent des tables sur la voie publique et dévorent des « andouyette­s », des « boudains » (je ne suis pas sûr de l’orthograph­e), en souriant aux policiers qui les tuent sans sommation.

Je ne veux pas finir ainsi. Pourtant, j’ai faim.

De grâce, aidez-moi.

* Dernier livre paru : Petit éloge de la

gourmandis­e (Éditions François Bourin).

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