Journalisme et mécanique médiatique
Nul ne contestera que la mécanique médiatique est devenue folle, et nous aussi. L’essai du directeur de la rédaction de France Inter éclaire cette machine infernale qui broie les faits pour recracher de l’anecdote. Extraits.
C’est une cicatrice personnelle. Au printemps 2002, je présentais le journal de la mi-journée sur France Inter, qui durait alors une heure ; on l’appelait “le 13-14”. La France s’apprêtait à voter pour le premier tour de l’élection présidentielle. Quatre semaines avant le scrutin, un homme, Richard Durn, fait feu sur des élus en plein conseil municipal à Nanterre. Dans le journal, ce 26 mars, je fais comme tout le monde : j’en fais des tonnes. L’affaire semble, il est vrai, saisissante. En réalité, Richard Durn, on l’apprendra rapidement, n’est rien d’autre qu’un déséquilibré qui a basculé dans la violence avant de se suicider. Rien de bien édifiant ou révélateur dans cette histoire, et pourtant nous l’érigeons alors en fait de société. Trois jours avant le scrutin, le 18 avril, un retraité apparemment sans histoires, Paul Voise, est agressé par deux hommes qui le rouent de coups et lui tuméfient le visage. L’affaire fait la Une de tous les journaux. Y compris de l’édition dont j’ai la charge, le 13-14. Narration du fait divers, témoignage de la victime, policiers invités à s’exprimer sur la sécurité, débat politique, comparatif avec les pays voisins, etc. Là encore, nous en faisons des tonnes. Pourtant, il s’agit d’une agression somme toute banale et sans envergure. Et deux ans plus tard, l’enquête s’achèvera par un non-lieu, à l’issue d’expertises mettant sérieusement en doute la véracité du récit de la victime. Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen se qualifie pour le second tour de la présidentielle. Le premier grand cap de l’ascension du Front national, le début de la fin du tabou. J’ai longtemps tourné dans ma tête ce que nous avons collectivement fait dans les médias, moi y compris, pendant ces mois de mars et d’avril 2002. Nous avons tous entretenu le sentiment collectif de l’insécurité, sur la base de faits divers non représentatifs. Notre responsabilité, la mienne y compris, est évidente dans le succès de Jean-Marie Le Pen. Cela m’a valu plusieurs nuits sans sommeil. Mais curieusement, cela n’a guère troublé la majorité des journalistes. Cette incapacité à l’autocritique m’a saisi. Les journalistes aiment poser les questions, beaucoupp moins se remettre en qquestion. À quelques exceptions près, la presse a semblé incapable de s’interroger sur sa responsabilité, peu désireuse d’essayer de comprendre par quel mécanisme, par quel engrenage nous avions fini par ne plus parler, tous ensemble, que de l’insécurité présumée. C’est cela aussi pour moi le 21 avril 2002 : une cicatrice professionnelle, un tournant même. Pendant les semaines qui ont suivi, je me suis dit que je ne pourrai plus pratiquer mon métier comme avant. Notre responsabilité est trop grande ; on ne peut pas juste informer sans réfléchir. Informer sans jamais s’arrêter, pris dans la course à la vitesse qui détruit notre métier. Informer sans jamais s’interroger sur notre tendance collective à tous faire la même chose dans un élan irrationnel de mimétisme, comme si l’on cherchait une justification à nos choix dans les choix du voisin. L’été qui a suivi, je suis parti à Londres comme correspondant pour Radio France. Il n’y a pas de hasard. Quatre années à Londres, pour une prise de distance salutaire, la découverte d’une autre façon de travailler. Le temps aussi de réaliser à quel point la France s’est progressivement, depuis vingt ans, refermée sur elle-même. Paradoxalement, j’ai fini, à mon retour d’expatriation, par me retrouver directeur de rédaction à France Culture, puis aujourd’hui à France Inter. Paradoxe, car comment parvenir à être à la fois acteur et spectateur de son métier ? Comment traiter l’actualité, avec les exigences et les difficultés de l’immédiateté, et en même temps parvenir à conserver une distance critique suffisante pour ne pas reproduire les erreurs du printemps 2002 ? Comment, dans une fonction de direction, se tenir suffisamment loin du pouvoir qui rend fou ? Comment éviter d’entrer dans un microcosme fait de dîners en ville dont la futilité vous fait perdre de vue l’essentiel ? Ma position est une bizarrerie. Je ne suis sans doute pas fait pour être directeur de rédaction, mais je le suis quand même. Alors j’essaie de me préserver en me livrant à ce petit exercice hebdomadaire de déconstruction des “mécaniques médiatiques”, chaque vendredi matin sur France Inter. C’est ma boussole professionnelle à