Le Nouvel Économiste

Data et vie privée

Touche pas à mon cloud

- THE ECONOMIST

Avant même que, le 6 octobre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’attaque l’accord “Safe Harbour” [Sphère de sécurité, ndt] sur les données personnell­es conclu entre l’Union européenne et les États-Unis, les avocats spécialist­es de ces questions étaient très recherchés. Les clients américains les consultaie­nt pour savoir si les transferts de données de leurs sociétés allaient tomber sous le coup d’un changement de la loi, et dans un tel cas, quel recours envisager. Leurs craintes se sont révélées fondées. Même si la décision ne “casse pas l’Internet”, comme les alarmistes le proclament, les entreprise­s peuvent avoir à trouver un moyen de contournem­ent coûteux et compliqué pour transférer leurs données. Dans le cas contraire, elles devront les héberger dans des centres de données en Europe. Plus largement, le problème concerne l’inquiétant­e escalade du bras de fer transatlan­tique autour de la vie privée et de la protection des données personnell­es. L’accord Safe Harbour, conclu en 2000, était une tentative de combler les différence­s culturelle­s et politiques sur la confidenti­alité des données personnell­es en ligne. L’Union européenne considère en effet la protection de ces données comme un droit humain, alors que l’Amérique les classe principale­ment au chapitre “défense des consommate­urs”, ce qui laisse une grande place aux arbitrages. Le pacte permet aux entreprise­s de transférer des données de l’Union européenne vers les États-Unis, si celles-ci présentent des garanties de protection de la vie privée équivalent­es à celles imposées par la directive européenne sur la protection des données ( d’où le nom de “sphère de sécurité”). À l’époque de ces premières négociatio­ns, l’Internet en était à ses tout débuts, et les flux de données transatlan­tiques étaient minimes. La Commission européenne avait donc accepté un accord basé sur l’auto-certificat­ion. Les entreprise­s pouvaient ainsi rédiger leur propre charte sur la protection des données personnell­es et se déclarer en conformité. Mais le ruisseau de données qui traverse l’Atlantique a grossi pour devenir un tsunami, faisant grandir d’autant les inquiétude­s en Europe. Il a fallu les fuites provoquées par l’ancien prestatair­e de la NSA Edward Snowden, qui révélaient une surveillan­ce généralisé­e, pour pousser la Commission à entamer sérieuseme­nt une nouvelle négociatio­n. Fin 2013, elle a publié une liste des “carences” de l’accord actuel, dont la faible applicatio­n des mesures, les politiques à la conception stupéfiant­e de la vie privée et un mauvais suivi des plaintes. Les négociatio­ns sur l’ajournemen­t ont débuté peu après. Elles auraient pu progresser sans faire de bruit si Max Schrems, un activiste autrichien, ne s’en était pas mêlé. Pour lui, la surveillan­ce de la NSA signifiait que Facebook n’était pas capable de protéger la confidenti­alité de ses données, il a donc déposé plainte contre le réseau social en Irlande, siège de Facebook en Europe. L’Autorité irlandaise de protection des données a répondu qu’elle ne pouvait aller contre la Commission européenne qui, en ratifiant l’accord Safe Harbour, avait considéré que la protection des données personnell­es en Amérique était adéquate. M. Schrems a alors porté sa plainte devant la Cour suprême irlandaise, qui en a référé à la Cour européenne de justice. Le 23 septembre, l’avocat général de la Cour, Yves Blot, a publié un avis dans lequel il ne mâchait pas ses mots et donnait raison à M.Schrems. La décision de la Cour, cette semaine, a dans ses grandes lignes suivi cet avis. Elle invalide l’accord Safe Harbour, au motif qu’une “législatio­n permettant à des autorités publiques [américaine­s] un accès systématiq­ue au contenu des communicat­ions électroniq­ues doit être considérée comme dommageabl­e à l’essence du droit fondamenta­l au respect de la vie privée”. Elle a donné aux autorités nationales de protection des données le pouvoir de décider elles-mêmes si les accords européens garantisse­nt une protection suffisante selon elles, ou de recourir aux tribunaux nationaux si elles concluent que ces protection­s sont insuffisan­tes. Les tribunaux peuvent ensuite porter l’affaire devant la Cour européenne de justice, qui a le dernier mot. La conséquenc­e en est que tout remaniemen­t de l’accord Safe Harbour, de même que les politiques internes de protection des données des entreprise­s, vont se trouver sous surveillan­ce constante. L’incertitud­e qui va en découler ira plus loin : même les sociétés qui ne se basaient pas sur les clauses de l’accord Safe Harbour pour leurs transferts transatlan­tiques de données, mais sur des modèles alternatif­s tels que “les contrats types” de la Commission pour les services d’hébergemen­t dans le cloud, pourraient devoir réviser leur position juridique. Selon certaines sources à Bruxelles, les entreprise­s risquent désormais d’avoir à certifier que les données sont cryptées de façon satisfaisa­nte (par exemple, qu’elles ne seront pas accessible­s à la NSA).

On n’obtient ppas toujours ce que l’on veut

“met en péril une économie digitale transatlan­tique florissant­e”, selon Penny Pritzker, secrétaire au départemen­t du Commerce américain. Son ample portée va compliquer la finalisati­on de la renégociat­ion du pacte Safe harbour entre l’Union européenne­p et les États-Unis. Un accord a déjà été trouvé sur la plupart des questions soulevées par la Commission, mais celle de l’accès des autorités américaine­s aux données demeure en suspens. La résoudre demande à coup sûr que l’Amérique consente à contrôler plus étroitemen­t la NSA que l’US Freedom Act (Loi sur la liberté) ne le demande, qui interdit la collecte à grande échelle de données personnell­es (en revanche, tout est permis sur les personnes résidant à l’étranger). Des projets parallèles destinés à ajourner la directive européenne sur les données, vieille de 20 ans, vont encore creuser le fossé entre les conception­s américaine et européenne de la vie privée. Un projet envisage de nouvelles règles pour les organisati­ons se trouvant en dehors de l’Union européenne mais qui traitent les données de citoyens européens. Cela signifie qu’un site américain pourrait tomber sous le coup de la loi européenne uniquement parce qu’un visiteur, disons allemand, est en visite. L’exploitati­on du “big data” – l’analyse de très grandes quantités d’informatio­ns numériques pour isoler des récurrence­s et inventer de nouveaux services – va aussi être compromise. Les entreprise­s pourraient avoir à obtenir le “consenteme­nt explicite” pour tout nouvel usage. Les révélation­s de M. Snowden ont déjà accéléré une tendance à la balkanisat­ion de l’Internet. Pour protéger les données de leurs citoyens et entreprise­s de la surveillan­ce américaine, certains pays imposent que leurs données soient hébergées localement. Ce qui facilite la censure et l’espionnage local, et signifie que les consommate­urs et entreprise­s devront utiliser des services d’hébergemen­t locaux plus coûteux. Comme pour le commerce, les barrières à la libre-circulatio­n des données peuvent produire des dégâts économique­s importants : une étude du Centre européen pour l’économie politique internatio­nale a déterminé que l’obligation d’hébergemen­t local des données en Chine ou au Vietnam réduisait respective­ment le PIB de 1,1 % et 1,7 %. Si l’Amérique et l’Union européenne ne trouvent pas une entente, d’autres pays vont en conclure que eux aussi peuvent imposer leurs ppropresp normes. “En dépitp de leurs différence­s, les États-Unis et l’Union européenne ont beaucoup en commun” affirme Christophe­r Kuner du centre de recherche Brussels Privacy Hub. “S’ils ne peuvent s’entendre sur la protection des données personnell­es, comment le reste du monde le peut-il ?”

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