UN VRAI ROC ANGLAIS
Les funérailles du prince consort rassemblent un pays divisé derrière le souvenir d’un « grand-père de la nation ». Alors qu’Élisabeth II s’apprête à fêter les 70 ans de son règne, l’hommage national est un test pour un royaume souvent désuni.
Asa demande, les funérailles du prince consort n’auront pas été d’État. Elles ont pourtant rassemblé toute une nation derrière les écrans. Samedi, Harry et William suivront à pied le cercueil de leur grandpère jusqu’à la chapelle Saint-George du château de Windsor. Cette image des deux frères ressuscitera dans l’esprit des téléspectateurs celle qui fit le tour du monde il y a un quart de siècle. À l’époque, Philip se tenait derrière eux, et il leur chuchotait des histoires pour les distraire de leur tristesse. « Ils ont tout à fait conscience de leur histoire commune et ils se souviendront sans aucun doute de la place de leur grand-père dans leur vie. Il y a de l’espoir dans une occasion comme celle-ci, lorsque des frères sont unis dans la douleur, qu’ils prennent un nouveau tournant », a confié une source au sein de la monarchie à la presse britannique. Les fils de Charles et Diana n’ont pas été les seuls à mettre entre parenthèses leurs querelles. Les députés britanniques ont abrégé leurs vacances pour un hommage solennel à Westminster ; les députés écossais se sont retrouvés pour saluer la mémoire de celui qui était aussi duc d’Édimbourg. En Irlande, où on redoute la reprise d’une guérilla urbaine interrompue depuis 1998 et l’accord du Vendredi saint, les unionistes ont appelé à la trêve et les républicains irlandais, ennemis forcenés de la couronne britannique, ont rendu hommage à la personnalité attachante du prince Philip.
L’ANTI-MEGHAN
Bien sûr, le premier ministre Boris Johnson a célébré la mémoire d’un homme « qui a aidé à conduire la monarchie afin qu’elle reste une institution incontestable dans l’équilibre et le bonheur de notre vie nationale ». Le premier ministre ne peut en dire autant de l’état dans lequel se trouve la GrandeBretagne – qu’il s’agisse du bilan de la pandémie, de la facture du Brexit, des tensions en Irlande du Nord, des élections prévues pour le mois de mai en Écosse, où la victoire des indépendantistes est attendue. Mais la mort du prince Philip remet au pas, pour quelques jours, le char de l’Histoire. Les forces centrifuges sont à l’arrêt.
Trois bonnes raisons appellent sur le prince consort l’hommage et l’émotion : un stoïcisme respectueux de la tradition, une conscience de transformations du monde moderne, et une franchise provocante. Il fallait réussir la quadrature du cercle : moderniser discrètement l’institution monarchique pour l’aider à survivre à des temps radicalement nouveaux, tout en acceptant de rester en retrait, au service de la reine ; enfin ses gaffes à contrecourant des nouvelles tables de la loi de la génération « woke » en font un représentant de l’esprit Downton Abbey face aux partisans de Suits. Il y a un mois, l’interview de Meghan et Harry a été une attaque frontale à la réputation de Buckingham Palace. Or, le prince Philip a toujours défendu et son épouse, et la Couronne, même quand il rêvait, lui aussi, de larguer les amarres. Dans la catégorie des pièces rapportées, il était l’anti-Meghan par excellence. Acide, impertinent, brusque, il ne portait pas dans son coeur l’aréopage des conseillers de la reine, mais il savait, chaque fois qu’il le fallait, revenir à l’ordre immuable de l’institution.
Les commentaires n’ont pas manqué de relever que Mountbatten était avant tout « le prince de la gaffe ».
Mais s’agissait-il de gaffes ? N’était-ce pas plutôt un choix très calculé de secouer la pesante monotonie des propos convenus ? Ceux qui pensent qu’il n’est pas d’humour sans provocation, pas de rire sans exagération des stéréotypes, auront raison de placer Philip tout en haut d’un panthéon du politiquement incorrect. Ceux qui ne jurent que par les nouvelles tables de la loi du « wokisme », de la fin du machisme, considèrent le prince Philip comme un odieux reliquat du passé colonial et patriarcal. Rappelons quelques perles. À un aborigène, il demanda en 2002 : « Vous vous battez toujours à coups de lance ? » Plus tard, il lança au président du Nigeria, qui alors était vêtu d’un traditionnel boubou : « On dirait que vous êtes prêt pour aller au lit ! »
Avant cet épisode, il avait même répondu à un adolescent de 13 ans qui rêvait de devenir astronaute : « Tu ne pourras jamais voler là-dedans, tu es trop gros. » En découvrant la nouvelle maison du duc et de la duchesse d’York en 1988, il avait souligné : « On dirait la chambre d’une pouffiasse. »
Titulaire du duché d’Édimbourg, il n’avait pas pour autant épargné les Écossais. À un moniteur d’auto-école de Glasgow, il demanda comment il s’y prenait pour empêcher les autochtones de boire du whisky au moment de passer leur permis de conduire. Il avait aussi choqué en affirmant qu’il n’y avait « plus de vrais pauvres en
“NOUS SOMMES UNE FAMILLE COMME LES AUTRES, AVEC DES HAUTS ET DES BAS”
Grande-Bretagne ». Un constat digne qui contredit le parti pris colonial et souligne que la seule véritable pauvreté se trouve dans les pays sousdéveloppés.
Dans le match entre la tradition, fûtelle libérale, et le progressisme de rupture, l’époux de la reine est un indéniable héraut de l’Ancien Monde. Mais comme rien n’obéit à des schémas simplistes, le même patriarche, dur au mal et provocateur, a été celui qui, pendant soixante-treize ans de mariage, a accepté de s’effacer devant son épouse. Plus encore, il est aussi celui qui introduisit la télévision dans la monarchie, et qui força la timide Élisabeth II à oser les bains de foules. « Cet homme charmeur et distingué a été l’élément central de la démocratisation de la monarchie contre l’establishment. Ses origines étrangères expliquent sans doute son ouverture d’esprit. Intelligent, résolu, efficace, il a mis un peu de sel dans la vie de la reine, femme conservatrice et traditionnelle, sans jamais tenter de lui faire de l’ombre », souligne le biographe royal, Robert Lacey. Sans doute Philip Mountbatten a-t-il ainsi préparé une dangereuse américanisation de l’institution. Son épouse, élevée dans la stricte sobriété victorienne, en avait d’instinct subodoré le péril. C’est en tout cas cette conscience des nouvelles réalités qui le rendit indulgent à l’égard de la princesse de Galles. Ses relations avec elle étaient affectueuses, et il garda d’elle une photo sur son bureau.
UNITÉ NATIONALE
Lucide, mais loyal. À l’heure où l’Angleterre doute d’elle-même, ses funérailles sont un dernier coup de main à Élisabeth II. Elles lui offrent sur un plateau l’occasion de resserrer le lien sentimental entre l’Angleterre et Buckingham. Philip était la cinquième personnalité de la Couronne la plus populaire, derrière la reine, ses deux petits-fils, et Kate. Il restera finalement comme le dernier à avoir si longtemps enduré les rigueurs du protocole. Les bulletins nécrologiques ont rappelé qu’il avait accompli 250 voyages au nom de la Couronne, et participé à 22 000 « engagements officiels ». Né prince de Grèce, sur l’île de Corfou, non loin d’Ithaque, il a connu l’errance et l’exil, comme le héros d’Homère, et ses innombrables voyages autour de la terre l’ont même amené sur une île du Pacifique qui en a fait l’une de ses divinités (lire p. 55). Cet exilé au sang bleu, bougon, drôle, loyal, aimait dire à propos des crises de la famille royale : « Nous sommes une famille comme les autres, nous avons des hauts et des bas. » Parole d’un mortel lucide, et aujourd’hui pleuré par son pays d’adoption. ■