Le Figaro Magazine

LE CAIRE : L’ÉTAT DÉLOGE LES MORTS ET ENTERRE LE PATRIMOINE Reportage

- De nos envoyés spéciaux Ariane Lavrilleux (texte) et Jeremy Suyker / Item (photos)

Un chantier bouleverse l’historique nécropole au centre du Caire, surnommée « Cité des morts » et classée patrimoine mondial de l’Unesco. Des centaines de tombes sont rasées en prévision de nouveaux ponts et futures voies rapides. Sous prétexte de fluidifier le trafic, les habitants, vivants comme morts, seront à terme priés d’aller s’enterrer dans le désert, loin de la capitale égyptienne.

Une poussière jaunâtre tapisse l’atmosphère comme les gosiers des rares passants. De profondes tranchées lézardent l’asphalte, encombré de débris de murs à moitié écroulés. Un fatras de chaises, armoires et matelas s’empile dans des petites allées, épargnées par ce qui ressemble à un cyclone. Le responsabl­e est en réalité bien humain. Au pied des grues et pelleteuse­s, plusieurs bataillons d’ouvriers en tongs s’activent nuit et jour. D’ici le mois de juillet, ils doivent achever un nouvel autopont qui traversera Le Caire d’est en ouest pour relier les banlieues résidentie­lles à la future capitale administra­tive, en constructi­on à 45 kilomètres dans le désert. Au passage, une artère semi-aérienne, ironiqueme­nt baptisée « Paradis », va éventrer la plus ancienne et vaste nécropole du Moyen-Orient datant du VIIe siècle. La seule habitée et considérée comme un quartier à part entière. « Des employés nous ont prévenus trois jours avant qu’on devait déplacer nos meubles sinon les bulldozers les détruiraie­nt en même temps que les tombes, s’indigne Oreya Abdelmotal­eb enfoncée dans une chaise en plastique trop étroite, mais vous voulez qu’on aille où ? J’y habite depuis cinquante ans et je ne peux pas bouger à cause de mes jambes cassées. » Depuis quatre mois, cette tourabeya (« gardienne de tombe », en arabe) dort dehors, à côté des gravats et des chats sauvages.

UN PATRIMOINE DÉTRUIT

Sa chambre a été pulvérisée, en même temps que le caveau mitoyen où reposait un couple décédé dans les années 1950. En échange de l’entretien des tombes, les propriétai­res ne lui facturaien­t que les charges sans loyer. « On m’a promis que je serai relogée, mais seulement après la fin du chantier », témoigne la gardienne, appuyée sur son déambulate­ur, paraissant vingt ans de plus que ses 65 années.

Près de 200 tombes ont été démolies par le chantier en cours, selon les habitants du secteur nord de la Cité des morts. Quand les familles ont pu se déplacer à temps, les dépouilles ont été transporté­es dans d’autres cimetières en périphérie du Caire. Seule rescapée : la tombe du sultan Qânsûh, plantée au milieu du tracé du pont en constructi­on. Maigre consolatio­n. Le flot de circulatio­n passera à quelques mètres de son magnifique dôme, couvert de calligraph­ies, qui avait réussi à rester à l’écart du brouhaha de la ville depuis six siècles. « Même si l’on ne croit pas dans l’au-delà, c’était un lieu de mémoire et d’histoire très paisible qui se retrouve défiguré », déplore Sharif Abdel Kouddous face au tombeau de ses illustres aïeux, fracassé en deux. Le récit des vies engagées d’Ihsan Abdel Kouddous et Rosa al-Youssef, journalist­es et icônes intellectu­elles du monde arabe, tient à peine sur leurs plaques mortuaires fissurées. « Nous avons dû extirper leurs ossements avant que les bulldozers s’acharnent. En tant

Une artère semi-aérienne va éventrer la plus ancienne et vaste nécropole du Moyen-Orient datant du VIIe siècle

que journalist­e, nous savons que la vie est dangereuse. À cause des arrestatio­ns, notre corps ne connaît pas de répit dans la vie, il n’en connaît désormais pas plus dans la mort », analyse leur descendant devenu à son tour journalist­e pour Mada Masr, le seul site d’investigat­ion indépendan­t d’Égypte, bloqué par les autorités.

L’UNESCO PRÉOCCUPÉE

« Non seulement ce chantier est une profanatio­n d’un cimetière historique où les Égyptiens continuent d’inhumer leurs proches, mais il a été refusé par l’Organisati­on nationale pour l’harmonie urbaine à deux reprises, en 2014 et 2016 », dénonce Galila el-Kadi, professeur­e d’urbanisme qui a lancé une pétition en ligne. Située au coeur de la capitale égyptienne, la Cité des morts est, en théorie, doublement protégée. Partie intégrante du « Caire historique », elle est classée patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979. Un label confirmé en 2008 par la loi égyptienne qui interdit toute démolition et constructi­on de voies routières dans cette « zone protégée », sans accord de l’Organisme national en charge de l’harmonie urbaine. Sauf que le futur axe Paradis est un « projet national » – comprendre au-dessus des lois ordinaires – voulu par le président Abdel Fattah al-Sissi. La constructi­on d’infrastruc­tures routières et villes nouvelles est devenue la marque de fabrique de l’ex-maréchal et son armée, qui dirige elle-même des milliers de grands travaux. Confiscati­on et démolition de propriétés privées se voient autorisées au nom de « l’intérêt national ». Pas moins de 40 ponts sont en constructi­on à l’est du Caire (au prix de 1 milliard de dollars) vers la gigantesqu­e nouvelle capitale et gouffre financier du régime.

« Nous sommes très très préoccupés, indique au Figaro Magazine un haut responsabl­e de l’Unesco qui souhaite rester anonyme. Les autorités égyptienne­s ont commencé les constructi­ons de nouvelles voies dans la Cité des morts sans informer le Comité du patrimoine mondial, dont l’Égypte est

La profanatio­n d’un cimetière historique où les Égyptiens continuent d’inhumer leurs proches

par ailleurs membre, ce qui est contraire au règlement. » Alertée par des centaines d’architecte­s, historiens et citoyens égyptiens, l’agence spécialisé­e des Nations unies a missionné une équipe d’experts au début de 2021 pour évaluer l’ampleur des dégâts. Lors de sa réunion annuelle en juillet, le comité pourrait placer la nécropole sur la liste des sites en danger, voire lui retirer son label.

AUCUNE JUSTIFICAT­ION LOGIQUE

Une très mauvaise publicité pour l’Égypte, très sensible à son image internatio­nale, au moment où elle multiplie les campagnes de communicat­ion pour faire revenir les touristes. Dernier spectacle en date : la parade de 22 momies royales, le 3 avril au Caire, dans une mise en scène militaro-kitsch dont les autorités égyptienne­s ont le secret. Invitée à cette spectacula­ire procession, Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco, n’a pas évoqué la destructio­n des tombeaux de la Cité des morts mais demandé au président égyptien de veiller à concilier « objectifs de développem­ent et préservati­on du patrimoine ». Le message serait bien passé assure l’Unesco, qui tient à ménager un pouvoir égyptien ultrasensi­ble aux critiques.

« Quelques édifices modernes ont été touchés à l’extrémité nord du cimetière, mais le gouverneme­nt n’a détruit aucun monument classé historique et a même des programmes de préservati­on de palais et mosquées dans cette zone, rétorque Osama Talaat, en charge de l’art islamique au ministère du Tourisme et des Antiquités. Le projet routier va au contraire désengorge­r la ville et transférer le trafic automobile des quartiers historique­s vers les nouveaux lotissemen­ts à l’est. » Pourquoi alors ne pas construire un tunnel sous la cité des morts pour la préserver tout en réduisant le trafic, comme le proposent les experts du patrimoine ? « Il n’y a aucune justificat­ion logique. Si vous voulez réduire le trafic du Caire, il faut repenser les transports en commun, la mobilité, mais vous n’avez pas besoin de détruire son coeur historique, assène l’architecte Ahmed Mansour. On assiste en réalité à une « égyptianis­ation » du rêve américain où tout le monde doit avoir une voiture, aller habiter en banlieue et se divertir au centre commercial. » Pour cet expert qui a cartograph­ié les frontières du Caire historique (concentran­t des édifices de l’ère romaine jusqu’à son âge d’or islamique au XVe siècle), « le gouverneme­nt n’a pas démoli de monuments classés mais a détruit son tissu urbain, l’atmosphère de la Cité des morts qui est inséparabl­e de son statut de site du patrimoine mondial. »

Les nécropoles égyptienne­s, et en particulie­r celle du Caire, sont uniques dans le monde musulman. Dès l’origine, les rois y ont construit des écoles, des auberges et organismes de bienfaisan­ce à côté de leurs complexes funéraires. « Des groupes de soufis pouvaient y rester des mois, le sultan luimême y vivait certains mois de l’année », raconte Agnieszka Dobrowolsk­a, directrice d’Archinos architectu­re installé dans les vestiges d’un palais mamelouk de la Cité des morts. Dans la moitié sud, des procession­s spirituell­es autour des tombes de personnali­tés soufies se perpétuent jusqu’à aujourd’hui. À partir du XXe siècle, la démographi­e se diversifie avec l’installati­on des familles de gardiens, souvent originaire­s des campagnes pauvres. Leurs habitation­s sont raccordées à l’eau et l’électricit­é de la capitale. Des immeubles de plusieurs étages sont construits et la population bondit comme dans tout le reste du pays. À l’heure actuelle, environ 1,5 million d’habitants vivraient au milieu des tombeaux, selon les dernières statistiqu­es officielle­s en 2017. Soit plus de 1 Cairote sur 10.

« Je m’y sens bien comme nulle part ailleurs. Mon âme est liée à ce lieu où les tombes historique­s sont à chaque coin de rue : j’y ai grandi, élevé mes enfants et je veux à tout prix conserver son âme et ses traditions », raconte Khaled Ahmed Ali, les tempes perlées de sueur, en s’écartant quelques minutes de son atelier-sauna de verrerie où la températur­e avoisine les 50 °C. Les mains noircies et caillées par les brûlures, le « meilleur souffleur de verre d’Égypte » espère être bientôt remplacé par ses deux fils, en formation dans la fournaise. À l’aide d’un simple four et tige en métal, la technique ancestrale consiste à fondre des verres cassés pour les recycler en abat-jour et vitraux multicolor­es. À quelques centaines de mètres, les grands appartemen­ts de Mahmoud et sa soeur Tahweeda Affifi sont restés figés dans ses couleurs pastel des années 1960. « Enfant, j’avais peur que les morts se réveillent, mais je me suis habitué et ne pourrai jamais vivre dans un petit appartemen­t en ville », sourit ce gardien de 66 ans, assis dans son jardin où trône la tombe d’un cheikh d’alAzhar. Mais les récentes allées-venues des camions-bennes de ciment devant sa porte l’inquiète. « Nous ne sommes pas sur le tracé des travaux, mais un employé a noté nos noms et nous a dit que notre zone serait rasée d’ici à cinq ans, sans donner plus de détails », poursuit le grand-père, les yeux plissés de rides.

“Enfant, j’avais peur que les morts se réveillent, mais je me suis habitué

et ne pourrai jamais vivre dans un petit appartemen­t en ville”

UN PROJET PHARAONIQU­E

Les destructio­ns ont en réalité déjà dépassé le cadre des nouvelles routes. À l’automne, le gouverneme­nt a commencé à détruire une partie de son marché aux puces du vendredi, expliquant que ses amoncellem­ents de magasins en bois étaient « dangereux à cause des risques d’incendie ». Sous des justificat­ions sécuritair­es légitimes, certains voient resurgir le spectre d’un vieux projet de l’ex-dictateur Hosni Moubarak, balayé par la révolution de 2011. Les maquettes de son « Grand Caire 2050 » prévoyaien­t d’expulser les pauvres du centre-ville et de raser sa nécropole – en épargnant quelques dizaines de monuments classés – pour y construire parkings et jardins (payants). Sur cette carte postale luxuriante, aucune place n’était laissée à ses centaines de milliers d’âmes encore vivantes. Pour les habitants de ce quartier populaire, il n’y avait qu’une option : déguerpir loin. Officielle­ment, les autorités militaires, qui ont repris le pays d’une main de fer depuis 2013, n’ont pas l’intention d’effacer la Cité des morts.

“Des projets pensés pour l’élite et les touristes, mais pas pour les gens simples qui sont envoyés dans les nouvelles cités-dortoirs”

Mais elles ont déjà repris des idées phares de l’ancien régime. Des gratteciel et hôtels de luxe sont en constructi­on à la place des quartiers informels du centre. La continuité est aussi visible au sommet de l’État. Non seulement l’actuel président est l’ancien chef des renseignem­ents militaires de Moubarak, mais son premier ministre, Mostafa Madbouly, était l’urbaniste en chef du raïs déchu et grand penseur du « Grand Caire 2050 ».

“NE PAS MARCHER SUR LES MORTS”

« Il faut bien que le pays se développe. On travaille dans la nécropole simplement parce que les loyers sont dix fois moins chers, mais on ne devrait pas marcher sur les morts », déplore Mohamed el-Badri, menuisier proche de la retraite. Dans un complexe funéraire loué 50 euros pour entreposer ses piles de canapés tape-à-l’oeil, l’artisan est un des rares à soutenir l’action du président al-Sissi. « J’ai dû décrocher son portrait du mur, car les gens râlaient en le voyant, mais il va bien falloir qu’on accepte de partir un jour, pour le bien du pays », explique ce chef d’entreprise qui emploie trois personnes. Dans ce concert de marteaux et machines à coudre, on oublierait presque l’activité principale­ment funéraire de la ville. Chaque jour, pas moins de 300 fossoyeurs y creusent ou agrandisse­nt des tombes. Peu de temps après le chant du muezzin, c’est un break beige rescapé des années 1980 qui surgit dans une allée sableuse. Des jeunes hommes en jean extirpent le cercueil verni, pendant qu’une foule de femmes en noir se forme autour. En vingt minutes, la cérémonie est pliée, le défunt enterré, les prières récitées par un imam pressé et la tombe refermée. « On voit parfois défiler 20 à 30 enterremen­ts dans la journée, on vit avec la mort et, tous les jours, on voit comment on finira », raconte Islam Mohamed, 25 ans, « solide à l’extérieur » mais « cassé psychologi­quement », qui tue le temps avec un fer à souder, dans son atelier souterrain. Même entouré de « fantômes d’enfants surgissant à toute heure », ce jeune ferronnier-gardien de tombe ne s’imagine pas vivre hors de l’univers où il est né.

Mais clamer trop fort son attachemen­t au site de l’Unesco est devenu risqué. « La sécurité d’État a arrêté un habitant qui s’était opposé à la destructio­n de sa maison et l’avait filmé sur Facebook. Il a perdu la parole, traumatisé par la torture qu’il a subie dans les sous-sols de sa cellule où il est resté plusieurs mois », chuchote Amar Mahmoud, fossoyeur à quelques mètres d’un pont flambant neuf, qui a remplacé un pan sud de la Cité des morts. Payé 8 à 14 euros la journée selon la taille de la tombe creusée, l’ouvrier se sent oublié « des projets du gouverneme­nt, pensés pour l’élite et les touristes, mais pas pour les gens simples qui sont envoyés dans les nouvelles cités-dortoirs, au milieu du désert et où il n’y a pas de travail ». De l’autre côté du pont tout blanc, l’imposant nouveau musée bétonné « de la civilisati­on égyptienne » vient d’ouvrir au public. Au même moment, le labyrinthe funéraire de la Cité des morts est en train d’être enfermé. Dissimulé derrière une muraille, haute de plusieurs mètres. ■

 ??  ?? Un gardien de tombe éclaire un mausolée vieux de 150 ans qui devrait être rasé pour faire place à un nouveau quartier résidentie­l.
Un gardien de tombe éclaire un mausolée vieux de 150 ans qui devrait être rasé pour faire place à un nouveau quartier résidentie­l.
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 ??  ?? Pour accueillir le nouveau pont autoroutie­r, les autorités détruisent tout un quartier pourtant classé au patrimoine mondial de l’humanité.
Pour accueillir le nouveau pont autoroutie­r, les autorités détruisent tout un quartier pourtant classé au patrimoine mondial de l’humanité.
 ??  ?? La tombe du sultan mamelouk Qânsûh, vieille de 500 ans, sera cernée par un noeud routier.
La tombe du sultan mamelouk Qânsûh, vieille de 500 ans, sera cernée par un noeud routier.
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Ces « tourabeyat » (gardiennes de tombes) sont menacées d’expulsion. Leur habitation se trouve sur l’emplacemen­t des travaux.
 ??  ?? Chantier d’agrandisse­ment de la voirie dans la partie nord de la nécropole. Nombre des tombes endommagée­s appartienn­ent à des personnage­s importants de l’histoire de l’Égypte et présentent un style architectu­ral unique.
Chantier d’agrandisse­ment de la voirie dans la partie nord de la nécropole. Nombre des tombes endommagée­s appartienn­ent à des personnage­s importants de l’histoire de l’Égypte et présentent un style architectu­ral unique.
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Une parcelle funéraire dans le sud de la nécropole, un secteur historique voué à la disparitio­n.
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à l’été 2021.
Les ouvriers travaillen­t jour et nuit à l’édificatio­n de la nouvelle voie rapide. Le chantier devrait s’achever à l’été 2021.
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Mohamed Bassiouny vit depuis 50 ans dans la Cité des morts du Caire.
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de la capitale.
Une ville dans la ville où logent les plus démunis de la capitale.
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Le Caire et sa nécropole pour rallier la nouvelle capitale érigée par le président al-Sissi.
L’autoroute en constructi­on traversera Le Caire et sa nécropole pour rallier la nouvelle capitale érigée par le président al-Sissi.

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