Le Journal d'Elbeuf

Jacques Thoraval, l’horloger qui aimait Baudelaire

Maire adjoint d’elbeuf durant trente et un ans, conseiller général et surtout président de l’agglo d’elbeuf de 1994 à 2002, Jacques Thoraval s’est éteint le 30 août. Il avait 75 ans. Cet Elbeuvien d’adoption aura marqué Elbeuf de son empreinte.

- Patrick PELLERIN

« J’ai toujours eu la volonté d’arrêter à soixante-cinq ans. C’est un choix que j’ai fait il y a plus de dix ans. Je me suis suffisamme­nt battu par rapport à l’âge limite pour respecter cet engagement. Le décalage du calendrier électoral m’oblige à faire un an de plus que prévu mais je ne m’accrochera­i pas au-delà. J’ai largement rempli ma vie de citoyen responsabl­e » , déclarait en octobre 2007, en annonçant son retrait de la vie publique au printemps suivant, l’homme à qui de très nombreux Elbeuviens sont venus rendre hommage, ce mardi après-midi, à la chambre funéraire rue Petou. Le signe que cet homme discret mais néanmoins efficace laissera une empreinte durable dans l’histoire de la cité et de l’agglomérat­ion.

Un faiseux plutôt qu’un diseux

Quelle trace laissera-t-il dans l’histoire locale nous interrogio­ns- nous à l’époque où Jacques Thoraval se préparait à tirer sa révérence après trente-six années de vie publique. Enfin, façon de parler, car il a préférait rester dans l’ombre, ayant peu d’appétence pour l’avantscène ( « Si je n’apparais pas en permanence sur le devant de la scène, c’est par volonté délibérée. Cet aspect du rôle d’élu ne m’intéresse pas, d’ailleurs je n’aime pas m’exprimer en public, c’est dans mon caractère »).

« Faiseux » plutôt que « diseux », homme de dossier mais aussi de terrain, « deux notions indissocia­bles » selon lui, il a toujours préféré les paroles aux actes. Initiateur et promoteur de l’intercommu­nalité à la charnière des XXE et XXE siècles, il s’est pleinement épanoui dans le rôle de président de l’agglo d’elbeuf, un rôle taillé sur mesure pour lui.

L’école nationale d’horlogerie

Mais revenons sur le parcours de cet épicurien amoureux de la mer, qui aura finalement bien peu profité de la retraite, que rien ne prédisposa­it à la politique avant son arrivée à Elbeuf et que mai 1968 avait révélé à lui même.

Né à Paris le 19 mars 1942, d’un père Breton et d’une mère Cherbourge­oise, Jacques Thoraval a grandi dans le VIIE arrondisse­ment, au pied de la tour Eiffel et du Champ de Mars. « C’est ainsi que j’ai découvert très jeune les joies du patin à roulettes », confiait-il en 1995, alors qu’il venait d’être reconduit

à la tête de l’agglo.

Second d’une famille de trois enfants, il a alors la chance de côtoyer des êtres exceptionn­els « Mon père était grand reporter et, grâce à lui, j’ai pu rencontrer quelques-uns des pionniers de l’aéropostal­e mais aussi des proches de Colette, l’écrivain » . Une période de sa vie dont il gardait un excellent souvenir et qui a certaineme­nt été déterminan­te pour la suite de son parcours. « Mon côté autodidact­e, je le dois à mon environnem­ent familial » avouait-il. « Pur produit de l’école libre, j’ai en effet bifurqué très vite vers l’horlogerie alors que mes parents me destinaien­t à une carrière classique ». Une passion pour l’infiniment petit et une vocation qui lui sont venues très jeune en observant les artisans parisiens. À 14 ans, il a donc pris la direction de l’école nationale d’horlogerie à Besançon. Un choix qu’il n’a jamais regretté.

« À 20 ans, je croyais au miracle »

Après trois ans de formation, il revient dans la capitale où il trouve facilement du travail. Puis, après une courte période de galère, durant laquelle il fait connaissan­ce avec la prospectio­n et la vente automobile, c’est le service militaire… en Allemagne. À son retour, il ouvre un petit commerce au pied de la butte Montmartre. Il a vingt ans et « comme tout jeune inexpérime­nté, je croyais qu’il me suffisait d’ouvrir une boutique pour avoir la foule ! » . Mais le miracle ne se produit pas et, après avoir végété durant cinq ans, il se décide à fermer un commerce qui ne le faisait pas vivre décemment. C’est ainsi que les hasards de la vie profession­nelle l’amènent à Elbeuf. Plus précisémen­t à la bijouterie Missiaen, rue du Neubourg, où il entre comme horloger le 1er décembre 1967. Il n’est jamais reparti. Rien d’étonnant quand on sait qu’il avait choisi

ce métier par opposition à celui de son père, toujours par monts et par vaux : « Je voulais un emploi sédentaire ».

Mai 1968, le révélateur politique

Pour ce Parisien qui a toujours vécu dans un milieu relativeme­nt protégé, c’est alors le choc. « J’ai découvert un univers social profondéme­nt marqué avec la suprématie de la bourgeoisi­e elbeuvienn­e sur les ouvriers ». Puis, rapidement, survient mai 1968 et, là, il prend conscience de certaines réalités et mesure encore mieux « la différence des classes. Toute la suite de mon cheminemen­t personnel est venue de là. Elbeuf a été en quelque sorte mon révélateur politique ».

Car rien ne prédisposa­it ce garçon issu d’une famille centriste « tendance MRP » à s’engager dans la vie publique. « Traditionn­ellement, on suit un peu l’itinéraire familial mais en arrivant à Elbeuf, mes schémas se sont trouvés bouleversé­s, je suis parti nettement plus à gauche » .

Il commence par s’engager dans la vie associativ­e à travers l’école de voile de SaintAubin : « Un investisse­ment total puisque j’ai passé mon monitorat avant de devenir président » . C’est de là du reste que date sa passion pour la voile, « une activité que je ne connaissai­s pas et que j’ai découverte… en Seine ! Et, en fait, ce sont d’anciens élèves que j’avais formés qui, plus tard, m’ont fait découvrir la voile en mer ». Une activité qu’il a beaucoup pratiquée la retraite venue.

Premier mandat en 1971 à Caudebec

Puis, en 1971, il est élu à Caudebec dans l’équipe Wehrlé. Une première étape, « j’ai pensé qu’à mon niveau, je pouvais peut-être faire quelque chose ». Son engagement sur le sentier de la politique devient encore plus important lorsqu’en 1975 il rejoint les rangs du Parti socialiste « Les valeurs qu’il défendait - solidarité, justice sociale - étaient fondamenta­les pour moi » . Et l’année d’après, c’est la rencontre avec René Youinou, qui va s’avérer déterminan­te pour Jacques Thoraval.

La même année, contraint et forcé, son poste étant supprimé, il quitte son emploi de salarié et effectue son retour dans le commerce indépendan­t « mais avec plus d’expérience ». Il a alors 34 ans et, lorsque le futur maire d’elbeuf lui propose de figurer sur sa liste aux municipale­s de 1977, il accepte. Au niveau profession­nel et politique, la vie du « briseur de vent » (la significat­ion de son nom en gaélique) prend alors un virage décisif car l’équipe d’union de la gauche enlève la mairie.

Après un premier adjoint en tant qu’adjoint supplément­aire, en charge de la promotion de l’activité commercial­e et industriel­le, il prend vite du galon et devient premier adjoint dès 1983, rôle qu’il conservera plus tard au côté de Didier Marie, avant de terminer comme adjoint à la culture, un domaine qui lui était cher, pour son cinquième et dernier mandat.

Dans sa démarche d’élu, Jacques Thoraval a été beaucoup marqué par René Youinou, « un sacré personnage ». Il se souvenait de lui sur les vespasienn­es de la place de la République, en mai 1968, « c’était déjà le tribun ! ».

Il a bouclé son parcours municipal en 2008, en même temps que celui de conseiller général, poste où il avait succédé à René Youinou en 2001. Mais c’est au poste de président du District puis de l’agglo d’elbeuf, qu’il a occupé de 1994 à 2002, que cet homme de consensus s’est réellement épanoui et a donné la pleine mesure de son art de la négociatio­n, reprenant alors à son compte la fameuse formule de son maître René Youinou, à qui il avait succédé : « Mieux vaut convaincre que contraindr­e » .

L’une de ses fiertés est d’avoir réalisé ce parcours sans écraser personne. « Quand on a une vision humaniste, il est réconforta­nt de voir qu’on peut avancer, mettre en oeuvre ses idées sans pousser quelqu’un vers la sortie ».

De Blin au Cirque-théâtre

Quand on regarde de plus près les dossiers sur lesquels il a été amené à travailler, on s’aperçoit que Jacques Thoraval a commencé son parcours par la reconversi­on des usines Blin et l’a achevé par la rénovation du Cirque-théâtre, deux opérations hautement symbolique­s. La première du textile donc d’un passé elbeuvien révolu, la seconde du futur ou d’un passé recomposé, l’ambition des élus étant de faire de ce monument plus que centenaire, un haut lieu de la vie culturelle régionale.

« Les premières études concernant la réhabilita­tion du cirque ont commencé dès 1984. La volonté a toujours été là, ce qui manquait c’étaient les moyens financiers. La création de l’agglo puis l’adoption de la compétence culture ont permis de faire avancer le dossier », rappelait Jacques Thoraval en 2007, fier d’avoir été là jusqu’au choix de l’architecte. Le CirqueThéâ­tre, c’est son bébé, en quelque sorte l’héritage qu’il laisse à ses successeur­s à l’agglo, et il le revendiqua­it.

« Le droit au rêve »

Tout comme il revendiqua­it l’arrivée d’ikea à Tourville-la-rivière, cette fois avec la casquette de conseiller général, et le droit au rêve. « Élu, c’est un combat quotidien mais il faut aussi avoir quelques utopies pour progresser, porter les grands projets. Il faut avoir la volonté et un jour on trouve les moyens. C’est encore quelque chose que j’ai appris de René Youinou. Il ne faut pas tout ramener à des raisons bud- gétaires, sinon on n’avance plus, la machine se bloque. Les élus comme les fonctionna­ires ont besoin d’une part de rêve pour avancer. Le meilleur exemple, c’est le Cirque-théâtre. En 1984, sa réhabilita­tion, c’était une utopie, aujourd’hui elle est devenue réalité ».

Ce personnage d’une grande richesse intellectu­elle, un héritage familial ( « Avec un père et un frère journalist­es et une mère prof d’anglais, je ne pouvais pas me situer en retrait. Cela m’a incité à me cultiver, ce qui ne m’a pas demandé d’effort particulie­r car j’avais soif d’apprendre… ») qui mettait un point d’honneur à prouver « qu’être horloger et aimer Baudelaire n’est pas incompatib­le », avait conservé son activité profession­nelle jusqu’au bout, autant par plaisir que par besoin (de se vider la tête).

La retraite venue, il a pu se consacrer à sa famille, son épouse, ses enfants et petitsenfa­nts, à la voile, effectuer de longs séjours en Haute Corse l’été, tout en continuant d’habiter Elbeuf et de conserver un regard critique sur la politique locale. Il a aussi donné quelques petits coups de main à des associatio­ns ou initiative­s pour décrocher des subvention­s. Et il a eu raison d’en profiter car pour lui, la retraite n’aura même pas duré dix ans.

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 ??  ?? Avec Anny Duperey lors de l’inaugurati­on du Cirque-théâtre, dont la comédienne rouennaise est la marraine.
Avec Anny Duperey lors de l’inaugurati­on du Cirque-théâtre, dont la comédienne rouennaise est la marraine.

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