Le Figaro Magazine

LE DIEU DE TANNA

Dans des villages de l’archipel de Vanuatu, dans le Pacifique Sud, le prince Philip était considéré comme le fils de la divinité du volcan de l’île, Magik Tikki. Il y était vénéré comme tel depuis près d’un demi-siècle.

- Par Alfred de Montesquio­u

Avos yeux il sera mort, sous la pluie en Angleterre », assène Albie, assis sur les racines du gigantesqu­e ficus qui ombrage le village de Yakel, au bout d’une piste boueuse dans les montagnes de Tanna. « Mais nous, nous savons qu’il va commencer son dernier voyage, pour naviguer jusqu’ici, affirme le chaman. Je le sais, c’est mon ami et il me l’a dit. » Cet ami intime qu’évoque le vieux prêtre animiste – presque entièremen­t nu hormis son étui pénien de palmes tressées autour de la verge et deux plumes plantées sur la tête, comme des antennes pour capter les esprits de la sylve –, c’est Philip Mountbatte­n, duc d’Édimbourg, prince consort du Royaume-Uni et du Commonweal­th. Un dieu pour les habitants de hameaux perdus dans la jungle face au volcan Yasour, qui crache ses grands jets de lave toutes les sept minutes, face au Pacifique. Sous l’égide des chefs de clans, ils ont dressé au duc un autel votif, avec des bougies et des offrandes d’ananas ou de manioc, ainsi qu’une collection de cartes postales en l’honneur de la monarchie britanniqu­e.

Les marmots courent alentour, l’épouse d’Albie chasse à coups de balai quelques porcinets à demi sauvages qui s’intéressen­t de trop près aux offrandes, et le regard du chaman s’éclaire tandis qu’il raconte le culte né il a plus de quatre décennies. C’est en 1974 que le prince Philip a surgi dans la vie des îliens, perdus en mer de Corail, à la pointe sud de l’archipel du Vanuatu. La reine Élisabeth II et son mari visitent la colonie franco-britanniqu­e des Nouvelles-Hébrides, connue comme un condominiu­m.

EN TÉLÉPATHIE AVEC PHILIP

Dans son uniforme d’ancien officier de la Royal Navy, Philip se tient à l’avant du navire. « Il était en blanc immaculé, avec un képi de capitaine couvert d’or. Mon père et quelques autres anciens l’ont tout de suite reconnu : c’était le fils de Magik Tikki, enfin de retour ! » Car les habitants de Tanna attendent depuis des lustres le retour du fils de Magik Tikki, divinité du volcan, ombrageuse et violente, qui réside dans le lac de lave en fusion au centre du mont Yasur. Lors d’une brouille, son fils est parti, renouant avec l’esprit marin de ces Océaniens qui entreprire­nt la conquête du Pacifique au cours du premier millénaire. Et tandis que le fils allait tenter sa chance derrière l’horizon, le père divin grondait en crachant ces hautes colonnes de fumées qui sentent le soufre. Les habitants de Tanna ont vécu dans la crainte de ses colères, attendant le retour du fils prodigue pour apaiser le volcan. « Les anciens ont toujours dit que le marin épouserait une reine étrangère, et qu’il reviendrai­t couvert de gloire », assure Albie. Avertie du lien particulie­r de Tanna avec le mari de sa reine et soucieux d’entretenir l’influence britanniqu­e dans la région, la chanceller­ie anglaise transmet elle-même chaque année les cartes postales de Windsor rassemblée­s sur l’autel d’Albie, et fait parvenir au duc la massue rituelle « nal-nal », destinée à la chasse au cochon, offerte par le chaman. En 2007, l’ambassade a même soutenu le voyage du sorcier et de quatre autres chefs vers Windsor, où ils ont pu rencontrer le duc en chair et en os. « Depuis, on est restés en contact, on s’est parlé presque tous les soirs, à l’heure du Kava », assure le chaman, évoquant la tisane de poivrier sauvage, légèrement narcotique, que les peuples du Pacifique boivent de façon rituelle. Breuvage hallucinat­oire ou puissance des forces de l’esprit : le chaman assure s’être longuement entretenu par télépathie avec Philip pour savoir où comptait migrer son esprit, une fois morte son enveloppe corporelle. Rester en Angleterre, avec son épouse ? Retourner en Grèce, près de la tombe de son père ? Ou à Jérusalem, près de celle de sa mère ? « Non, non. » Albie hoche la tête. « C’est avant tout un marin, et il m’a dit que sa place était parmi nous, au milieu de l’océan. » ■

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