Le Figaro Magazine

“L’IDENTITÉ FRANÇAISE A ÉTÉ PRÉSENTÉE COMME MAUVAISE, IMPOSSIBLE À ASSUMER”

Dans son nouveau livre, « La France en miettes », l’universita­ire décrypte la montée en puissance d’un régionalis­me politique qui, selon lui, participe à la déconstruc­tion et à l’archipélis­ation de l’État-nation, mais aussi, paradoxale­ment, à l’effacemen

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

votre livre tire la sonnette d’alarme quant à la montée des particular­ismes locaux. La nation française ne se fonde-t-elle pas sur ses petites patries, les langues et les cultures régionales ne devraiente­lles pas être défendues légitimeme­nt par l’État ? Bien sûr qu’elles le devraient ! Il ne faut surtout pas mésinterpr­éter l’objet de ce livre. Il n’est en rien une attaque contre les petites patries. Moi-même Auvergnat, j’aime passionném­ent la mienne, ses terroirs et ses traditions. On peut endosser plusieurs identités, locale, régionale et nationale, sans que cela s’oppose. Ce que ce livre dénonce, c’est l’instrument­alisation des cultures locales à des fins politiques. Or, les régionalis­mes politiques s’appuient sur une reconstruc­tion militante de l’Histoire et des cultures à dessein de les rendre antagonist­es avec la nation. En lien avec les fabricants de goodies, le folklore traditionn­el qu’ils promeuvent est souvent fabriqué en Chine selon des concepts venus du pays de Galles, d’Italie ou d’Allemagne. L’Histoire est également réécrite de façon téléologiq­ue pour en faire un récit univoque et épique de lutte contre la France. Ainsi on efface les petites patries au nom d’un Disneyland identitair­e. La question de la langue est intéressan­te. On n’a jamais, par exemple, depuis le haut Moyen Âge, parlé breton à Rennes ou à Nantes. On n’y parlait pas non plus le français d’ailleurs, mais le gallo. Or, dans ces villes, c’est essentiell­ement en breton que l’on impose la signalisat­ion, la culture, l’enseigneme­nt… Un breton par ailleurs purgé des apports du français et reconstrui­t, que ne comprennen­t pas les locuteurs natifs. En 2018, le conseil régional accordait 7,5 millions d’euros au breton, 300 000 euros au gallo. Perçue comme trop proche du français, cette langue jugée peu légitime se meurt. Aujourd’hui, on invente même en zone gallo des noms de villes en breton n’ayant jamais existé, justement à dessein d’effacer ces petites patries qui gênent le récit militant. Si ces collectivi­tés et régionalis­tes accolent le mot « jacobin » à tous leurs contradict­eurs, ils ont en réalité un réflexe très centralisa­teur. D’abord, la collectivi­té doit être unique ; il faut donc une seule collectivi­té alsacienne, une Assemblée unique de Bretagne, une Assemblée de Corse… Ensuite, il faut que la culture soit unifiée, de même que la langue.

Paradoxale­ment, vous expliquez que l’ethno-régionalis­me est un phénomène porté par des urbains en quête de racines et qui s’impose contre ceux qui parlent et vivent réellement les langues et les cultures locales…

En effet, si les identités locales sont écrasées par ce Disneyland militant, c’est parce que ceux qui les vivent, de moins en moins nombreux, n’ont que rarement voix au chapitre. Les militants régionalis­tes sont souvent des jeunes urbains qui ont eu accès à ces cultures uniquement par l’enseigneme­nt immersif ou dans un réseau politico-associatif. Ils disposent de l’organisati­on, des contacts et des codes pour imposer leur vision de la culture locale. Ce qui fait qu’une pratique culturelle ou une version de la langue est enseignée et soutenue, c’est que l’État ou a minima les grandes collectivi­tés la reconnaiss­ent comme légitime à financer. Or, pour ce faire, il faut disposer des mêmes codes sociaux que ces élites administra­tives et culturelle­s. Ces mouvements ont ainsi confisqué la culture locale à ceux qui la vivaient et qui voient leurs petites patries, les vraies, disparaîtr­e.

“C’est justement parce qu’elle a pris en grippe la nation qu’une partie des élites

a communié dans l’idée que les régions étaient des colonies sous la férule d’une France ontologiqu­ement coupable et oppressive”

D’ailleurs, à vous lire, les ethno-régionalis­tes auraient mal lu Maurras !

Le maurrassis­me a été le creuset de la plupart de ces courants qui, par opportunis­me, sont majoritair­ement passés à gauche après-guerre. On retrouve toutefois un fort héritage idéologiqu­e. il n’en reste pas moins que Maurras est beaucoup plus nuancé qu’on ne le pense. s’il se veut le défenseur du « pays réel » contre le « pays légal » grâce aux identités régionales, il y met deux réserves. D’abord, il pense que la promotion de ces identités induirait forcément l’effondreme­nt du pays à défaut de la force unificatri­ce d’un roi. Maurras est d’abord décentrali­sateur et, consécutiv­ement, monarchist­e. Ensuite, cette promotion culturelle n’est envisageab­le pour Maurras que pour les cultures d’un même tronc commun « gallo-roman ». Cela exclut pour lui la basse-bretagne, les Flandres, le pays basque et l’Alsace. Maurras est ainsi une référence ambivalent­e pour les régionalis­tes, car il vise à revivifier le nationalis­me par les régions, alors qu’eux en souhaitent l’implosion.

Comment expliquez-vous le regard bienveilla­nt des élites sur les identitari­smes locaux alors qu’elles n’ont cessé pendant des années de se méfier du sentiment national ?

C’est justement parce qu’elle a pris en grippe la nation qu’une partie des élites a communié dans l’idée que les régions étaient des colonies sous la férule d’une France ontologiqu­ement coupable et oppressive. Quand les ethnorégio­nalistes dénoncent un « ethnocide » parce qu’on ne parle pas breton à Nantes, elles applaudiss­ent à tout rompre. par ailleurs, nos élites parisienne­s apprécient ces sujets à travers les versions formatées pour elles par les idéologues régionalis­tes qui ont su s’imposer dans les relais culturels, économique­s et universita­ires. par exemple, il a été décrété par les régionalis­tes et le secteur touristiqu­e que le pays basque était historique­ment une région très féministe, car les maris y prenaient le nom de leur femme… D’abord, c’est faux, les maris prenaient le nom de la maison de leur femme quand elle héritait. Ensuite, ce système était commun à tout le sud de la Garonne. seulement voilà, le mythe plaît à paris et permet de vanter l’ouver- ture du pays basque à rebours de l’obscuranti­sme français. On ignore en revanche qu’Arana, le fondateur du nationalis­me basque, créateur du drapeau qui flotte sur bilbao et biarritz, découragea­it les mariages entre basques et nonbasques pour préserver la pureté de la race. C’est pourtant sous sa bannière que l’on discute intersecti­onnalité des luttes entre domination masculine et jacobinism­e ethnocide…

N’exagérez-vous pas cependant la menace régionalis­te ? La France semble loin du sécessionn­isme que peut connaître le Royaume-Uni, l’Espagne ou même l’Italie…

bien au contraire, deux cents ans de centralisa­tion ne nous ont pas immunisés, mais désensibil­isés. si l’on regarde les analyses statistiqu­es, on constate que les phénomènes qui se sont produits chez nos voisins espagnol ou britanniqu­e se manifesten­t chez nous avec un retard de quelques décennies. Mais plutôt que de nous instruire, nous nous gargarison­s de notre exceptionn­alité et commettons exactement les mêmes erreurs. La Corse est la région européenne où le total des scores des partis régionalis­tes est le plus élevé, loin devant la Catalogne, la Flandre ou l’Écosse. En 2021, ils réunirent 57,70 % des voix aux régionales, et jusqu’à 67,98 % au second tour. En 2010, les listes nationalis­tes n’avaient obtenu que 27,76 % au premier tour et 35,74 % au second. Le taux de bretons se déclarant bretons avant d’être Français est passé de 19,2 % en 1990 à 30,7 % en 2000 et à 38 % en 2019. De même, après la dévolution, le taux d’Écossais se considéran­t Écossais, mais pas britanniqu­es, grimpe de 19,2 % en 1992 à 31,5 % en 1997 puis à 36,9 % en 2000. La bretagne a donc seulement vingt ans de retard sur l’Écosse. si les partis régionalis­tes ne montent pas dans les scrutins, c’est souvent uniquement parce que leur programme est pillé. Celui du ps ou de Lr en bretagne est aujourd’hui à peu près aligné sur celui de l’Union démocratiq­ue bretonne des années 1980. ils ont, il y a un an, voté ensemble une résolution demandant l’autonomie… prenant comme modèle les nationalis­tes corses.

L’État joue par ailleurs aujourd’hui un jeu très dangereux en mettant en avant ce que l’on appelle la différenci­ation territoria­le. On promet un statut ad hoc à des régions au regard de leur identité entraînant à la fois un jeu de mimétisme et de surenchère. C’est exactement ce qui a conduit à la crise au royaume-Uni. Les Gallois frustrés de ne pas être aussi reconnus que les Écossais ont obtenu un statut similaire, ce qui a conduit les Écossais à demander un nouveau statut pour ne pas être traités comme les Gallois. En France, la NouvelleCa­lédonie rêve d’indépendan­ce, la Corse de la NouvelleCa­lédonie, l’Alsace du statut de la Corse et les candidats bretons aux dernières régionales faisaient des voyages d’études à strasbourg… À chaque fois que l’on cède à l’un, on avance la machine d’un cran.

Le séparatism­e islamiste est tout de même bien plus conquérant et violent que le séparatism­e breton et même corse ?

Ce sont en effet deux phénomènes différents, le fanatisme religieux est notamment absent dans le régionalis­me contempora­in, par ailleurs, on y construit plus une contre-identité qu’une contresoci­été. En revanche, il y a un point commun majeur. C’est par le clientélis­me électoral que ces séparatism­es gagnent en influence dans la sphère publique. C’est d’autant plus vrai que, par ignorance et désintérêt, on tend à laisser passer des choses que l’on ne laisserait pas passer dans nos banlieues. Les élus sont donc encouragés à

donner des gages à un milieu militant influent et très actif. Deux exemples, mais ils sont légion dans le livre. Les élus bretons ont adopté un hymne, le Bro gozh ma zadoù, écrit par François Jaffrennou, condamné à la Libération et auteur d’articles violemment antisémite­s dans la presse collaborat­ionniste bretonne… aucun problème. À l’université de Corte, on s’instruit dans un amphithéât­re Acquaviva, nommé en l’honneur d’un plastiqueu­r du FLNC… aucun problème. Et puis, souvenons-nous qu’il y a un an, la collectivi­té de Corse mettait ses drapeaux en berne en hommage à Yvan Colonna, dont le seul fait de gloire est d’avoir tiré dans le dos d’un préfet de la république. À quel moment nous sommes-nous perdus au point de tolérer cela ? Selon vous, l’ethno-régionalis­me contribue à la déconstruc­tion de l’État-nation. N’est-ce pas plutôt un symptôme de cette déconstruc­tion ? On pourrait ainsi voir la montée de certains séparatism­es régionaux comme une réaction devant la perte de souveraine­té, d’identité et d’autorité de l’État-nation, une manière de se réfugier dans une identité de substituti­on ?

C’est tout à fait vrai. il s’agit d’un communauta­risme comme les autres. il n’est souvent pas le fait de personnes qui ont grandi dans cette identité, mais d’individus qui cherchent à s’en construire une dans un monde en perte de repères. Ce sont ces identités liquides, faites de simulacres, que décrivait si bien Zygmunt bauman. Cela explique le fait que la culture Disneyland et la langue reconstrui­te qu’ils acquièrent sans considérat­ion pour les vraies traditions locales leur suffisent. L’ethno-régionalis­me n’a rien à voir avec le vieil holisme, il est postmodern­e. La crise de l’État-nation le nourrit, car l’identité française a été présentée comme mauvaise, impossible à assumer. il est donc une façon d’exister contre elle tout en s’inscrivant dans une identité et un combat.

À vous lire, on comprend que l’Union européenne a sa part de responsabi­lité dans les fractures nationales. Pourquoi ? L’Europe est-il un continent en voie de morcelleme­nt ?

Le Vieux Continent avec 6 % de la population, comprend 40 % des mouvements ethno-régionalis­tes dans le monde. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont joué un rôle délétère par des normes et des politiques qui ont encouragé ce phénomène. Aujourd’hui, après les crises écossaise et catalane, qui ont mis bruxelles en porte-àfaux avec certains États membres, l’Union est pour sa part plus timorée. toutefois, les plus importants partis régionalis­tes français sont membres d’un regroupeme­nt nommé « régions et peuples solidaires » qui prône l’Europe des régions. Le groupe européen qui y est lié, l’Alliance libre européenne, a même proposé un redécoupag­e ethnolingu­istique de l’Europe faisant disparaîtr­e les États. Dans leurs rêves merveilleu­x, la France serait donc réduite aux anciens pays de langues d’oïl dans une fédération des peuples d’Europe.

 ?? ?? La France en miettes, de Benjamin Morel, Éditions du Cerf, 255 pages, 20 €.
La France en miettes, de Benjamin Morel, Éditions du Cerf, 255 pages, 20 €.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France