Vous avez dit “intersectionnalité” ?
L’intersectionnalité est-elle forcément fructueuse ? Est-ce que les luttes antiracistes, postcoloniales, néoféministes et toutes les autres, telles que décrites dans ce livre, finissent par s’additionner et se nourrir entre elles ? En apparence, oui. C’est d’ailleurs le fondement même de ce combat qui consiste à fabriquer des victimes communes. Dans cette optique, les personnes cibles de plusieurs discriminations simultanées s’agrègent. En additionnant les figures considérées comme oppressées, les militants contestataires entendent porter un combat plus large et donc, à leurs yeux, plus universel. Mais une discrimination ajoutée à une autre discrimination équivaut-elle à deux discriminations ? Être à la fois une femme, noire et homosexuelle vous place-t-il d’emblée au croisement de trois discriminations ? En réalité, les adeptes de cette lutte ne se posent pas la question, ou plutôt préfèrent ne pas l’aborder. Pourtant, la question mérite d’être creusée, dans le but de mettre en avant des contradictions évidentes et, de mon point de vue, insupportables pour qui dispose d’un peu de bon sens. L’exemple le plus édifiant concerne les féministes intersectionnelles qui placent la lutte contre une supposée « islamophobie » loin devant le combat pour l’émancipation des femmes. Leur position sur le voile, telle que décrite dans le chapitre consacré aux néoféministes, est révélatrice d’une confusion coupable qui les mènera droit vers l’engloutissement de leur lutte. Un prénom en particulier symbolise la somme de leurs lâchetés, celui de la jeune Mila, aujourd’hui encore harcelée, insultée et menacée de viol et de mort pour ses critiques formulées dans un langage très cru sur l’islam. L’affaire dite « Mila » est apparue comme un puissant et cruel révélateur de la confusion idéologique qui règne chez ces féministes. Face à une jeune fille de 17 ans, lesbienne, cible d’attaques d’une rare violence, l’intersectionnalité n’a pas fonctionné. Si certaines associations et militantes féministes lui ont bien apporté leur soutien, elles y ont systématiquement ajouté un « oui mais », car de leur point de vue, on ne peut pas impunément insulter une religion et donc des croyants, oubliant au passage que Mila avait répondu au départ de toute cette affaire à des avances grossières d’un garçon de confession musulmane. Les néoféministes sont restées aveugles au péril islamiste, pire, elles s’en sont rendues complices. À vouloir épouser toutes les causes, on finit par n’en épouser aucune. L’intersectionnalité n’est plus à une incohérence près. Il faut ainsi s’accrocher pour comprendre pourquoi les antispécistes évitent de prendre pour cibles les commerces halal, contrairement aux devantures des boucheries traditionnelles. D’abord, rappelons que la destruction de vitrines est un acte violent et condamnable quelle que soit la nature du commerce visé. Selon les militants radicaux de la cause animale, vandaliser une vitrine d’une boucherie halal ou bien critiquer l’abattage rituel reviendrait à verser dans l’islamophobie et à prêter le flanc aux xénophobes de tout poil. Les populations immigrées sont donc dispensées, dans la logique antispéciste et intersectionnelle, de se plier à l’obsession végane au nom de l’antiracisme. Il ne faut pas non plus leur imposer une culture qui n’est pas la leur, de crainte de perpétuer des réflexes coloniaux. En revanche, le « Blanc », considéré de fait comme un privilégié, est sommé de ne plus exploiter les animaux. Jusqu’où l’extension et l’exploitation des notions de race, de classe et de sexe peuvent-elles aller ? Il semblerait qu’il n’y ait pas de limites à une vision victimaire et communautarisée des luttes. La convergence des luttes n’est qu’un fantasme qui donnera bientôt lieu à une lutte interne intenable. Le choc est inévitable. Défendre tous les « dominés » en mettant sur le même plan les différentes discriminations dont ils seraient l’objet conduira irrémédiablement à une concurrence féroce entre les opprimés. Trop de confusions internes minent l’édifice intersectionnel pour qu’il puisse se maintenir debout encore longtemps. Il y a fort à parier que des militants de bonne foi finiront par s’éloigner pour continuer à défendre des causes de manière cohérente… ■