Monaco confidentiel
L’ÉCLAT SI PUR DES COULEURS DE LA FRESQUE CACHÉE PENDANT CINQ CENTS ANS FAIT COULER DES LARMES
Entre terre et mer, le deuxième plus petit État au monde se découvre loin des ors et des clichés de papier glacé. Visite intime avec ses habitants et ses talents. Une autre image de la principauté. Derrière le béton, la nature !
monaco est une forme d’anomalie de l’Histoire, avance Thomas Fouilleron, directeur des archives et de la bibliothèque au Palais princier de Monaco. En Europe, des dizaines de principautés qui existaient au Moyen Âge et à l’époque moderne ont disparu au XIXe siècle à la constitution des États-nations. Monaco, malgré sa petite taille, a réussi à survivre. Il y a une sorte de miracle. » La sécession de Roquebrune et de Menton, en 1848, ampute la principauté de ses terres les plus rentables. Son territoire se rétrécit comme une peau de chagrin, passant de 25 km² à 1,5 km2 (2, 02 km2 aujourd’hui). « La dynastie des Grimaldi aurait pu lâcher prise et se faire indemniser en vendant Monaco. Elle a, au contraire, montré une ténacité à vouloir faire vivre cet État », termine l’historien. La suite est connue. Sous l’impulsion de Charles III, l’homme d’affaires François Blanc transforme la principauté en destination balnéaire et de jeux pour la haute société et l’aristocratie. La Société des bains de mer (SBM), fondée en 1863, fait construire le casino dans une débauche de plâtre, de stuc, de dorures et de peintures à la mode Belle Époque… Charles Garnier dessine la salle de spectacles juste après l’Opéra de Paris. Grâce à la nouvelle ligne de chemin de fer, le gotha du monde entier vient s’étourdir à Monaco. La Belle Otero, courtisane et joueuse passionnée, fait tourner les têtes couronnées dont le prince Albert Ier de Monaco, Guillaume II, le tsar Nicolas II… Elle participe à la notoriété du casino avant de perdre sa richesse colossale, estimée à 100 millions d’euros actuels, sur le tapis vert.
SOUDAIN, DES BRUITS DE CAMPAGNE
« La fortune vient en dormant, mais pas en dormant seule », clamait-elle. Otero séjourne avec ses amants à l’Hôtel de Paris Monte-Carlo où le luxe le dispute à l’élégance. Aujourd’hui encore, ce palace est resté mythique. Sa récente rénovation a permis la création de deux suites exceptionnelles. Dédiées à la princesse Grace et au prince Rainier III, elles sont décorées par des objets issus de la collection du Palais princier dont des sculptures d’art brut du souverain. « Nous avons fait 25 % de notre chiffre d’affaires en 2020 avec ces deux suites », sourit Ivan Artolli, directeur général de l’hôtel. La nuitée s’affiche entre 30 000 et 45 000 euros. Bienvenue à Monaco où, murmure-t-on, un habitant sur trois serait millionnaire. Monaco reste un mythe, un rêve pour certains. Un éden si l’on fait la sourde oreille aux vrombissements de moteurs, ballets d’hélicoptères et bruits permanents de chantier. Le silence n’existe pas ou seulement quand on évoque certains sujets. Monaco se referme alors et ressemble à un village aux secrets bien gardés. Soudain, des bruits de campagne. À l’abri des regards, une soixantaine de cocottes bien en chair
picorent dans leur poulailler dressé au milieu d’une ferme urbaine de 450 m2, face à la mer. Elles n’ont que faire du prix du mètre carré évoluant, dit-on, entre 50 000 et 70 000 euros pour grimper dans des stratosphères. Ces poules de luxe pondent des oeufs bio, et non d’or, que Jessica Sbaraglia ramasse et distribue dans les boîtes aux lettres des résidents de la tour Odéon. Laquelle défie les chiffres : 49 étages, 170 mètres de hauteur, 10 000 tonnes d’acier et 80 000 m3 de béton… et l’un des penthouses les plus chers au monde.
« Être maraîchère dans une ville où 80 % du sol est bétonné est un paradoxe, convient la jeune femme. Mais cela donne aussi beaucoup de plaisir. C’est une façon de ne pas oublier d’où l’on vient. » Fondatrice de Terrae (ex-Terre de Monaco), cette ancienne championne de tennis et mannequin coiffe les toits de ses potagers, hors-sol et bio, à travers la ville. Ses légumes égaient les assiettes du chef étoilé Marcel Ravin au Blue Bay (Monte-Carlo Bay Hotel), dont le potager jouxte la terrasse. « Chefs et maraîchers ont presque une relation de vieux couple. Nous sommes dans un échange permanent »,
dit-elle. Monaco s’improvise terre nourricière. À L’Orangerie, Philip Culazzo fabrique une liqueur à partir des oranges amères des 500 à 600 bigaradiers bordant les rues et jardins de la ville. Quant à Brice Cachia, ce biologiste niçois à l’accent gorgé de soleil, il affine des huîtres de Bretagne dans ses bassins d’eau de mer pompée à 13 mètres de profondeur.
« C’est un des endroits les plus propres des côtes françaises,
précise-t-il. Nous surveillons la qualité de l’eau à l’aide de nos propres coraux en bassin et travaillons avec le Centre scientifique de Monaco, spécialisé dans l’étude des écosystèmes coralliens, et avec le Musée océanographique de Monaco. »
LA MER POUR ADN
Ce palais des mers, à flanc de falaise, cultive d’autres coraux dans son laboratoire, inondé par la musique entraînante de Taylor Swift. « Ici, l’eau des bassins à coraux est puisée dans la mer à 50 mètres de profondeur et filtrée via un système de filtration mécanique et UV », remarque le jeune aquariologiste du Musée océanographique Bastien Colletta, un tatouage de raie manta sur le bras. Dans la partie musée, les rencontres émerveillent petits et grands : requins à pointes noires, méduses évanescentes, tortue géante et poissons jaunes et ronds comme des citrons… Une invitation à s’immerger dans les abysses de l’exposition interactive « Immersion ». Frissons garantis. Plongeons donc avec Pierre Frolla, quadruple recordman du monde d’apnée et fondateur de l’Académie onégasque de la mer où il enseigne la plongée. L’eau salée coulant dans ses veines, ce Monégasque a vu l’évolution de la ville. « J’ai connu Monaco qui était encore un village de pêcheurs, dit-il. C’est devenu un diamant très brillant mais il reste des endroits authentiques comme le marché de la Condamine, le rendezvous des Monégasques. » Avec la nouvelle extension en mer de 6 hectares, en cours de travaux, Monaco s’agrandit encore… « Beaucoup d’efforts ont été faits pour protéger la nature et la mer. La posidonie a été récupérée et replantée ailleurs. Et, une fois l’anse bâtie, le prince Albert II a missionné des plongeurs et des pêcheurs pour récupérer, avec des nasses, des poissons prisonniers des lieux. Il y avait une dizaine de mérous. Le prince s’investit réellement dans la protection de l’environnement. Si l’on se promène ensemble dans la rue et qu’il voit un papier par terre, il le ramasse pour le jeter à la poubelle. » Encore faut-il en trouver un… À Monaco, les rues sont si propres que l’on pourrait y manger par terre !
La nièce du souverain, la pétillante Pauline Ducruet, marche timidement dans ses pas, à sa façon. Elle a lancé en 2018 sa marque de mode Alter Designs, unisexe et écoresponsable. « La mode est l’une des industries les plus polluantes au monde. Je voulais une marque au moindre impact sur la planète. » Jean et cuir recyclés, matières naturelles comme la soie et le coton… Elle s’inspire de l’architecture des villes où elle vit. Hier New York, aujourd’hui Paris… Demain Monaco ? « Peut-être. En matière de ville hybride, Monaco n’est pas si mal. »
L’HISTOIRE A RATTRAPÉ LE PRÉSENT
La cité grignote le ciel, la mer et la terre – son sous-sol abriterait près de 3,5 millions de mètres cubes d’infrastructures. Pour la connaître, il faut dépasser l’évidence des gratte-ciel et négocier les dénivelés à pied. S’amuser à prendre l’un de ses 80 ascenseurs publics. Entrer dans un parking, monter au troisième ou quatrième étage pour ressortir sur un microjardin… au rez-de-chaussée. Sacré topographie ! Sous le béton, la nature. Il y a bien sûr le Jardin exotique (réouverture en 2022), les serres ainsi que les jardins Saint-Martin à la riche biodiversité. Et puis il y a les toits végétalisés des immeubles, trompant le regard et floutant les perspectives. Dans cette course à l’espace, le passé est perdant. On ne s’en encombre pas. Sur la mythique place du Casino, le Sporting Club d’Hiver a fait place au discutable quartier One MonteCarlo. Même la villa La Vigie, ancienne demeure de Karl Lagerfeld, s’est vue gommer toute trace du génie de la mode. Au Palais princier, l’Histoire a rattrapé le présent, en surgissant de façon inattendue. Lors de la restauration en cours de l’ex-chambre Louis XIII, on a mis au jour une fresque cachée pendant cinq cents ans sous un plafond luimême couvert de fresques. L’éclat des couleurs, si pur, peut faire couler des larmes. Outre sa beauté, on y sent toute la fragilité du passé. Ce même passé qui résiste tant bien que mal face à la pression démographique. Sur les 38 100 habitants, seuls 9 570 sont monégasques. Alors on défend ce qui peut l’être. Les Ballets de Monte-Carlo inscrivent avec brio la tradition des Ballets russes dans le XXIe siècle avec leurs spectacles (Coppél-i.A., Lac et Le Songe sur scène en avril et mai). Les championnats automobiles poursuivent leur course (en avril et mai). Le tournoi de tennis Masters 1000 de Monte-Carlo s’achève ce week-end dans son format adapté à la crise sanitaire. C’est ça aussi l’identité de Monaco. Laquelle se goûte dans une pissaladière rouge du marché de la Condamine, lors d’une sortie en mer à bord du voilier Tuiga… ou simplement en contemplant le dernier pêcheur à l’hameçon, Éric Rinaldi, et les anciens qui « tchatcharent » à l’ombre des pins. Bling-bling, le Rocher ? Évidemment ! Mais pas seulement. ■
“ÊTRE MARAÎCHÈRE DANS UNE VILLE
OÙ 80 % DU SOL EST BÉTONNÉ CONSTITUE UN PARADOXE”