Le Figaro Magazine

CLELIA VENTURA : MON PÈRE LINO Rencontre

Dans un livre étonnant, la fille de Lino Ventura raconte un épisode méconnu de la vie de l’acteur. Pour « Le Figaro Magazine », elle a accepté d’ouvrir son album de famille et d’évoquer l’homme, à la pudeur légendaire, dans sa vie de tous les jours.

- Par Nicolas Ungemuth

C’est à quelques kilomètres d’Hossegor, par une journée ensoleillé­e, que la cadette des filles Ventura reçoit dans sa maison. Clelia a déjà écrit à plusieurs reprises sur son père Lino, mais son nouveau livre, Attends-moi mon amour (Flammarion) est assez singulier. Avec son propre fils Léon, elle a exhumé des lettres de son père évoquant un épisode de sa vie que le grand public ne connaît pas : alors qu’il était arrivé en France avec sa mère à la fin des années 1920 après avoir quitté sa ville natale de Parme, il avait rencontré une jeune fille, Odette Le Comte, dont il était tombé fou amoureux. Les parents d’Odette ne voyaient pas d’un bon oeil cette liaison avec un jeune Italien sans profession sérieuse, qui pratiquait la lutte avant de se mettre au catch. Il aura fallu à Lino six ans avant que le mariage soit accepté, en 1942. Mais la guerre avait éclaté, et le futur acteur ayant conservé la nationalit­é italienne s’est retrouvé appelé de l’autre côté des Alpes, enrôlé dans l’armée fasciste qui combattait contre son pays d’adoption. Il désertera en 1943 pour retrouver sa femme… Auparavant, il aura envoyé à Odette de nombreuses lettres.

Ces lettres, Clelia Ventura les a retrouvées et avec Léon, ils en ont publié certaines dans leur livre, utilisant les autres pour en faire un roman. Le résultat est saisissant et émouvant : on jurerait entendre parler le futur acteur… Drôle, vive, éclatant régulièrem­ent de rire, sa fille raconte cette histoire méconnue, et évoque volon- tiers son père telle qu’elle l’a connu : dans l’intimité.

Comment avez-vous eu cette idée originale : un livre sur votre père conçu à quatre mains, écrit à la première personne, avec la mention « roman » sur la couverture ?

Ah oui, c’est une drôle d’idée, n’est-ce pas ? ! Il y avait ces lettres très fleur bleue, très tendres, montrant un Lino Ventura que les gens ne connaissen­t pas. Mon père a eu la chance de ne pas se retrouver au front lors de la Seconde Guerre mondiale. Il s’ennuyait terribleme­nt, alors il écrivait régulièrem­ent à sa femme adorée. J’ai pensé que cela pourrait donner un bon biopic, et j’en ai parlé à mon fils Léon, qui, à l’époque, était au Laboratoir­e de l’Acteur et travaillai­t avec Hélène Zidi. Je lui ai donc donné les lettres, il a tout lu puis il m’a dit : « Maman, je pense qu’on peut en faire un roman. » Voilà comment le projet est né. Après, et je suis déjà dessus, il y aura un « préquel », comme on dit aujourd’hui – mon Dieu que ce mot est laid ! –, racontant son enfance. J’ai fait un énorme travail de recherche et j’ai accumulé une tonne d’archives et de documents. La vie de Lino a été incroyable, c’est un vrai roman. Dès l’enfance.

Une enfance difficile…

Il a eu une enfance terrible. Lui et sa mère ont quitté Parme pour rejoindre le père qui travaillai­t à Montreuil.

Une fois arrivés, le père s’était volatilisé, il ne l’a jamais revu et ne l’a jamais évoqué par la suite. Enfin, il y a tout de même eu un événement bizarre : quinze ans plus tard, la mère de papa est tombée malade et ce père est venu lui rendre visite à l’hôpital. Lino a refusé de lui parler. Je me demande si le paternel n’était tout simplement pas passé par la case prison…

À l’époque où il est arrivé en France, le racisme était incroyable. Les Italiens étaient des « macaronis », des métèques, des voyous et des proxénètes. Pour toute éducation, il a passé quelques années à l’école élémentair­e. Dans sa classe, il y avait un autre Italien, son copain. La maîtresse distribuai­t les ardoises et les craies à toute la classe sauf aux deux ritals. Les autres élèves se moquaient d’eux. Alors qu’a fait mon père ? Il s’est bagarré. Puis il a commencé les petits boulots dès l’âge de 9 ans ! Vous imaginez ? Sa mère ne parlait pas un mot de français, lui commençait à apprendre la langue et ils vivaient à l’hôtel. Il s’est endurci et s’en est sorti grâce au sport, c’est ce qu’il m’a toujours dit. Enfin, façon de parler car il ne disait jamais un mot sur son enfance. C’était un taiseux et un grand pudique. Tout ce que je sais sur l’enfance de papa, c’est ma grand-mère qui me l’a appris.

Quel genre de père était-il ?

Eh bien, il n’était pas souvent là, à cause des tournages. Il refusait de travailler sur un film le mois de juillet qu’il consacrait à sa famille au Cap-Ferret. C’était sacré. Mais le reste de l’année, lorsqu’il rentrait à la maison, ce n’était pas le genre à faire les devoirs avec les enfants. Ce qui l’intéressai­t, c’était de faire des bouffes avec les amis. Il se mettait en cuisine dès le matin. Lorsque je prenais mon petit déjeuner, j’avais l’odeur des oignons et des tripoux qu’il préparait ! Ça me soulevait le coeur. Il me disait : « Mais enfin, Clelia, tu n’aimes pas les tripoux ? Il faut que tu manges, tu es trop maigre ! » La notion de régime ou de cuisine light n’existait pas chez les Ventura. « Ça veut dire quoi, “light” ? » demandait-il… Et puis arrivaient le soir et le fameux dîner. Il y avait deux femmes, Jani, artiste peintre, et Ginou, restauratr­ice, femme de Maurice Bakcha, rescapé des camps et grand ami de papa, c’étaient de sacrés numéros et il ne fallait pas les chercher ! Et puis les amis fidèles et régulièrem­ent invités : Lautner, Audiard, Dabadie, Sautet – je trouve papa aussi émouvant dans Classe tous risques, premier film de Sautet, que dans Le Deuxième Souffle de Melville –, Brassens, Brel et bien d’autres. Son amitié avec Brel était très forte. Ils se sont rencontrés sur le tournage de

L’aventure c’est l’aventure, et Claude Lelouch m’a dit qu’il n’avait jamais assisté à un tel coup de foudre réciproque. Deux hommes complèteme­nt différents : l’un avec la tête sur les épaules, l’autre avec la tête dans les étoiles. Mais ils avaient le même sens des valeurs, et la même humanité. Papa a suggéré à Molinaro d’embaucher Jacques pour L’Emmerdeur. Et comme vous avez sans doute pu le constater, ce n’était pas une mauvaise idée… Le duo fonctionne à merveille.

Il a dû être peiné lorsque Brel est parti aux Marquises… J’étais là lorsque Jacques a dit à papa qu’il arrêtait tout. Mon père lui a dit « Mais pourquoi ? », et Brel a répondu

« Parce que je n’ai plus rien à dire ». Après, ils se sont écrit des lettres bouleversa­ntes de tendresse. C’est une correspond­ance très belle. Je pense que mon père a dû envier sa nouvelle liberté, mais il n’aurait jamais pu tout quitter. Un jour, on lui a demandé ce qu’était, selon lui, un homme. Il a répondu : « Quelqu’un qui assume ses responsabi­lités. » Il avait une famille, il fallait s’en occuper et rester près d’elle. Mais la veuve de Jacques m’a dit que si son mari n’était pas mort, lui et mon père auraient vieilli ensemble.

“Il commençait à préparer les oignons et les tripoux alors que je prenais mon petit déjeuner !”

L’amitié semble avoir été très importante pour lui.

Oui, et il aimait bien les sportifs. Il s’est mis au tennis – quelqu’un lui avait offert une raquette – et il jouait en double avec Pierre Barthès, de préférence du côté de Barthès, il n’était pas fou ! Puis Louison Bobet lui a offert un vélo et il a décidé d’en faire avec Audiard qui était, comme vous le savez, un cycliste chevronné. Mais ils n’avaient pas exactement le même gabarit et lorsque papa montait sur le vélo de Bobet, j’avais l’impression qu’il allait le plier… Un jour, je le vois arriver à la maison, il avait le visage violet. Je lui demande ce qui lui arrive. Il me répond : « On a grimpé avec Michel, et je suis arrivé le premier ! » Peu après, je vois Audiard qui me dit :

« J’ai préféré le laisser me dépasser parce que je me suis dit que sinon, on boufferait mal ce soir… »

En dehors de Brel et de Brassens, écoutait-il de la musique ?

Il adorait la musique. Le répertoire classique, mais surtout le jazz. J’ai grandi avec Miles Davis, Bud Powell et Charlie Parker en fond sonore.

Était-il cinéphile ?

Oh oui ! Jeune, il lui arrivait d’aller jusqu’à cinq fois par jour au cinéma. Il adorait James Cagney et Spencer Tracy. Melville lui a dit des années après : « Ton métier d’acteur, tu l’as appris en allant au cinéma. » Plus tard, il allait tout le temps voir des films, toujours dans la même salle, le Marignan, sur les Champs-Élysées. Il payait sa place à l’avance et entrait par une porte dérobée pour qu’on ne le remarque pas.

“Jeune, il pouvait aller jusqu’à cinq fois par jour au cinéma. Il adorait en particulie­r Spencer Tracy et James Cagney”

Et pour ses propres films, comment était-il sur les tournages ?

Il avait retenu la leçon que lui avait donnée Gabin :

« Notre métier, c’est d’arriver à 7 heures sur le plateau, texte su, tête faite. » Papa n’a jamais quitté un plateau. Lorsqu’il finissait ses scènes, il traînassai­t avec les machinos, qu’il estimait aussi importants que le réalisateu­r. Les technicien­s l’adoraient. En revanche, il était très tatillon sur ses dialogues et faisait souvent des coupes et des correction­s. Les scénariste­s redoutaien­t ses interventi­ons, mais plusieurs réalisateu­rs et dialoguist­es m’ont dit que finalement, tous ses changement­s étaient justifiés et avaient contribué à améliorer le film.

On se demande ce qu’il aurait pensé de la dernière cérémonie des César.

Celle avec la femme nue et des tampons en boucles d’oreilles ? Il serait monté sur scène et aurait dit :

« Madame, veuillez sortir ! » Lorsqu’on voit ses interviews, il n’était pas très souriant…

Il m’a dit un jour : « Mon air bourru m’a rendu bien des services. » Dans la rue, personne ne l’accostait, il y avait une bulle autour de lui. Il s’était fabriqué sa cotte de mailles dans laquelle il s’enfermait, mais en réalité, c’était un homme qui adorait rire, qui était très drôle et qui amusait la galerie en imitant toutes sortes d’accents. Rire, cuisiner et faire du sport étaient ses passions. Pour les fourneaux, il a beaucoup appris avec son beau-père, Louis Le Comte, un très grand cuisinier.

Comment expliquez-vous sa popularité ? Tout le monde aime Lino Ventura, de génération en génération et ce jusqu’à aujourd’hui…

Je pense que le public comprend que c’était un homme simple. Papa n’était pas mondain, il détestait les cocktails, mais il aimait qu’on respecte les gens. Il ne supportait pas, au restaurant, que les clients appellent les serveurs en claquant des doigts. Il venait d’un milieu extrêmemen­t modeste, a quasiment grandi dans la rue et a connu la gloire presque par hasard. Encore une fois, c’était un homme de valeurs. Forcément, cela se voit à l’écran. Il a eu une fille handicapée, cela fait réfléchir sur ce qui est important dans la vie.

Il a déclaré un jour que s’il lui était possible de rencontrer les personnage­s qu’il avait incarnés à l’écran, il serait fier de pouvoir tous leur serrer la main…

Oui, il ne pouvait jouer que des rôles qui soient en accord avec ses idées, ses conviction­s. Il n’aurait jamais voulu jouer un salaud. Il fallait que le personnage lui ressemble. Encore une fois, c’est une question de valeurs. Vous savez, c’était vraiment un homme extraordin­aire. Cela fait trente-trois ans qu’il est mort et depuis, il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à lui. ■

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écrit avec son fils Léon : « Attends-moi mon amour »,
Flammarion, 336 p., 21 €.
Ci-dessus, Clelia Ventura chez elle. Ci-contre, le livre écrit avec son fils Léon : « Attends-moi mon amour », Flammarion, 336 p., 21 €.
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 ??  ?? Profil de statue grecque mais soldat italien malgré lui, le jeune
Lino fume la pipe lors d’une permission à Busseto, en 1942.
Profil de statue grecque mais soldat italien malgré lui, le jeune Lino fume la pipe lors d’une permission à Busseto, en 1942.
 ??  ?? L’acte de naissance de l’acteur, récupéré à Parme par Clelia, et des photos de la future star encore bébé.
L’acte de naissance de l’acteur, récupéré à Parme par Clelia, et des photos de la future star encore bébé.
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Le père embrasse sa fille Clelia dans la propriété familiale de Montretout, en 1964.
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À gauche, catcheur à la fin des années 1940.
Ci-dessus, Lino, lutteur, au « Club de la Bourse », 129, rue Montmartre, Paris, vers 1935. À gauche, catcheur à la fin des années 1940.
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 ??  ?? Avec sa mère après leur arrivée en France, en 1926.
Avec sa mère après leur arrivée en France, en 1926.
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 ??  ?? Rencontre déterminan­te avec Jacques Brel sur le tournage de « L’aventure c’est l’aventure », en 1972.
Avec sa femme Odette lors d’un voyage en Israël, au tout début des années 1980.
Rencontre déterminan­te avec Jacques Brel sur le tournage de « L’aventure c’est l’aventure », en 1972. Avec sa femme Odette lors d’un voyage en Israël, au tout début des années 1980.
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que l’acteur modifie les dialogues de « La Gifle ».
Les annotation­s sont de Jean-Loup Dabadie qui redoute que l’acteur modifie les dialogues de « La Gifle ».
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passions.
Lino aux fourneaux : l’une de ses grandes passions.

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