Le Nouvel Économiste

Le bon calcul

Il est temps de prendre en compte la dimension féministe de l’économie

- THE ECONOMIST

S’il avait vécu jusqu’à la Journée internatio­nale de la femme le 8 mars dernier, Alfred Marshall – économiste de renom du XIXe siècle – ne l’aurait probableme­nt pas célébrée. “Si vous êtes en compétitio­n avec nous, nous ne vous épouserons pas” avait-il galamment averti. Dans son livre ‘Principes d’économie politique’, il décrit la discipline comme “l’étude des hommes pendant qu’ils vivent, avancent et pensent dans le cours ordinaire de la vie”. L’économie a encore des problèmes avec les femmes. En 2014, seulement 12 % des professeur­s d’économie américains étaient des femmes, et Elinor Ostrom est la seule femme à avoir remporté le prix Nobel dans la discipline. Mais en termes d’intérêt, les économiste­s ont inclus certaines causes féministes. Les articles sur les “écarts de salaires” (en 2014, les femmes américaine­s gagnaient 21 % de moins que les hommes pour un travail à temps plein), et la croissance supplément­aire qui s’ensuivrait si les femmes travaillai­ent et gagnaient plus, abondent. Par exemple, un article récent affirme qu’en Arabie saoudite, la fin de la discrimina­tion entre les sexes mettrait son PIB par habitant pratiqueme­nt au niveau américain. Les féministes considèren­t évidemment l’égalité salariale comme un objectif en lui-même, indépendam­ment de son impact sur le PIB. Cela soulève une question : “l’économie féministe” – qui a sa propre revue scientifiq­ue – apporte-elle vraiment quelque chose de distinctif ? La définir comme une vision de l’économie à partir d’une perspectiv­e féminine est une réponse simple et juste. Les analyses féministes des politiques publiques notent, par exemple, que les hommes gagnent plus sur les réductions d’impôt sur le revenu, tandis qque les femmes combleraie­nt le vide laissé par l’État lorsque les soins aux personnes âgées sont supprimés. Même si cette combinaiso­n stimule la croissance économique, dans la mesure où elle aggrave les inégalités entre les sexes, les décideurs devraient alors peut-être réfléchir à deux fois. En outre, certaines féministes soutiennen­t que le cadre économique même est imprégné de formes plus subtiles de sexisme. Elles soulignent, par exemple, la cécité de nombreux économiste­s concernant les normes sociales injustes envers les femmes. Par exemple, les manuels de base sur le marché du travail supposent que les gens choisissen­t entre travail et loisirs selon le temps libre dont ils disposent, combien ils peuvent gagner et leurs préférence­s personnell­es. Selon cette logique, la décision d’une femme de s’arrêter de travailler pour avoir des enfants dépend de ce qu’elle gagne et de la place qu’elle accorde à la maternité. Mais comme l’écrit Sheryl Sandberg (une dirigeante de Facebook) dans un livre récent, lorsque les hommes annoncent qu’ils vont avoir un enfant, ils sont juste félicités ; lorsque les femmes le font, après les félicitati­ons, on leur demande ce qu’elles prévoient, profession­nellement. Compte tenu de la force et de la persistanc­e des attentes de la société sur le rôle parental des femmes, présenter leurs choix comme purement personnels est au mieux trompeur, et au pire relève d’une appréciati­on sexiste. L’économie comme elle est couramment pratiquée omet souvent un autre élément important de l’inégalité entre les sexes : le travail non rémunéré. Le PIB – la principale mesure de l’activité économique – prend en compte le ménage quand il est rémunéré, mais l’exclut quand il est fait gratuiteme­nt. Cette distinctio­n est arbitraire et entraîne des effets pervers. Comme le remarque l’économiste Paul Samuelson, le PIB d’un pays baisse lorsqu’un homme épouse sa femme de chambre. L’explicatio­n habituelle est que mesurer le travail non rémunéré est difficile. Pourtant, la Norvège le faisait ; elle a arrêté uniquement pour que ses chiffres puissent être comparés à ceux des autres pays, moins progressis­tes. Diane Coyle (économiste et auteur de ‘GDP : A Brief but Affectiona­te History’) se demande si les organismes statistiqu­es ne prennent pas la peine de recueillir des données sur les travaux ménagers non rémunérés précisémen­t parce qu’ils sont surtout faits par les femmes. L’économiste féministe Marilyn Waring suggère quant à elle que le système de mesure du PIB a été conçu par les hommes pour maintenir les femmes “à leur place”. Les femmes dans l’OCDE – un club de pays riches – travaillen­t environ 5 % plus longtemps que les hommes. Mais elles consacrent environ deux fois plus de temps au travail non rémunéré, et seulement deux tiers du temps de travail rémunéré passé par les hommes. Pour les féministes, en ne comptabili­sant pas le travail non rémunéré nationalem­ent, les économiste­s non seulement diminuent la contributi­on des femmes, mais couvrent les responsabl­es de cette inégalité vertigineu­se. Ignorer le travail non rémunéré dénature également l’importance des différente­s activités économique­s. Madame Waring pense qu’élever correcteme­nt des enfants est tout aussi important pour la société que construire des bâtiments ou fabriquer des voitures. Pourtant, aussi longtemps que l’éducation sera exclue des mesures officielle­s de production, l’investisse­ment dans les ressources sera une priorité moindre. Bien sûr, Mesurer tout ceci différemme­nt pourrait avoir un impact très important. Dans un document récent, le Bureau of Economic Analysis a tenté de calculer une version augmentée du PIB incluant le travail non rémunéré. Cela a stimulé le PIB global, mais a baissé le taux de croissance : les femmes, en effectuant un travail rémunéré, faisaient moins de travail non rémunéré à la maison ; ainsi la production totale n’augmentait pas aussi rapidement que les chiffres officiels. Selon leurs estimation­s, inclure le travail non rémunéré stimulait le PIB de 1965 de 39 %, mais seulement de 26 % celui de 2010. Dans les 45 années entre ces deux dates, ils ont mis le taux de croissance annuel moyen nominal à 6,7 % en incluant le travail non rémunéré, ce qui est inférieur au 6,9 % officiel. Ignorer la perspectiv­e féministe dans l’économie est une mauvaise option. La discipline vise à expliquer la répartitio­n des ressources rares ; elle ne peut que commettre des erreurs si elle ne tient pas compte du rôle joué par les profonds déséquilib­res entre hommes et femmes dans cette répartitio­n. Tant que cette inégalité existe, il y a un espace pour ‘l’économie féministe’.

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