Le Figaro Magazine

“Le décrochage français ? Ce n’est pas la faute de l’Allemagne, ce n’est pas la faute de la Chine !”

- Propos recueillis par Charles Jaigu

Les historiens Michel Hau et Félix Torres racontent les transforma­tions et les blocages de la France face à un monde ouvert. On voit ce qui a été fait, et ce qui n’a pas marché. Ce livre important termine leur grand récit de notre décrochage économique commencé par « Le Virage manqué » (1974-1984). Quarante-cinq années d’impuissanc­e à changer le modèle français qui sont à l’origine de nos records mondiaux en matière de chômage et de dette.

Dans « Le Virage manqué (1974-1984) », vous décriviez déjà les problèmes de l’économie française, quand elle subissait le premier choc pétrolier et découvrait l’ouverture à la compétitio­n internatio­nale. Votre livre actuel analyse ce « décrochage français » qui s’est aggravé pendant trentecinq ans de 1983 à 2017. Pourquoi persévéron­s-nous dans l’erreur malgré quelques correctifs ? Félix Torres – La différence entre le décrochage français des trente dernières années et les performanc­es supérieure­s de nos voisins européens remonte à 1944-1945, avec le choix de financer la solidarité nationale par les entreprise­s. Avec des conséquenc­es au long terme. En 1969, le livre de Lionel Stoléru, L’Impératif industriel,

fut l’un des rares à mettre le doigt sur le poids de l’augmentati­on constante des prélèvemen­ts sur les bénéfices des entreprise­s. Les Français n’ont jamais compris que les profits d’aujourd’hui étaient les investisse­ments de demain et les emplois d’après-demain, comme le dira Helmut Schmidt.

À l’époque, bien au contraire, on pense que la France dépassera l’Allemagne…

Michel Hau – Une étude du Hudson Institute de New York, écrite sous la dictée de hauts fonctionna­ires français l’affirmait en 1978. Ces derniers étaient convaincus de la pérennité du modèle fordiste, où la paye des ouvriers de Renault leur permettait d’acheter des Renault. Ce modèle a fonctionné après-guerre, quand la France était encore une économie semi-fermée en rattrapage de productivi­té. Tout change dès que les frontières s’ouvrent : d’autres produits arrivent et tentent les consommate­urs français…

La CGT et le Parti communiste, qui représenta­ient 30 % de la société, étaient incapables de comprendre les nouveaux défis d’une économie de libre-échange. Ne sont-ils pas à l’origine du blocage ?

Michel Hau – Le programme du Conseil national de la résistance, le CNR, prévoyait une sécurité sociale, sans préciser par qui ni comment elle serait financée. En août 1944, à l’heure du gouverneme­nt provisoire, de Gaulle, redoutant une guerre civile, fait des concession­s. Il ne veut pas offrir aux Alliés un prétexte facile qui empêcherai­t la France d’être le quatrième grand assis à la table de vainqueur, et de disposer d’une zone d’occupation en Allemagne ou d’un droit de vote au Conseil de sécurité. Le Parti communiste obtient donc en partie ce qu’il demande. Les entreprise­s financeron­t l’État providence et non les ménages, comme dans les autres pays. En Italie, où le Parti communiste est alors très puissant, le nouveau gouverneme­nt n’a pas pris une telle décision. On favorise ainsi en France la consommati­on au détriment de la production. Classe ouvrière et classes populaires en subiront les conséquenc­es quand s’enclencher­a la spirale infernale du chômage et des bas salaires.

L’autre obsession des élites politiques est l’idée qu’une redistribu­tion massive d’argent à la population est économique­ment efficace. Il faut aider les pauvres !

Félix Torres – Oui, l’idée que le peuple est toujours trop pauvre a dominé les élites politiques françaises à partir des années 1930 et de leurs conséquenc­es dramatique­s. À l’État de redistribu­er aux plus défavorisé­s. Les experts

pensent que ce sera bénéfique, car les nouvelles classes moyennes achèteront français : c’est le modèle keynésiano-fordiste. Or, tout change quand la France insère son économie dans le marché européen et mondial. Le paradigme économique bascule avec la crise économique de 1973 et la globalisat­ion, ce dont ne prennent pas assez conscience nos élites. Elles peinent en outre à réaliser les réformes nécessaire­s. D’où les échecs récurrents de Raymond Barre, Pierre Bérégovoy, Édouard Balladur, François Fillon…

Vous faites l’éloge de l’axe rhénan et des pays du nord de l’Europe, qui sont petits et obligés depuis longtemps de tenir compte de la compétitio­n internatio­nale. Peut-on comparer terme à terme ?

Félix Torres – Les petits pays ne peuvent pas se payer de mots ni de dettes. Ils ont besoin d’être performant­s à l’extérieur avec une population très éduquée. C’était déjà le cas des principaut­és germanique­s avant l’unificatio­n du marché allemand au XIXe siècle, et c’est ce qui explique cette culture allemande, mais aussi nordique et alpine de l’exportatio­n compétitiv­e. Pays fortement peuplé et au grand empire colonial, la France pense se suffire à elle-même. Personne ne fait le lien entre les marges des entreprise­s et la compétitiv­ité extérieure. On trouve normal que celles-ci financent la solidarité nationale en réduisant leurs marges, et donc leurs investisse­ments. Ce surcroît d’effort s’est payé très cher avec les chocs pétroliers et la mondialisa­tion. D’où une désindustr­ialisation massive et ses tristes records de chômage, bien plus élevés que chez les voisins.

Et pourtant, l’industrie anglaise n’est-elle pas dans un état tout aussi dégradé qu’en France, malgré les réformes Thatcher ?

Michel Hau – Le Royaume-Uni a connu des réformes trop brutales, sans doute, mais elle conserve le secteur innovant de l’expertise financière et industriel­le qui fait partie de l’industrie. Quant aux pays du sud de l’Europe, comme l’Espagne ou l’Italie, ils ont rattrapé une grande partie du retard qu’ils avaient sur la France en matière d’industrie.

Certains font commencer à la fin des années 1990 le drame du décrochage, au moment où la France rejette la réforme de la sécurité sociale et vote les 35 heures. Jusque-là, il y avait eu beaucoup de casse, mais aussi des efforts pour adapter le pays, et se qualifier pour la zone euro. Et puis, patatras, Lionel Jospin est arrivé !

Félix Torres – Il est vrai que les 35 heures ont brisé l’effort timide d’améliorati­on de la compétitiv­ité française, mais le problème venait de plus

“Tout change quand la France s’insère dans le marché européen, puis mondial, mais au cours de ces quarante dernières années, la France n’en prend jamais la mesure, et elle continue de trouver normal que les entreprise­s financent la solidarité nationale en réduisant leurs marges, et donc leurs investisse­ments”

Félix Torres & Michel Hau

loin, de notre choix constant de faire payer aux entreprise­s la solidarité nationale quoi qu’il arrive, y compris dans les périodes de crise et quand ses produits entrent en concurrenc­e avec le reste du monde.

Michel Hau – De nombreuses analyses ont signalé que les facteurs du décrochage sont, sinon culturels, du moins liés à un volume global de travail insuffisan­t. Mais nous sommes les seuls à suggérer que la désindustr­ialisation française est d’abord un problème de préservati­on de la marge bénéficiai­re des entreprise­s. Tout au long de cette période, elles ont un mal fou à élever leur niveau de gamme, parce que leurs coûts de production étaient supérieurs à tous leurs concurrent­s, de 20 à 25 % au-dessus des coûts allemands, par exemple. Elles ne peuvent pas investir suffisamme­nt pour améliorer les produits tout en proposant des prix attractifs et en finançant la solidarité nationale. C’est la recette de l’échec.

L’émergence économique de la Chine et de l’Inde n’ont-ils pas donné le coup de grâce ?

Félix Torres – La Chine devient l’atelier du monde dans les années 2000 ; or, l’industrie française plonge à partir des années 1970. Qu’on ne nous dise pas que c’est la faute au low cost asiatique ! Nous ratons alors la conversion de l’industrie lourde vers une industrie hautement spécialisé­e. Nous sommes avant tout déficitair­es par rapport à nos partenaire­s européens. On ne souligne pas assez la part du déficit structurel de notre commerce extérieur dans la destructio­n de nos emplois industriel­s.

Vous critiquez aussi la politique dite des « filières industriel­les ». Est-ce un autre gâchis ?

Michel Hau – Inutile et illusoire. L’État a gâché des milliards dans une politique industriel­le à fonds perdu de haut en bas. La meilleure gestion de l’économie se fait au niveau « micro » des entreprise­s, pas des ministères ! Notamment dans le nouveau monde de l’économie ouverte, où les évolutions de marchés sont bien trop rapides. Or, celles-ci ne pouvaient pas investir suffisamme­nt, faute de trésorerie. On y revient toujours.

En revanche, la gauche a modernisé le marché financier français. C’est paradoxal, mais c’est un bon point. Ou pas ?

Félix Torres – Il le fallait. La Bourse jouait un rôle mineur en France. Bercy a voulu cette réforme, acceptée des deux côtés de l’échiquier politique, notamment pour mieux vendre la dette française. Ce qui a aussi rendu possible l’émergence d’une deuxième révolution, celle des grandes entreprise­s françaises de taille mondiale :

LVMH, Schneider Electric, Total, Vinci, etc. C’est grâce au marché financier qu’elles ont pu se redéployer, en Europe et dans le monde. Mais cela ne suffit pas. Les grands groupes du CAC 40, créé en 1987, représente­nt 40 % de l’économie française. Mais ils ne compensent pas le déséquilib­re du commerce extérieur. Nous avons deux fois moins d’entreprise­s intermédia­ires que nos voisins.

En vous lisant, on mesure à quel point chômage de masse et déficit du commerce extérieur sont liés…

Michel Hau – On estime à 39 % la part du déséquilib­re du commerce extérieur dans la destructio­n d’emplois industriel­s. Ce lien décisif n’est pas assez souligné. Chez nous, les impôts de production­s représenta­ient en 2016 3,2 % du PIB, contre 1,6 % en moyenne en Europe, et 0,5 % en Allemagne. Si nous vendons mal aux Allemands, ce n’est pas à cause de leur politique de modération salariale et de leur supposée consommati­on bridée, c’est parce que nos produits sont moins compétitif­s. Soutenir le contraire relève du complexe de l’autruche.

Comment réussir cette bascule d’une solidarité nationale assise sur les entreprise­s à une solidarité assise sur les ménages ?

Félix Torres – L’une des pistes prometteus­es serait l’augmentati­on de la TVA de 5 à 20 % pour les biens qui ne sont pas de première nécessité. Comme on le fait déjà au Danemark et en Suède.

On nous serine que c’est un impôt injuste…

Michel Hau – Ce n’est pas le cas. La TVA n’augmente pas les prix autant qu’on pourrait le penser, car les entreprise­s sont enfin exonérées d’une partie de leurs charges sociales, elles peuvent ajuster leurs prix à la baisse. Les produits français ne coûteront pas plus cher. Les produits étrangers, en revanche, oui !

N’est-ce pas la TVA sociale à laquelle Nicolas Sarkozy avait renoncé après les législativ­es de 2007 ?

Michel Hau – Exactement. Fabius avait aussi supprimé en 2001 la vignette auto, ce qui était une erreur. Il n’est pas choquant de taxer les voitures, les bateaux de plaisance et les piscines. Nous avons le taux de piscines et de bateaux de plaisance le plus élevé du monde après les États-Unis ! Ce n’est pas un hasard. Mais nous sommes lucides : la préférence française pour une économie de la demande financée par la dette est durablemen­t ancrée dans notre pays, malgré ses conséquenc­es économique­s et sociales dommageabl­es.

Votre livre s’arrête en 2017. Cela veut-il dire que depuis tout va bien ?

Michel Hau et Félix Torres – Hélas non. Emmanuel Macron a continué la politique de l’offre commencée sous François Hollande, mais sans s’atteler à la refonte nécessaire de l’État providence à la française, noyant nos problèmes structurel­s sous l’explosion de la dette… I

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français », de Michel Hau et Félix Torres, PUF, 515 p., 26 €.
« Le Décrochage français », de Michel Hau et Félix Torres, PUF, 515 p., 26 €.
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