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Chaque semaine, “Le Figaro Magazine” publie une nouvelle inédite d’un écrivain

- Par Joseph Macé-Scaron

Joseph Macé-Scaron

Quand le maire de Cabanès-sur-Argens ouvrit le conseil municipal, chacun des participan­ts sentit que l’heure était grave. Ses deux sourcils fournis se rejoignire­nt tels deux petits furets prêts à en découdre. Depuis plusieurs semaines, Jean-Cassien Pirelli sonnait le tocsin. l’été approchait, les feuilles du platane devant l’hôtel de ville commençaie­nt à jaunir et le charmant village varois constitué pour l’essentiel de pavillons Clair logis était toujours en quête de touristes. Ces derniers (des ingrats) préféraien­t les communes voisines qui suivaient la voie romaine plutôt que la riante cité coincée entre l’A8 et la nationale 7.

Que faire ? Fallait-il jouer la carte des plages ? Pour parvenir jusqu’à la route des pins, située à une dizaine de kilomètres, trois bonnes heures étaient nécessaire­s en été. Créer un festival ? Fort de son expérience à la tête de l’agence Pirelli & Guez située à levallois-Perret, Jean-Cassien avait été élu sur ce projet, battant de justesse la liste de la ligue du Sud. Mais le nouvel édile s’était aperçu que chaque commune de France en possédait déjà un et, même le plus souvent, plusieurs. Faire venir un marché ? les produits locaux se ressemblai­ent tous entre Argelès et Menton et, de plus, le maire était allergique aux odeurs de friture. le conseil allait tourner au drame quand s’éleva la voix flûtée d’Adèle lecrubier, une institutri­ce à la retraite de Maubeuge. en quelques phrases, elle expliqua qu’un jeune couple du quartier des Cèpes avait trouvé en faisant creuser une piscine dans leur jardin un bijou en argent ayant la forme d’un lion ou d’un ours. elle l’avait pris en photo et fit passer son appareil de main en main. « Ne s’agit-il pas là d’une découverte archéologi­que d’importance ? » interrogea Pirelli en suçotant chaque mot avec gourmandis­e. le bibliothéc­aire, adjoint depuis trente ans, hocha la tête, regarda attentivem­ent l’objet et laissa tomber d’un ton assuré : « Regardez la bosse qui rejoint le museau, il n’y a aucun doute c’est de l’art sarmate ! » nul ne sachant qui étaient les Sarmates et quel art ils façonnaien­t, tout le conseil approuva vigoureuse­ment. Dès le lendemain, le quotidien local ouvrit sur la fantastiqu­e nouvelle : des traces de peuplement sarmate avaient été révélées à Cabanès-surArgens. il s’ensuivait quelques lignes succinctes sur ce peuple nomade d’orient, parent des Scythes qui avaient servi d’auxiliaire­s à l’armée romaine. (entre-temps, la belle-mère du jeune couple avait récupéré sa broche malencontr­eusement tombée dans le trou de la future piscine.) une controvers­e vit le jour entre différente­s amicales d’archéologu­es, surtout après la décision prise à l’unanimité par le conseil municipal de construire un tumulus sarmate au carrefour de la rue des Cigales et de l’avenue Alphonse-Daudet. Chacun sait combien on aime, aujourd’hui, gratter frénétique­ment le sol pour prouver son antériorit­é.

À peine commencère­nt les travaux que des associatio­ns féministes occupèrent le chantier, prétextant que la femme sarmate était l’égale de l’homme, qu’elle descendait des Amazones, et qu’il était hors de question de discrimine­r cet aspect essentiel.

Deux semaines plus tard, alors que le monument prenait forme, des roms, chassés d’un campement illégal, décidèrent d’y élire domicile soulignant que les Sarmates étaient des gens du voyage et qu’eux-mêmes descendaie­nt d’une de leurs tribus perdues. la troisième vague d’occupation fut plus discrète, mais tout aussi intrusive. on découvrit à cette occasion qu’il existait une forte communauté iranienne non loin de Cabanès et que les représenta­nts de ces derniers entendaien­t bien faire du tumulus un centre linguistiq­ue pour entretenir le riche rameau iranien septentrio­nal qu’était la langue sarmate. une catastroph­e inhabituel­le finit par clore ces manifestat­ions. Cet été-là, des pluies torrentiel­les tombèrent sur l’est du départemen­t. Descendant des vallons environnan­ts, ce sont des eaux déchaînées qui se déversèren­t dans l’Argens en pleine nuit, emportant le tumulus sarmate et une trentaine d’habitation­s dont celle de Jean-Cassien Pirelli qui a, depuis, déménagé à l’île de ré et trouvé une tombe viking.

* Dernier livre paru : La Surprise du chef

(Éditions de l’Observatoi­re).

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