LIGNES DE CRÈTE
Culture, nature, adresses épicuriennes... Direction La Canée, l’ancienne capitale de la grande île grecque.
L’ancienne capitale de la grande île grecque retrouve ses couleurs.
Entièrement rénové, son centre historique se remplit d’adresses pétillantes ou raffinées, tandis que son arrière-pays regorge de plages paradisiaques et d’infinies possibilités de randonnées.
une cité vivante et une escale convoitée aux marines spectaculaires
Plus qu’une île, une chaîne de montagnes émergeant de la mer : telle est la première impression que donne la Crète tant ses monts majestueux, poudrés de neige six mois par an, attirent le regard lorsqu’on l’approche par avion ou par bateau. L’île, qui s’étire tel un long peigne entre l’Égée et la mer de Libye, est plus proche de l’Afrique que d’Athènes. Sa position stratégique au coeur de la Méditerranée en a fait de tout temps une escale convoitée : que ce soit pour les galères vénitiennes, qui orchestraient le commerce levantin entre l’Orient et l’Occident, pour les marines anglaise ou italienne, qui veillaient sur le canal de Suez ou le Proche-Orient, ou aujourd’hui pour les porte-avions américains, l’Otan ayant une base majeure dans la baie de Souda, à une douzaine de kilomètres de La Canée, la deuxième ville crétoise.
La Canée, Chania ou Hania en grec, Kydonia dans l’Antiquité, est sans conteste la plus belle ville de l’île. Protégée par d’imposants remparts en forme d’étoile, elle s’enroule plus pimpante que jamais autour de son port vénitien. Malgré ses cinq mille ans d’histoire, ce sont les Vénitiens qui ont le plus façonné la ville. « En s’emparant de la Crète au début du XIIIe siècle, la Sérénissime a apporté à l’île sa civilisation urbaine et son architecture », explique l’historienne Joëlle Dalègre, auteur de Venise en Crète. Les Vénitiens décuplent la taille de la cité byzantine fortifiée qui s’épanouissait jusqu’alors sur la colline de Kastelli. Une immense digue est construite pour agrandir le port, de nouveaux remparts sont bâtis, quatre nouveaux quartiers sont créés… « Trois siècles et demi plus tard, en 1645, les Turcs se contenteront de transformer les églises en mosquées, d’agrandir les maisons et de construire des hammams », précise l’historienne. Reste qu’entre maisons de maître vénitiennes et quartiers plus populaires, la ville distille une atmosphère bigarrée avec ses minarets qui pointent vers le ciel, ses maisons à encorbellement en bois au dernier étage et sa mosquée rose qui s’élève au milieu du port.
un pouvoir d’attraction immense
Jamais la ville n’a autant vibré. Ces dix dernières années, sa population serait passée de 55 000 à 65 000 habitants, entraînée par la qualité de vie, son faible taux de chômage (l’un des plus bas de Grèce), sa vie étudiante grâce à ses universités et le boom du tourisme. Là où il ne comptait qu’un nombre limité d’hôtels et de chambres à louer, tout le vieux centre a été rénové : deux douzaines de boutiques-hôtels haut de gamme ont vu le jour et les locations de charme se sont multipliées. Le pouvoir d’attraction de La Canée est immense. On ne compte plus le nombre de jeunes venus étudier dans la ville et qui n’en sont jamais repartis, ou ceux qui sont allés étudier à Athènes ou à l’étranger et qui y sont vite rentrés. À part quelques grappes d’adresses touristiques concentrées sur le
port ou dans la rue Skridlof, dédiée aux articles de cuir, tout le centre est prisé par ses habitants qui fréquentent les mêmes lieux que les visiteurs de passage. Ainsi suffit-il de s’enfoncer dans les ruelles pour grignoter quelques mezze sur la place 1821 au coeur de Splantzia et palper la vie estudiantine. Ou alors de marcher sur les quais au-delà du café Pallas pour s’attabler, avec les locaux, dans leurs restaurants favoris comme le Salis. Quoi de plus plaisant, aussi, que de siroter comme eux un cocktail sophistiqué dans un ancien monastère – le Kibar ou le Bohème – ou de prendre un café dans l’ancien arsenal vénitien qui fait à la fois lounge bar et club nautique.
La ville n’a pas toujours affiché un visage aussi souriant. Comme toute la Crète, La Canée a beaucoup souffert pendant la Seconde Guerre mondiale. Du 21 au 31 mai 1941, Hitler envoya 15 750 parachutistes et soldats d’élite pour s’emparer de l’île dans la première invasion aéroportée massive de l’Histoire. La résistance farouche que les troupes allemandes rencontrèrent retarda le déclenchement de l’invasion de l’URSS, contribuant à l’enlisement de la Wehrmacht dans le redoutable hiver russe et, au-delà, à la perte de la guerre. La Canée fut défigurée par les bombardements : des pans entiers de son centre sont longtemps restés en ruine. Et le fait que la cité fut déchue de son titre de capitale de la Crète, en 1972, au profit d’Héraklion n’aida pas à sa reconstruction.
un miroir du cosmopolitisme de la crète
Manolis Manousakas est considéré comme la mémoire patrimoniale de la ville. Inlassablement, depuis la fin des années 1970, cet opticien collectionne les anciennes photos de La Canée afin de préserver ce qui fait sa singularité, « ce mélange de cultures et d’époques entre ses murs » qui le fascine. En ravivant le souvenir de la beauté cosmopolite de la ville, il caresse l’espoir de voir La Canée retrouver sa place parmi les plus belles cités de Méditerranée. Régulièrement, il expose ses collections à la mairie ou au Centre d’architecture méditerranéenne, et fournit aux services archéologiques et aux architectes ses clichés pour qu’ils s’en inspirent. Son idée ? « Pouvoir regarder La Canée comme on se regarderait dans un miroir. Car la Crète n’est pas seulement celle des révolutionnaires, ces redoutables guerriers retranchés dans les montagnes qui ont repoussé les Turcs ou les Allemands. L’île a aussi donné naissance à des artistes majeurs comme le peintre Domínikos Theotokópoulos – connu sous le nom du Greco – ou l’écrivain Níkos Kazantzákis, ce qui a été possible grâce à son important métissage. »
À l’est de la ville, à une vingtaine de minutes à pied par une jolie promenade en corniche sur la mer, le quartier de Halepa raconte l’histoire contemporaine de la Crète. Longtemps tombé en désuétude, il reprend enfin des couleurs : on s’apprête à y inaugurer le nouveau musée archéologique et deux luxueux boutiques-hôtels. « Il est encore difficile de se le représenter, mais le coeur de la ville battait ici au tournant du XXe siècle, dans ce quartier à la fois industriel, aristocratique et cosmopolite »,
explique Georgios Varoudakis. Cet architecte féru d’histoire tient, avec son frère Aristomenis, l’un des bureaux d’architecture les plus actifs de La Canée, situé dans une ancienne tannerie qui surplombe la mer.
« Côté mer, Halepa fut d’abord un important quartier industriel avec l’implantation de tanneries, dès les années 1840. »
L’une des plus belles villes de méditerranée
Le long des criques rocheuses, 80 tanneries s’édifièrent ici, leurs grands bâtiments en pierre se dressant quasiment à la verticale de l’eau. Désaffectés à partir des années 1980, ils esquissent une métamorphose, avec notamment l’ouverture du restaurant gourmet Periplous l’an dernier et de son hôtel, The Tanneries Hotel & Spa, cet été : un bijou de 20 suites à la fois sobres et luxueuses, suspendues entre la mer et le ciel. On marche sur les quais, se faufile dans une ruelle, redescend sur la mer : quel contraste quand, quelques dizaines de mètres plus loin, on rencontre Christos Filoïtis, le dernier des tanneurs. À 59 ans, cette force de la nature travaille le cuir dans un hangar au bord de l’eau. Son atelier émerveille : au milieu d’un chaos d’objets, de cambouis et de suie trônent des machines des années 1950 parfaitement entretenues et des montagnes de cuir que l’homme déplace à la seule force de ses bras. Son savoir-faire se résume aujourd’hui à lisser et assouplir les peaux, sans usage de produits chimiques. Expédiées à Monastiráki, en Italie ou à Paris, elles permettront de créer les fameuses sandales grecques, des sacs et des sacoches increvables qui se patinent avec les années.
Le père de La grèce démocratique et moderne
En grimpant sur les hauteurs, le quartier dévoile un tout autre visage, huppé cette fois-ci. À partir de 1878, quand la Crète accédait progressivement à son indépendance, diplomates européens et riches marchands affluèrent ici pour construire consulats et ambassades, école pour jeunes filles de bonne famille, maison dite du prince où s’installa le prince Georges quand il fut nommé haut-commissaire de la Crète indépendante en 1898. De plus en plus de bâtiments sont restaurés, comme l’ancien consulat français qui est en train d’être transformé en boutique-hôtel sous la houlette des frères Varoudakis. Consacrée à la vie et à l’oeuvre du père de la Grèce moderne, la maison d’Elefthérios Venizélos offre une visite édifiante. Républicain convaincu et francophile, Venizélos fut nommé premier ministre en 1910. Il rattacha la Crète à la Grèce en 1913, remporta les guerres balkaniques, dota le pays d’institutions modernes, permit à la Grèce de combattre du côté de l’Entente pendant la Première Guerre mondiale en s’opposant farouchement au parti germanophile emmené par le roi des Grecs. L’homme fut autant adulé que détesté. Sur la photographie encadrée d’or des signataires du traité de Bucarest (1913), il est le seul homme à sourire, la main satisfaite tenant sa barbichette, dans une assemblée de dignitaires graves et sérieux. Et pour cause : il vient de doubler la superficie de son pays en y intégrant la Crète, les îles du nord de l’Égée, l’Épire et la Macédoine. Lorsqu’il mourut de vieillesse à Paris, en 1936, son corps fut rapatrié en grande pompe à La Canée : le parc qui abrite sa tombe à 3 kilomètres de là est un lieu de pèlerinage apprécié, offrant une vue panoramique sur toute la ville et sa baie.
Juste à côté de la maison de Venizélos se dresse la fameuse maison du prince, aujourd’hui délabrée. Cette dernière est reliée à la plus délicieuse adresse de La Canée : le Metohi Kindelis, une ferme vénitienne du XVIe siècle convertie à l’agriculture biologique où se nichent trois gîtes d’exception. Dans la grande cour pavée, ombragée par de flamboyants cactus, Danaé Kindeli, la jeune propriétaire accueille ses hôtes de manière lumineuse, avec le désir évident de partager son amour pour cet héritage familial. À la fin du XIXe siècle, son arrière-grand-père, riche marchand de La Canée, séduisit à Constantinople la fille du médecin du sultan, une jeune femme grecque appartenant à l’aristocratie orthodoxe de la ville impériale. Pour la convaincre de le suivre en Crète, il lui promit de vivre dans deux des plus beaux bâtiments de la ville : la villa néoclassique qui allait accueillir le prince et cette ferme vénitienne, afin qu’ils aient aussi une maison de campagne. Le père de Danaé grandit entre ces deux maisons prestigieuses avant d’hériter avec son frère de la ferme. Visionnaires, les deux frères produisent les premières fraises de Crète et convertissent leur ferme à l’agriculture biologique au milieu des années 1990. C’est au même moment qu’ils ouvrent une première chambre d’hôtes, conscients de partager une manière de vivre en harmonie avec la nature et un bâtiment à la riche histoire.
Grandes voûtes de pierre, portes en bois démesurées, mobilier détourné, tel cet établi de tanneur devenu table… Il y a un raffinement, une noblesse dans les murs rustiques de cette ferme. Les produits du terroir qui remplissent la cuisine enchantent aussi bien les yeux que les papilles : yogourt, beurre et fromages de petits producteurs, fruits et légumes de saison, confitures maison… Sans hésitation, on se laisse guider par Danaé : elle est une fée quand elle organise un massage dans le jardin botanique de son oncle, nous emmène cueillir des fruits à même les arbres ou nous concocte un pique-nique pour une escapade à la mer ou à la montagne.
Les plus belles plages du monde
Incontestablement, les environs de la ville participent à l’immense pouvoir de séduction de La Canée. Lagon turquoise de Balos, sable rosé d’Elafonissi, écharpe dorée de Falasarna, crique en forme d’éclair de Seitan Limania, forêt de genévriers sur le sable ivoire de Kedrodasos : à moins d’une heure et demie de voiture s’étirent les plus belles plages du monde, marines spectaculaires baignées d’un camaïeu étourdissant de bleus. Évidemment, on y est rarement seul. En saison, il est recommandé d’y aller tôt le matin ou en fin de journée pour les apprécier de manière privilégiée. À moins de les découvrir par la mer, comme c’est possible avec le lagon de Balos et son îlot de pirates de Gramvoussa. En embarquant sur un voilier, on peut visiter ces lieux paradisiaques à contre-courant de la foule. Côté montagne, les fameuses gorges de Samaria déroulent l’un des canyons les plus époustouflants d’Europe pour une randonnée d’anthologie qui se termine sur le rivage : chaque jour d’été, plusieurs milliers de personnes s’engagent dans cette traversée. Mais si l’on aspire au calme, qu’il est agréable de parcourir des sentiers à peine fréquentés ! En initié, on rejoindra ainsi l’ancienne Lissos depuis la petite station balnéaire de Sougia : en une heure et demie de marche, on traverse des gorges encaissées, on grimpe sur un plateau dénudé, on rencontre des arbres majestueux pour déboucher finalement face au plus touchant des sites archéologiques, isolé face à la mer de Libye. L’ancienne Lissos rayonna à la période hellénistique (323-46 avant J.-C.). Dans la plaine cachée, on découvre les ruines d’un petit temple dédié à Asclépios, le dieu de la médecine, puis une source thermale où l’on se rafraîchit. Deux chapelles byzantines dévoilent iconostases en bois et fresques délavées. Quelques pas de plus et une petite plage de galets blancs s’offre telle une récompense… ■
entre criques et lagons, les environs de la canée participent à son pouvoir de séduction