Cette loi qui veut Changer le Capitalisme Par Anne Bodescot
Depuis l’adoption de la loi Pacte, il y a deux ans, les entreprises peuvent adopter une raison d’être et se donner une mission. L’objectif est de les inciter à se montrer plus soucieuses de leur impact sur la société et l’environnement.
Il est rare que des idées présentées dans un rapport soient reprises aussi vite dans une loi », sourit Jean-Dominique Senard. Le président de Renault est l’inventeur d’un concept qui enthousiasme les entreprises françaises depuis deux ans : la raison d’être. En mars 2018, cette grande figure du patronat français, alors à la tête de Michelin, et Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, ont remis à Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, leur rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif ». Leurs propositions ont été intégrées dans le projet de loi Pacte – acronyme de plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise – qui démarrait son parcours législatif quelques semaines plus tard.
“Ni uNe sigNature Ni uN slogaN”
« Bruno Le Maire avait demandé ce rapport car il cherchait des solutions pour extraire les entreprises de la pression du court terme, de la dictature des résultats trimestriels. Le capitalisme s’est trop financiarisé au fil des années et la crise de 2008 en a montré les lacunes », analyse Pierre-Yves Gomez, professeur de stratégie à l’EM Lyon Business School. Le credo qui voulait que l’entreprise ait pour mission de dégager le maximum de valeur pour ses actionnaires avait déjà du plomb dans l’aile. Même les États-Unis semblent ne plus y croire vraiment. En 2019, le Business Roundtable, qui réunit 181 dirigeants de très grandes entreprises américaines, avec à sa tête le PDG de la banque JPMorgan, l’a affirmé dans un manifeste : la création de valeur pour les actionnaires ne doit plus être l’objectif primordial d’une entreprise. « Dans notre société, il n’est tout simplement plus envisageable d’espérer motiver les salariés ou gagner des clients avec ce seul objectif », relève Pierre-Yves Gomez. Mais par quoi le remplacer ?
La loi Pacte, texte fourre-tout qui traite aussi d’épargne salariale ou d’assuran
ce-vie, a été définitivement adoptée le 11 avril 2019 pour apporter un début de réponse. Symboliquement, elle le clame en dépoussiérant le code civil. « Il résumait l’entreprise à des actionnaires qui apportent les moyens nécessaires à la réalisation de l’activité et en supportent les profits et les pertes, rappelle Nicole Notat. Réécrit, son article 1833 dispose aujourd’hui qu’une société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
Mais c’était déjà trop peu, pour une société qui, après la crise de 2008, s’inquiétait du réchauffement climatique et connaîtrait bientôt des tensions sociales. « Selon un sondage que nous avons fait réaliser, 84 % des Français estiment que les entreprises ont un rôle à jouer pour rendre la société meilleure », souligne Jullien Brezun, directeur général de Great Place to Work, société de conseil qui accompagne les entreprises dans l’amélioration de la qualité de vie au travail.
Sur la pointe deS piedS
La mesure phare de la loi Pacte est donc celle qui propose aux entreprises de se doter d’une raison d’être, votée par les actionnaires et inscrite dans les statuts. Jean-Dominique Senard la voit comme l’ADN d’une entreprise, le ciment qui unit ses membres, le lien entre le passé et le présent. « Ni une signature ni un slogan,
renchérit Nicole Notat. Il y a, derrière, la vision du développement de l’entreprise, de son activité. »
Cette raison d’être, les entreprises françaises – les grands groupes comme les PME – l’adoptent et s’en emparent les unes après les autres. La raison d’être d’Orange ? « Être un acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable. »
Celle de Veolia ? « Contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les objectifs de développement durable définis par l’ONU, afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous. »
Celle d’Axa ? « Agir pour le progrès humain en protégeant ce qui compte. »
Les mots sonnent bien. Mais comment convaincre qu’il ne s’agit pas que de belles paroles ? « Si l’entreprise veut être prise au sérieux, il faut que cela débouche sur quelque chose de concret. Sinon, la déception, notamment des collaborateurs, risque d’être grande », avertit Élisabeth Laville, fondatrice du cabinet de conseil Utopies. Jean-Dominique Senard, lui, a confiance : les entreprises ont trop à perdre pour ne pas s’impliquer. « Les jeunes générations, et les autres aussi, ont des attentes très fortes et d’énormes frustrations aujourd’hui. Elles sont très heureuses que les entreprises se préoccupent de ces sujets », constate le président de Renault. Jusqu’où les entreprises françaises sontelles prêtes à aller ?
La loi Pacte a aussi inventé la « société à mission » pour celles qui souhaitent s’engager davantage. La raison d’être va alors de pair avec une stratégie et des objectifs concrets à atteindre pour progresser dans la voie qu’elles se sont fixée. Les moyens mis en oeuvre et les réalisations sont audités. Les progrès sont aussi surveillés par un comité de mission consultatif, qui rédige chaque année un rapport public sur les progrès accomplis. La loi ne dit pas si ce comité sera un aiguillon capable de faire bouger les entreprises ou un chanteur de louanges… Pour l’instant, les grands groupes français avancent sur la pointe des pieds. Sophie Bellon, présidente de Sodexo, par exemple, ne veut pas se précipiter. « Une mission, c’est l’identité profonde de l’entreprise. C’est une course de fond, pas un sprint », souligne-t-elle. Renault, qui vient de présenter à son assemblée générale sa raison d’être, prévoit aussi de se donner le temps de travailler avant de passer à l’étape suivante.
Ce concept de mission progresse aussi dans d’autres pays. Les États-Unis ont les benefit corporations (ou B Corp) ou les purpose corporations. En France, un an après la publication des décrets d’application de la loi Pacte, quelque 150 entreprises se sont déclarées sociétés à mission, des PME en majorité : les deux tiers emploient moins de 50 salariés. « Beaucoup d’autres sont en chemin car il y a de nombreuses bonnes raisons d’y aller, précise l’un des pionniers, Emery Jacquillat, président de Camif et de la Communauté des entreprises à mission. C’est un formidable levier d’innovation pour transformer le modèle de l’entreprise, produire plus localement, avec moins d’impact sur l’environnement. C’est aussi un levier pour recruter des jeunes, très sensibles à ces engagements, fidéliser les clients, être à la hauteur des attentes de la société, des collaborateurs… » D’ici trois ans, prédit-il, la France comptera 10000 entreprises à mission. Et si 10 % des acteurs économiques adoptent cette approche, il deviendra plus compliqué pour les autres de s’esquiver.
Le récent limogeage d’Emmanuel Faber, PDG de Danone, premier groupe coté à être devenue une société à mission en 2020, risque-t-il de doucher les bonnes volontés ? Probablement pas, tant les difficultés du géant de l’agroalimentaire semblent étrangères à sa mission qui n’a pas été remise en question à la faveur du départ du PDG. Mais les mésaventures d’Emmanuel Faber rappellent que la rentabilité financière reste le juge de paix.
« L’entreprise doit faire des bénéfices. Sinon, elle disparaît. Mais si elle n’a d’autres raisons d’être que le profit, elle disparaîtra aussi, souligne Jean-Dominique Senard.
Raison d’être et profit ne s’opposent pas. Les aspects sociaux et environnementaux doivent être pleinement intégrés à l’évaluation de la performance : la communauté financière en a de plus en plus conscience. »
Mais la mission suppose-t-elle d’être moins rentable ? « Les injonctions sont parfois contradictoires. Il faut parfois sacrifier les marges ou le chiffre d’affaires à court terme pour se conformer à sa mission », reconnaît Emery Jacquillat. Mais, à long terme, l’impact est positif. Il en veut pour preuve la renaissance de Camif. Quand il l’a reprise en 2009, l’entreprise avait été placée en liquidation judiciaire. Il l’a remise sur les rails avec succès, tout en lui assignant des engagements sociaux et environnementaux. ■
“un formidable levier
d’innovationS”