MICHEL ONFRAY « Mitterrand a tué la gauche avec un fusil à deux coups »
Quarante ans après l’accession de François Mitterrand à l’Élysée, le philosophe dresse un bilan accablant des deux septennats de celui qui réalisa le plus long mandat d’un président sous la Ve République. Il date aussi de son exercice du pouvoir la naissance d’un fascisme de gauche, qui se traduit aujourd’hui par l’arrivée de l’intersectionnalité dans la sphère de la pensée.
Quarante ans après, quelles leçons tirezvous des deux mandats de Mitterrand à l’Élysée ? Je n’ai pas eu besoin de quarante années pour comprendre ce que j’avais déjà saisi en mars 1983 : François Mitterrand vient de l’extrême droite, ce qui lui a permis de faire carrière, de ses jeunes années, avant-guerre et guerre comprise, à sa conversion opportuniste au socialisme dès qu’il a compris que, pour parvenir au pouvoir, dans la configuration de la Constitution de 1958 et de l’élection du président de la République au suffrage universel direct, il lui fallait obtenir deux choses : droitiser, sinon fasciser le général de Gaulle, ce qui fut fait avec son pamphlet Le Coup d’État permanent (1964), puis se retrouver en face de lui comme le seul opposant de gauche, dès lors séduire le peuple de gauche en s’emparant de ce qui deviendra le Parti socialiste et réaliser l’union de la gauche qui le portera au pouvoir. Une fois parvenu au pouvoir, il gouverne vingt-deux mois à gauche et, face à sa gestion économique calamiteuse, il abandonne le socialisme, se convertit au libéralisme, retourne le PS comme une crêpe avec cette idéologie. Il change alors de marotte et devient un militant européiste. Pour gouverner, il instrumentalise l’extrême droite en faisant monter JeanMarie Le Pen : il donne l’ordre au ministre de la Communication, c’était alors Georges Fillioud, qui s’exécute, d’inviter le patron du Front national dans les médias d’État, Le Pen y fait des merveilles rhétoriques, puis, dans la foulée, électorales. De ce fait, la force que Mitterrand a perdue, il la compense en créant la faiblesse de la droite républicaine par la montée en puissance d’un FN qui la prive d’union sous prétexte de Front républicain qui fait voter à « gauche » des gens qui se disent et se croient « de droite ». Mitterrand tue la gauche, le socialisme, le communisme, il abolit la souveraineté nationale par européisme, il fait monter la famille Le Pen par cynisme politique, il caricature l’idéal européen en laissant croire qu’il n’est d’Europe que libérale, il porte à son degré maximal les affaires – Bérégovoy, Grossouvre, les délits d’initiés, le financement des partis, la double famille entretenue par l’impôt des Français, les maîtresses… Voilà le bilan.
Les septennats de Mitterrand ont connu plusieurs époques et métamorphoses. La plus importante fut le tournant de la rigueur de 1983. Ce jour-là, les socialistes n’ont-ils pas perdu le peuple (« les métallos, tourneurs et fraiseurs » si chers à Pierre Mauroy) ?
Oui, bien sûr. Le seul qui a continué à leur parler, non sans succès d’ailleurs, c’est Jean-Marie Le Pen. Le PCF eut un temps le souci de la nation, d’une politique d’immigration choisie, d’une rigueur morale sur les questions de drogue, sinon de famille. Il fut également le défenseur de l’éducation populaire et de la culture pour le plus grand nombre. C’était le PCF old school, certes prosoviétique, mais, en France, défenseur d’une politique de civilisation. Par opportunisme électoraliste, il a emboîté le pas au PS qui, pour avoir perdu les classes populaires, s’est créé un peuple de substitution avec les marges – ethnique, religieuse, sexuelle, quand elles marchent main dans la main, on les dit aujourd’hui intersectionnelles. Georges Marchais n’y reconnaîtrait pas les siens… Le PCF a vendu son âme au diable pour une poignée de lentilles. Et Mélenchon, en bon disciple de Mitterrand, n’attend que l’heure d’avaler les reliefs de ce parti centenaire qui s’est défait au fur et à mesure de tout ce qui constituait son identité – faucille et marteau, dictature du prolétariat et centralisme démocratique.
Il est aujourd’hui admis par tous que la France a consenti à transférer à l’Union européenne des pans entiers de sa souveraineté. Faut-il dater le début de ce mouvement des septennats de Mitterrand ?
C’est un suicide avec un fusil à deux coups : d’abord, l’aban- don de l’idéal socialiste le 23 mars 1983, avec le tournant dit
de la rigueur. puis la soumission au traité de Maastricht le 7 février 1992 après une campagne éhontée qui, via la quasitotalité des médias, a criminalisé les électeurs du « non » en même temps que Mitterrand instrumentalisait sa maladie pour attirer la compassion sur sa personne et son projet. Qu’on se rappelle ce que philippe séguin et Guillaume Durand, sinon Jean d’Ormesson, ont ensuite rapporté sur ce débat télévisé où le sort de la France s’est joué avec un président qui n’a pas manqué d’instrumentaliser son cancer. C’est aussi à mettre au passif de cet homme…
C’est sous les mandats de Mitterrand que se développe toute une mythologie de l’antiracisme, incarnée par l’association Touche pas à mon pote, prétendument destinée à faire barrage au Front national. Faut-il voir dans cette idéologie – dévoyée – de l’antiracisme l’origine des outrances du décolonialisme et de l’islamisme ?
touche pas à mon pote fut en effet l’un des bras armés de cette destruction de la gauche, du socialisme, du souci de la nation, du pays et de la France, au nom d’un multiculturalisme qui, sous prétexte d’antiracisme, luttait pour l’européisme, le cosmopolitisme, le métissage et la dilution de la France dans un grand marché planétaire. C’est le projet d’État universel, d’État total, de gouvernement planétaire qui est visé. Lire ou relire Jünger et Jacques Attali qui l’a lu. parmi les autres bras armés, le magazine Globe, subventionné par pierre bergé, et les réseaux de la gauche dite morale qui, via Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Jack Lang, bHL, Julien Dray, la presse libérale, des éditorialistes et de prétendus politologues, genre Olivier Duhamel, mais aussi philippe Val, alors directeur de Charlie Hebdo vite récompensé par l’obtention de la direction de France inter accordée par Nicolas sarkozy, ont paradoxalement, et encore, oeuvré à mettre la famille Le pen là où elle est tout en prétendant s’offusquer de son existence !
À la façon de l’apprenti sorcier, ces gens ont activé une dynamique qui les déborde aujourd’hui : les décolonialistes, les intersectionnalistes, les néoféministes, les antisionistes, les islamo-gauchistes, et tout ce que je nomme la fachosphère de gauche, qui sont leurs créatures, ne leur mangent pas dans la main. Mieux, ou pire : ils méprisent cette gauche que Mélenchon voudrait fédérer. ils instrumentalisent, non sans un cynisme qui rappelle celui de Mitterrand, ce vieux personnel politique fardé comme une prostituée qui attend le client au pied de l’urne.
Ce qu’on appelle aujourd’hui l’intersectionnalité prend donc sa source sous Mitterrand ?
Oui. très précisément après que Mitterrand eut détruit la gauche old school, le parti socialiste, les radicaux de gauche et le parti communiste, que Jaurès, Mendès France et Georges Marchais ne reconnaîtraient pas, la gauche aurait dû se créer un nouveau corpus, une nouvelle ligne – de gauche. D’abord, en commençant par un droit d’inventaire concernant le mitterrandisme. pour en avoir émis l’idée, avec justesse, Lionel Jospin l’a payé cher…
Le Mitterrand qui disait au congrès d’Épinay en 1971 que quiconque ne veut pas rompre avec le capitalisme ne peut être dit socialiste, et le Mitterrand qui fait de bernard tapie le navire amiral de sa nouvelle gauche ayant pour slogan « Vive la crise ! » et qui invite les chômeurs à créer leur entreprise (une proposition de raymond barre, cela dit en passant…), n’étaient pas le même, c’est le moins qu’on puisse dire. Entre deux, il est vrai, Mitterrand était devenu président de la république.
La gauche a été fainéante : d’abord, elle n’a pas rompu avec Mitterrand qui avait pourtant rompu avec elle dès mars 1983, et ce par carriérisme, opportunisme, cynisme, il y avait en effet tant de places et de postes juteux à prendre ! Ensuite, elle n’a pas su se créer une plate-forme à partir de son histoire propre, dont celle des socialismes français non marxistes du XiXe siècle – qu’on me permette de renvoyer une fois de plus à proudhon. Elle a acheté clés en main l’idéologie du politiquement correct des campus américains. Or, il se fait que, paradoxalement, ces campus américains fonctionnaient à la French Theory, autrement dit, à la soupe fabriquée avec Foucault, Deleuze, Derrida, bourdieu – une soupe bien américaine, genre Andy Warhol… La gauche française est devenue américaine. Avec son racialisme, son antisionisme, son éloge de la phallocratie et de la misogynie, pourvu que tout cela s’enracine dans la charia, son refus du débat, sa criminalisation de toute pensée qui n’est pas la sienne, l’usage de la violence physique contre cette pensée alternative, cet intersectionnalisme, donc, ressemble comme deux gouttes d’eau à un nouveau fascisme.
Mais le compagnonnage entre le fascisme et la gauche n’est pas une affaire nouvelle. De la présence du mot « socialisme » dans national-socialisme, une évidence sémantique et idéologique que l’on n’interroge jamais, à cette fachosphère de gauche qui monopolise le débat dans les écoles, les universités, la recherche, elle aussi subventionnée par l’impôt du contribuable, les médias dits du service public, mais aussi la plupart des autres qui, bien que privés, sont aidés par l’impôt eux aussi, en passant par le pacte germano-soviétique lui aussi un puissant impensé de la gauche, sinon l’origine politique de Mussolini, à gauche, la résistance aux fascismes du XXe siècle n’est guère venue de la gauche… Qu’on songe aux premiers qui ont traversé la Manche pour répondre positivement à l’appel du général de Gaulle : combien de députés issus du Front populaire ont-ils répondu présent à cette époque ? La plupart ont voté les pleins pouvoirs au maréchal pétain. il manque à la gauche un Nuremberg qui lui permettrait de repartir sur des bases assainies.
Sur l’homme lui-même, que retenez-vous à l’échelle de l’Histoire ? rien. ■
“La gauche actuelle a acheté clés en main l’idéologie
du politiquement correct des campus américains”
À lire : Vies parallèles. De Gaulle/Mitterrand, de Michel Onfray, Robert Laffont, 418 p., 21 €.