L’HOMME LIGE DE LA REINE
Disparu la semaine dernière à la veille de son centenaire, le duc d’Édimbourg est
inhumé ce samedi, au château de Windsor, lors d’une cérémonie privée. Sa vie fut celle d’un homme de sacrifice au service d’Élisabeth II, de sa famille,
de son pays, de la monarchie britannique.
le 2 juin 1953, lors de son couronnement dans l’abbaye de Westminster, après avoir reçu l’onction sacrée et la couronne, Élisabeth II prend place sur un trône pour recevoir l’hommage de son époux. Philip s’agenouille devant elle, place ses mains entre les siennes et lui prête serment : « Moi, Philip, duc d’Édimbourg, deviens votre homme lige, corps et âme, à la vie à la mort, avec l’aide de Dieu. » Puis il se lève, touche la couronne et embrasse la nouvelle souveraine sur la joue gauche. C’est une manoeuvre délicate : la couronne est lourde. Elle bouge un peu, mais la reine la remet en place délicatement, de la main droite… Ce serment quasi médiéval que Philip prête à son épouse, il va le tenir durant toute sa longue vie. Il sera toujours son premier sujet, toujours deux pas derrière elle. Quand on est né prince de Grèce et de Danemark, apparenté à tout le gotha européen, des Romanov aux Hesse-Darmstadt, et qu’on descend de la reine Victoria, le rituel de ces cérémonies vous est familier. Pourtant, la vie de ce prince avait été jusque-là assez chaotique.
Philip est né le 10 juin 1921 à Corfou, dans la villa « Mon repos » où s’étaient réfugiées sa mère et ses soeurs pendant que le prince André de Grèce, son père, se battait contre les Ottomans. Accusé à tort de trahison, celui-ci rejoint sa famille sur l’île grecque mais, menacés de mort, ils sont exfiltrés sur ordre du souverain britannique George V sur un destroyer de la Royal Navy. Direction la France, à Saint-Cloud, dans une villa prêtée par le frère d’André, le prince Georges de Grèce, marié à une riche héritière, la princesse Marie Bonaparte, petite-fille par sa mère du fondateur de la Société des Bains de Mer de Monaco. Paris, à cette époque, est rempli de cousins royaux russes et grecs, chassés les uns et les autres de leurs pays par des révolutions. Marie Bonaparte gère très généreusement leurs vies pendant cette période. Philip va dans une école française – il en gardera un français parfait. Mais cela ne dure pas. Ses parents sont désunis. Le prince André, délicieux extraverti, est adoré de son fils, qui héritera de son sens de l’humour. Sa mère, la princesse Alice, née Battenberg, une branche des Hesse-Darmstadt, est totalement sourde et lit sur les lèvres de ses interlocuteurs dans plusieurs langues mais elle n’est pas une mère très affectueuse.
La vie de Philip bascule en 1931. Il a 10 ans et sa mère, schizophrène, sombre dans une profonde dépression. Elle sera traitée à Vienne et à Berlin. Un véritable calvaire. Tandis que ses quatre soeurs, plus âgées que lui, ont été mariées à des princes allemands, il est envoyé en pension en Angleterre à Cheam par son père, qui s’installe dans le midi de la France avec sa maîtresse. Dès lors, Philip se sent abandonné. Il n’a plus de maison, plus de parents, ses soeurs le prennent en charge à tour de rôle pendant les vacances. Il poursuit ses études en Allemagne, puis en Écosse, dans le collège de Gordonstoun. Il est souvent accueilli par sa grand-mère, la marquise douairière de Milford-Haven, un titre donné par George V à l’aîné des Mountbatten, anglicisation de Battenberg. Elle réside à Kensington Palace. L’existence de Philip se stabilise un peu quand il entre à l’École navale de Dartmouth. C’est là que le 22 juillet 1939, à l’occasion d’une visite du roi George VI et de sa famille organisée par son oncle, Louis Mountbatten, il rencontre, pour la première fois, la princesse Élisabeth. Elle a 13 ans, il en a 18. Pour elle, c’est un coup de foudre. Elle dira : « Ce sera lui ou personne. » Philip fait une guerre très brillante en Méditerranée. Lors du débarquement en Sicile à l’été 1943, il s’illustre par son courage et son audace. Durant le conflit, lors de permissions, il recroise parfois la princesse Élisabeth au château de Windsor, où elle est confinée avec sa soeur Margaret, mais ils ne se reverront pas avant mars 1946 : Philip passe la dernière partie de la guerre dans le
DE SON PÈRE,
DÉLICIEUX EXTRAVERTI, IL HÉRITERA DU SENS
DE L’HUMOUR
Pacifique, à bord du destroyer HMS Whelp, à escorter le porte-avions américain USS Missouri dans la baie de Tokyo, où sera signée la capitulation du Japon.
Philip n’a pas bonne presse auprès des conseillers du roi George VI. Il n’a pas fait les écoles prestigieuses, il est arrogant, trop séduisant, il a du charme, il risque de tromper sa future épouse. On s’inquiète aussi de la santé mentale de sa mère. Son père, lui, est mort le 3 décembre 1944, à Monte-Carlo. Il était alors loin de lui, en mer. Il n’a pas pu assister à ses funérailles. Aussitôt démobilisé, il se rend à Monte-Carlo. La maîtresse de son père lui remet un pauvre héritage : des malles remplies de vieux vêtements, une paire de brosses à cheveux et surtout une chevalière qui ne quittera plus son auriculaire gauche. Sa mère, elle, est à Athènes où la monarchie vient d’être restaurée. Elle a fondé un ordre religieux. Pendant les hostilités, elle a caché des familles juives.
Le temps du renoncement
Les préjugés de l’entourage du roi George VI n’empêchent pas la princesse Élisabeth d’être amoureuse de Philip. Elle souhaite l’épouser. Il fait sa demande à Balmoral à l’été 1946. Le roi et son épouse sont finalement séduits par la personnalité de Philip, mais demandent un ultime sacrifice à leur fille aînée : faire avec eux un long voyage en Afrique du Sud en février 1947, pour la dernière fois, avec la princesse Margaret.
Les fiançailles sont annoncées officiellement le 10 juillet 1947. Philip est devenu le lieutenant Philip Mountbatten. Il a dû renoncer à son nom de famille, à sa nationalité et à sa religion orthodoxe. C’est un vrai mariage d’amour, qui a lieu le 20 novembre suivant. Une grande partie du gotha européen y assiste, avec quelques exclusions remarquées : les trois soeurs survivantes de Philip, mariées à des aristocrates allemands qui ont un peu trop coopéré avec le IIIe Reich, ainsi que le duc et la duchesse de Windsor, auxquels George VI et son épouse ne pardonnent rien. C’est le premier grand mariage princier de l’après-guerre.
Les cinq années qui vont suivre seront, selon la reine, les plus heureuses de leur vie. Deux enfants naîtront – Charles et Anne. Philip continue son métier d’officier de marine. Il est basé à Malte. Élisabeth vient le rejoindre. Ils peuvent vivre presque comme un couple ordinaire. La mort prématurée du roi George VI le 6 février 1952 alors qu’ils sont en voyage officiel au Kenya, bouleverse leur vie de couple. Philip, désormais deux pas derrière son épouse, n’est plus que le mari de la reine. Il doit renoncer à sa fonction dans la Royal Navy. Élisabeth lui confie l’éducation des enfants – une sorte de paradoxe qu’il accepte volontiers. On sait qu’il infligera à son fils Charles la redoutable éducation qu’il avait lui-même reçue en l’envoyant au collège de Gordonstoun, en Écosse. Le père et le fils ne se comprennent pas. Charles a une sensibilité et un goût pour les arts que son père désapprouve. Sa grand-mère, la reine mère Élisabeth, va défendre Charles et le soutenir pour qu’il puisse intégrer
Cambridge, avant l’École navale de Dartmouth. Évidemment, l’éducation des enfants n’occupe pas toute la vie du prince Philip qui va traverser une crise existentielle… à cause d’une gaffe de son oncle, lord Mountbatten. Trois jours après la mort du roi George VI, celui-ci est si enthousiasmé par l’avènement de la reine Élisabeth II qu’il s’écrie : « Maintenant, la maison Mountbatten règne ! » Il pense à tort que son neveu va être titré prince consort et jouer un rôle équivalent à celui du prince Albert jadis, auprès de la reine Victoria. L’affaire remonte jusqu’au premier ministre Winston Churchill. En accord avec lui, Élisabeth II fait une déclaration un peu sèche le 7 avril 1952, annonçant que « les enfants nés ou à naître n’auront qu’un seul nom, celui de Windsor ». Pour Philip, il n’est même pas question qu’il devienne prince consort ! Sa réaction est violente. Il lance un de ses aphorismes qui feront sa célébrité : « Je ne suis qu’une maudite amibe ! »
RECONNAISSANT D’ÊTRE RECONNU
Cette frustration de ne pouvoir donner son nom à ses enfants va durer longtemps. Elle pèsera sur le couple royal au point de provoquer une crise en 1956. Pour la première fois, Philip quitte la reine et part pour un voyage de plusieurs mois à bord du Britannia, sous le prétexte de l’inauguration des Jeux olympiques de Melbourne. Élisabeth II sera seule pour gérer, avec son premier ministre, la crise de Suez, la première guerre de son règne. La réconciliation aura lieu en février 1957 à Lisbonne. Dans la foulée, Élisabeth donne enfin à Philip son titre de prince consort. Le couple veut un troisième enfant. Cela prendra quelque temps et c’est seulement quelques jours avant la naissance d’Andrew, le 19 février 1960, que la reine décide que les enfants à venir, donc Andrew et plus tard Edward, porteront le nom de Mountbatten-Windsor. Le couple repart sur des bases solides, Philip est reconnaissant d’être reconnu…
C’EST LE PREMIER GRAND MARIAGE PRINCIER DE L’APRÈS-GUERRE
“JE SUIS LE CHAMPION DU MONDE DU DÉVOILEMENT DES PLAQUES COMMÉMORATIVES”
Le prince avait approuvé et soutenu son épouse lorsqu’elle avait décidé, contre l’avis de son premier ministre Churchill, que son couronnement serait télévisé. Élisabeth II, souveraine du XXe siècle, est ainsi devenue la reine de l’image. Le couple est jeune et beau. Sa médiatisation n’est pas difficile à imposer. Mais une trop grande exposition médiatique peut aussi avoir ses revers. Le tournage d’un reportage sur la famille royale en 1969 n’est pas, comme on l’a souvent dit, une idée du prince Philip mais elle vient, encore une fois, de « Dickie » Mountbatten. La BBC avait réalisé un film sur lui qui l’avait enchanté. Il avait donc suggéré à la reine qu’une équipe de télévision suive la famille royale pendant plusieurs mois dans toutes ses activités, publiques ou privées. La diffusion, le 21 juin 1969, est un énorme succès d’audience. Si la plupart des séquences sont distrayantes, depuis le barbecue à Balmoral jusqu’aux activités des enfants, la dernière séquence est un déjeuner à Buckingham Palace. Il réunit le couple royal, Charles et Anne. On y voit Philip se livrer à son sport favori : la gaffe ! Il dresse un portrait ravageur de son beau-père, feu le roi George VI.
Une véritable catastrophe ! Le film sera retiré et il n’est plus visible… Philip et la reine ont compris les ravages de l’exposition de l’intimité.
DÉVOUÉ À LA COURONNE
On sait que si Philip n’a pas été un père très chaleureux, il a été, en revanche, un merveilleux grand-père. Certes, le duc d’Édimbourg, après avoir soutenu Diana dans les premières années de son mariage avec Charles (mariage qu’il avait lui-même imposé), se disait révulsé par les exhibitions télévisées de sa belle-fille. Au contraire de la reine, qui au moment des divorces, a ménagé ses deux belles-filles, Sarah et Diana, considérant qu’il fallait garder de bons rapports avec elles pour protéger ses petits-enfants, il ne fera aucun effort à l’égard de la princesse de Galles et sera sans pitié pour Sarah. En revanche, il s’occupera beaucoup de ses petits-enfants, aussi bien de Béatrice et Eugénie que de William et Harry.
Au moment des obsèques de Diana, Philip était violemment opposé à ce que les enfants marchent derrière le cercueil de leur mère. Il jugeait que c’était une torture insupportable qu’on leur infligeait. William ne le voulait pas non plus mais quand Philip a réalisé que ce n’était pas négociable, il a dit à ses petits-fils : « Si vous ne le faites pas, vous le regretterez. Si vous le faites, je marcherai avec vous. » Et c’est ce qui s’est passé.
Bien sûr, Philip a eu des milliers d’activités dans sa vie. Son agenda officiel était extraordinairement chargé. Il s’est occupé avec dévouement d’innombrables associations et fondations caritatives. Il a aussi assumé sa passion pour le polo, les concours d’attelage dont il fut champion du monde, le pilotage d’avions et d’hélicoptères. Lors d’une des dernières inaugurations qu’il a assumées avant sa retraite en 2017, il a déclaré : « Vous savez, je suis le champion du monde du dévoilement des plaques commémoratives. » Son humour imprévisible et sa grande allure manquent déjà. ■
*Auteur de Elizabeth II, la Reine (Perrin) et de La Saga des Windsor (Perrin).