LITTÉRATURE et le livre de Frédéric Beigbeder
Le stakhanoviste se lance dans le guide de développement personnel.
★★★ Petite, d’Edward Carey, Le Cherche Midi, 575 p., 23 €. Traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre.
La réussite ne se calcule pas en centimètres. La preuve : Marie Grosholtz ne mesura jamais plus de quatre pieds onze pouces. Née à strasbourg en 1761, d’une servante et d’un soldat mort à son retour de la guerre, elle emménage avec sa mère à berne chez le Dr Curtius, modeleur-anatomiste sculptant foies et autres boyaux en cire pour le compte de l’hôpital. Mme Grosholtz, effrayée par l’atelier de son nouveau maître, se suicide ; Marie, elle, subjuguée, prend sa place. Mieux : elle l’assiste dans ses travaux. Langue, appareil urogénital et système veineux n’ont vite plus de secret pour elle. Débarque Louis-sébastien Mercier et un certain Voltaire qui demande à Curtius de « faire » sa tête.
Le résultat est tel que Mercier leur conseille de venir exercer leur talent en France. en calèche, Marie ! et le maître et la servante de se retrouver à réaliser les têtes des habitants et des meurtriers de la capitale sous les directives de leur logeuse, la veuve Picot, marâtre acariâtre mais femme d’affaires avisée. L’Histoire est en marche…
Du Paris bouillonnant à Londres – « une boursouflure d’effroyable dimension » –, en passant par les froufrous de Versailles, les théâtres du boulevard du temple et les geôles de la révolution, jamais un roman n’aura été peuplé d’autant de célébrités : benjamin Franklin, Marat, robespierre, élisabeth de France, Louis XiV, Joséphine de beauharnais, Napoléon… s’inspirant de l’incroyable vie de Mme tussaud, l’auteur cisèle une fresque historique acide et sulfureuse, mais singulièrement flamboyante.
Rappel : édouard Louis a assassiné ses parents homophobes dans son premier récit autobiographique, En finir avec Eddy Bellegueule (2014), avant de réhabiliter son père dans le troisième tome et sa mère dans le quatrième (dans le deuxième, il dénonçait son violeur algérien, qui a fait onze mois de détention avant d’obtenir un non-lieu). Célèbre dans le monde entier, le stakhanoviste du lamento cherche sans cesse de nouvelles manières de se victimiser. Nous attendons avec impatience les prochains tomes de la saga sur son grandpère accidenté, son frère délinquant, son cousin pyromane, son arrière-grand-père atteint d’un orgelet, etc. édouard Louis ressemble à ces lauréats des César qui se plaignent d’une discrimination intolérable… avec une statuette en or entre les mains et une standing ovation à leurs pieds. Malencontreusement, le roi du misérabilisme ch’ti a été dépassé sur sa gauche par des écrivains plus radicaux, comme Joseph andras, l’auteur de De nos frères blessés, qui refuse toute médiatisation, ou Zoé sagan dont on ne connaît ni le visage, ni la véritable identité. À côté, édouard Louis, c’est Jean d’Ormesson. son nouveau livre porte le titre le plus commercial de l’année : Combats et métamorphoses d’une femme ; même Delphine de Vigan n’a pas osé. il s’agit d’un conte de fées dont l’héroïne, victime de l’alcoolisme des machos du Nord, réussit à se libérer pour fumer des cigarettes avec Catherine Deneuve à saint-Germain-des-Prés. Dans un entretien récent, l’auteur a dévoilé son nouvel engagement : la lutte contre la littérature. selon lui, la bourgeoisie prône une littérature du « suggéré » pour cacher la souffrance des pauvres. Outre que cette idée fait l’impasse sur Hugo, Zola, steinbeck et Gorki, on a du mal à comprendre ce raisonnement. Plutôt qu’à défendre la domination des riches, l’implicite et la litote servent surtout à laisser au lecteur un espace pour ressentir une émotion. tous les normaliens savent cela : dans Le Cid, « Va, je ne te hais point » est une façon plus bouleversante – car détournée – pour Chimène de déclarer sa passion à rodrigue que si elle lui disait : « reste, je suis dingue de ton corps. » Dans son portrait de sa mère, édouard Louis est cohérent avec sa nouvelle théorie : il défend clairement une écriture surlignée. andré Gide disait : « J’appelle un livre manqué celui qui laisse intact le lecteur. » Par égard pour édouard Louis, je vais tâcher d’être le moins subliminal possible dans ma phrase de conclusion. si son but était de combattre la littérature, alors son dernier ouvrage est une réussite absolue.
Combats et métamorphoses d’une femme, d’Édouard Louis, Seuil, 117 p., 14 €.